Un vrai trou du cul
"-
Mais écoute, mec c'est vachement important ce que je suis en train de te dire."
Le gars commençait vraiment à me prendre la tête avec sa théorie. Il en démordait
pas. Mais j'avais beau regarder dans toutes les directions, on était les deux
seuls types bourrés du quartier; à cette heure-ci, les gens couraient rejoindre
leur boulot après avoir expédié leur déjeuner tandis que nous on sirotait
de la bière depuis dix heures du mat' et qu'on était maintenant posé sur le
parvis d'une église quelconque, de toute façon toutes les églises se ressemblent.
C'était donc le seul type avec qui je pouvais discuter sans craindre de me
faire jeter.
Alors j'ai pris mon air le plus intéressé et j'ai fixé le fond de ma
canette, les petites bulles sur fond vert éclatant à la surface, et j'ai attendu
qu'il m'expose la fin de sa théorie. Oh oui la fin.
"- Réfléchis, mec, il me lance, tout ce qui est ton estomac, ton oesophage
et même tes intestins, ils sont à l'extérieur de ton corps, ils sont
en contact avec l'air ambiant, tu vois. C'est comme un tube, un tuyau, notre
corps est une sorte de gros tuyau et tout ce que tu manges, bois ou ingères
en général ne fait que couler le long de ce tuyau, à l'air libre. Tout ce
que tu avales reste toujours à l'extérieur de ton corps." Jusqu'ici, je dois
avouer que ça se tenait, mais le problème, c'est que le gars - dont je ne
connaîtrais d'ailleurs jamais le nom - à continué sur sa lancée, je me demandais
même si il était pas en train de l'improviser sa théorie. "Et ce tuyau, notre
corps, n'a ni avant, ni arrière, j'en veux pour preuve le ressemblance frappante
qu'il y a entre la bouche et l'anus."
J'avoue que là j'ai relevé le nez de ma bière. Je l'ai regardé. Il avait visiblement
l'air content de son petit effet. "T'as déjà vu un anus de près?" qu'il me
demande. C'est bizarre, j'allais lui poser la même question. Il a été plus
rapide et maintenant il attend une réponse. "Quand j'aurais des dents au fond
de mon cul, je commencerais à mâcher ma merde."
Ca l'a un peu calmé, il lui a fallu quelques secondes pour retrouver
le fil de son argumentation, j'en ai alors profité pour aller pisser contre
un arbre. Il lui a pas fallu plus longtemps pour remettre ses idées en place:
alors que je revenais en me rembraillant, il a repris son discours. "Une bouche
en cul de poule, c'est révélateur non? Comprends bien mec, que ce soient tes
lèvres ou ton anus, ce n'est qu'un muscle distendu et flasque, élastique,
qui se meut et se modèle de façon à laisser tomber sa merde." J'en conclus
à part moi que les mots sont de la merde qu'on laisse tomber. Peut-être la
chose la plus intelligente qu'il ai dit depuis ce matin. Malheureusement il
était pour sa part assez loin de la conclusion: " Et alors que les deux sont
identiques, qu'ils ont pratiquement la même fonction, comme deux portes, entrée
et sortie, on s'intéresse plus depuis la nuit des temps à ce que dit notre
bouche qu'à ce que raconte notre cul. On s'intéresse plus à ce qui entre qu'à
ce qui sort de nous. Et pourtant notre cul s'exprime!" lance-t-il triomphant.
Je me suis dis à ce moment là que j'aurai effectivement dû parler à son cul
quand je l'ai rencontré, il aurait certainement été moins soûlant, mais bon,
qu'est-ce que vous voulez, son cul il est comme le mien, comme le vôtre. Il
pue de la gueule. Je lui fis part de cette dernière réflexion qui l'amena
à réfléchir. Il était troublé. J'en profitais alors pour lui asséner un dernier
coup, qui lui fut fatal." Quand j'arriverai à siffloter Carmina Burana avec
mon trou du cul, je croirai à ton histoire"
Après cela, il a plus rien dit, à part qu'il fallait qu'il aille pisser. C'est
fout ce qu'on peut déconcerter les gens en disant des trucs débiles. On peut
pas rebondir dessus, à part en sortant un truc encore plus con, et là, ça
peut durer longtemps. Je connais des types avec qui ça pouvait tenir des soirées
entières à se pisser dessus en racontant des conneries et tout le monde se
demande pourquoi on rit. Mais là, ça s'appelle un délire. Et lui était très
sérieux. J'ai failli lui dire qu'il pouvait se pisser dans la bouche, que
c'était pareil, mais je suis trop gentil. J'ai profité qu'il était derrière
son arbre pour me tirer, ma canette à la main. Il était vraiment trop lourd.
