ATOMIC BOMB
by
David Colin & Fabrice Calvo
Présentation
des auteurs sur le site de l'éditeur : Bragelonne.fr
Présentations de : David
Colin - Fabrice
Calvo
Autres textes de ces deux auteurs : par
ici --->
" Man,
I am so with you it's unbelievable. "
Glamorama,
Bret Easton Ellis
" Dans
ses grands yeux de braise, je lisais l’amour. La rage au cœur,
elle déchira ma veste et défit le nœud de ma
cravate Gucci avec la férocité d’un crabe. " Je
te veux " me susurra-t-elle au creux de l’oreille.
Je lui dévorais les seins à petits coups de
langue. Ma passion était trop forte : je voulais
la prendre maintenant, tout de suite. Éteindre ce feu
qui me ravageais et me faisait faire des choses insensées :
maman, je suis désolé. Je vais le faire. Je
veux cette femme. Je n’attendrai pas le mariage. A quatre
pattes sur la table, elle me tendit sa croupe et je... "
Ferris
Maxwell Jr. " Le feu en toi " (1999, éditions
Désir)
Nous, la drogue et les écureuils
Londres, 1937. Le soleil frappe l’herbe sèche et je suis là, le visage sous les feuilles, un calepin sur les genoux. Kelvo fait le poirier à quelques mètres de moi : un arbre de plus à Green Park. C’est réellement de circonstance, étant donné l’état de joyeux délabrement mental dans lequel nous nous trouvons. Maintenant, bientôt, dans quelques mois, il y aura la guerre. Des bombes vont tomber, et nous irons voir ailleurs si l’horizon est plus bleu (il s’avérera bien sûr que non). Mais pour l’instant : des drogues, des kilos, des tonnes de drogues, de toutes les formes, de toutes les sortes et de toutes les couleurs. A peine majeurs, et nous voilà déjà lancés sur le chemin de nulle part, semant des morceaux de cervelle un peu partout derrière nous. Dérivés opiacés, cocaïne bien sûr, morphine, chanvre indien, laudanum, éther & chloroforme… toutes substances qui absorbées, fumées, injectées les unes après les autres dans un chaos savamment dévastateur confèrent à nos discussions passionnées d’inédites tournures.
—
Le mieux, dis-je, ce sont les pré-raphaélites.
La crème de la crème.
— Pré-quoi ? demande une version résolument
inversée de Kelvo.
— Raphaélites. Des peintres figuratifs. Bah, plus personne
ne connaît ça de nos jours.
— T’es aigri, Collins. Et quand t’es aigri, tu… Ah, merde.
Tu changes de couleur.
— Toi aussi, figure-toi. Pré-raphaélites, bon
sang. Mais je crois qu’ils ont, euh… arrêté la
production, ou quelque chose de ce genre. Sacrément
cons, les mecs.
— Mm. Disney.
— Allô ?
— Disney, Disney, Disney, quoi ! Les gens veulent du
Walt-putain-de-Disney.
— Ah ouais ? Et c’est qui, ce type ? Un peintre ?
Un peintre en art moderne ? Ne me cache rien. Je peux
tout entendre. Tu deviens bleu, tu sais ça ?
— Disney, Collins. Pff. les dessins animés, ça
te parle ? Blanche Neige et les sept nains ? Succès
international, raz de marée, révolution technologique ?
Euh, hasarde-t-il en désespoir de cause devant mon
air hébété, vingtième siècle ?
— Blanche-Neige au vingtième siècle ?
— Oh, laisse tomber.
A cet instant précis, comme à mille autres moments du mirage qu’est devenue ma vie depuis six mois au bas mot, j’ai l’impression que la réalité, ma réalité, se sent de furieuses envies des vacances. Cette salope se carapate, je ne vois pas comment dire les choses autrement, elle met les bouts, un point c’est tout. Aussi me levé-je, empoigné-je les pieds de mon alter ego (qui se trouve être un… arbre) et sans le moindre ménagement le fais-je tomber à terre, basculer dans l’herbe tendre où il s’affale en beuglant.
— Tu
es un pachyderme, dis-je. Un pachyderme d’une espèce
disparue, qui aurait passé ses dix derniers jours dans
un champ de pavot avec rien d’autre à brouter.
— Hé ! commence-t-il tandis que je me m’effondre
lourdement sur lui, plaquant ses poignets au sol. Hé,
tu me fais mal !
— Oui ? fais-je en accentuant la pression, avant de m’écrouler
brutalement sur le côté, soudain à bout
de forces. Quelqu’un a parlé ? Seigneur, me reprends-je
en roulant dans l’herbe, Kelvo, nous sommes en train de rater
nos vies.
— Quesse tu dis ? demande-t-il en se redressant sur un
coude.