Mais c'est le gars qu'est pas à plaindre. Il sera jamais tout seul lui. Il
pourra toujours discuter avec son cul. D'ailleurs je pense que c'est ce qu'il
a dû commencer à faire quand je suis parti. Moi je suis rentré me coucher.
A quatre heure de l'après-midi.
Il faut dire que la nuit précédente avait été rude. Parti avec des potes
pour une soirée privée sur une péniche, nos billets dans la poche, on avait
rencontré ce type sur le chemin alors qu'on était déjà complètement plein
- enfin surtout moi apparemment - rapport aux bouteilles de whisky qui traînait
chez mon pote et qu'on a vidées en attendant l'ouverture de la soirée. Bref,
on croise ce type sur un pont, il nous offre à boire, une bouteille de vodka.
C'est pas de refus. Je sympathise, forcément, et le reste, les flics me le
racontent le lendemain: Arrivés devant la péniche, je commence à défoncer
une caisse avec mon nouvel ami, sous prétexte qu'il y avait un chien à l'intérieur
et qu'on voulait "tuer le chien". Pas de bol, la caisse appartenait au videur,
on se fait tabasser, à nous deux on devait même pas faire son poids, les flics
arrivent et nous embarquent tous les deux au poste, avec les pinces. Je me
souviens vaguement en effet de gyrophares et de bleu blanc rouge. Le fait
est que quand je me suis réveillé en cellule le matin, ça ne m'a pas étonné.
J'avais passé la nuit sur une planche en bois, et quand ça arrive, on n'oublie
jamais vraiment qu'on dors. On n'est qu'assoupi quoi.
Ca fait deux jours que c'est arrivé mais j'ai encore un putain de mal
de dos.
Enfin, je me réveille difficilement et j'attends, allongé, qu'on daigne s'occuper
de moi. Un flic passe, regarde par la vitre et me demande si ça va. Je lui
grommelle une réponse qui peut tout aussi bien vouloir dire "Ca va bien merci"
que "Va te faire foutre connard". L'honneur est sauf. Peut-être une heure
après on m'envoie à l'interrogatoire. A vue de nez, il doit être neuf heures.
Moment difficile. La fliquette me tend des perches du genre "si je vous emmerde
vous me le dites", mais je n'ai pas envie de passer ne serait-ce que deux
heures de plus dans leur cellule, même si au moins j'y étais tout seul. Je
réponds alors à ses questions aussi bien qu'on peut le faire avec une gueule
de bois. Elle finit par admettre que je ne me souviens de rien, on me prend
mes empreintes, on me rend mes effets - ils m'ont même enlevé mon pendentif,
coupé la lanière de cuir - et on me donne aussi un joli procès-verbal, "Ivresse
manifeste sur la voie publique". Je ne manquerai pas de le faire encadrer.
C'est pendant qu'on m'énumérait les biens saisis lors de mon arrestation que
j'eus l'occasion de voir mon visage dans un miroir. J'avais la pommette gauche
explosée, une mince et fragile croûte rouge de la taille d'une balle de ping-pong,
bordée de bleu. Wouah! Il était vraiment pas content le videur. D'ailleurs
nous sommes invités à lui rembourser sa portière dans les plus brefs délais.
Le chien n'a rien, merci. On me propose une fois toute cette merde terminée
d'attendre mon pote sur une chaise mais je préfère l'attendre dehors.
Ca ne tardera pas. Vingt minutes plus tard je le vois sortir du commissariat
et avec un grand sourire se diriger vers moi. Il me propose directement d'aller
acheter une bouteille, ce que nous faisons au supermarché du coin, un Côtes-du-Rhône
qu'il mixe avec du coca sous mon regard perplexe. Nous buvons ce mélange -
pas dégueu d'ailleurs - en marchant au hasard et en discutant de tout et de
rien, mais surtout de rien je crois. Un tour sur le champ de mars, au soleil,
on discute avec les touristes, on termine la bouteille, tranquillement, et
puis la soif revient on repart au supermarché et on prend cette fois un pack
de bières qu'on commence à descendre assis sur les marches d'une église. On
reparlait de la fliquette qui nous avait interrogé et j'ai dit un truc du
style "Elle avait vraiment une tête de cul". Alors il m'a regardé avec un
air vachement sérieux et puis il a dit:" J'ai une théorie vachement intéressante".
J'ai senti que j'avais dit une connerie.
Noter ce texte :
c'est vrai que ça sent le vécu ... T'en as d'autres? j'ai aprécié le récit..
Nil NoBoDy
Elle est sympa a lire ta petite histoire, au-delà du cul, on sent...snif...l'histoire vécue. Par contre arrête le "Calimucho" (vin/coca),conseil, c'est pas bon pour le diabète. ;)