— Nos vies, répèté-je, passablement défoncé,
notant dans un brouillard lointain les regards vaguement indignés
des quelques promeneurs assez courageux pour s’aventurer de
notre côté. Nos… vies, tu vois ?
— … répond-il avant de partir d’un grand éclat
de rire.
Je n’ai rien entendu (je suppose que vous l’aviez compris).
En fait, nous nous trouvons précisément — 1937 — au moment où mes sens, dans un parfait ensemble, commencent eux aussi à me quitter. Oh, ils ne vont jamais très loin, ne partent jamais très longtemps. On s’y fait très bien somme toute. Sauf que c’est parfois un peu emmerdant de se réveiller un matin pratiquement sourd, un autre matin quasiment aveugle (ah, adverbes, dignes esclaves de l’euphémisme !) et de ne jamais être vraiment certain que les choses vont revenir à la normale. Pour ce que j’en sais en cet instant, mes sens pourraient tout aussi bien être partis se bourrer la gueule au bistrot du coin. En fait, j’imagine assez bien la scène :
Vue,
titubant derrière le comptoir : Patron, un
autre de tes cocktails de la mort !
Ouïe, poussant Odorat du coude : Putain,
c’est pas Vue, là-bas dans le coin ?
Odorat, dubitatif : Possible.
Ouïe, consternée : La vache !
T’as vu dans quel état il s’est mis ?
Odorat, soupirant : Ouais. C’est plutôt
moche.
…
Ouïe, gênée : Ahem…
Odorat : Hein ?
Ouïe : Dis donc… Tu crois vraiment…
Odorat : Quoi ?
Ouïe : Ouais, quand on y pense, nous sommes
également dans ce bar, et…
Odorat, un brin irrité : Et alors ?
Ouïe, avec une petite voix : Rien… Seulement,
je me demandais… On serait pas un peu dans le vent nous aussi ?
Odorat, soudain très nerveux : Patron,
un tonneau de ta meilleure bière anesthésiante,
bordel !
Enfin bref. Kelvo répète ce qu’il vient de dire, mais je n’entends pas plus que la première fois — tout aussi bien pourrait-il hurler à la mort.
— Ça te fait marrer ? me pseudo offusqué-je.
Il répond quelque chose et je hoche la tête en rigolant à mon tour. On est bien, à Londres. On est bien, en 1937. Au fond, il nous manque peu de choses pour être heureux.
Des
femmes.
Une vie.
Je reprends mon calepin gisant dans l’herbe molle, tendre, bleue, joyeuse, tout ce que vous voudrez. Ma décision est prise : je vais écrire une lettre à ce monsieur Disney. Je vais lui expliquer que tout ça est inutile. Les pré-raphaélites sont appelés à dominer le monde, quoiqu’il puisse en penser. Ne lutte même pas, euh…
—
C’est quoi, son prénom ?
— A qui ?
— Au peintre d’art moderne dont tu me parlais tout à
l’heure. Le mac de Blanche-Neige.
— Ah oui, soupire-t-il avant de s’endormir quasi instantanément.
On est peut-être raides, mais on vous emmerde
Nous avions pris tout le nécessaire, nous étions prêts : deux planches de surf en fibre de verre, des litres de vodka, quelques centaines de citrons verts, deux buvards d’acides à l’effigie de la princesse Diana, un manuel de survie en milieu radioactif, deux combinaisons de velcro fluos, une caisse entière de bières mexicaines, du foie gras, un toaster, deux cent tranches de pain de mie, des flûtes à champagne, l’intégrale de Divine Comedy et de Talk Talk en DAT, une caméra digitale empruntée à Maxwell Jr, trente paires de lunettes de soleil jetables, un baril de poudre à canon, un service à thé complet, un générateur, trois lampes de poches, des masques antipollution, deux djellabas, des jumelles... Nous nous étions arrêtés dans un supermarché à la con du centre ville et nous avions acheté tout ce qui nous passait sous la main. Princesse Diana avait fait des merveilles. J’avais commencé à parler aux emballages de fromages du rayon frais et Collins m’avait tiré en arrière pour me montrer les dauphins qui passaient de congélateurs en congélateurs.
—
Tu vois, ce dauphin, je le connais, qu’il avait dit, les yeux
étincelants.
— Ouais, c’est comme la baleine du rayon boucherie. Tu la
connaissais elle aussi.
— Ouais, je la connaissais. Dorothée qu’elle s’appelle.
C’est le big Boss de l’organisation. Il faut pas qu’on traîne
ici... Ils vont nous repérer.
Dehors, tout est sombre. Je prend les jumelles infrarouges et je regarde l’horizon en fronçant probablement les sourcils. Je ne vois pas le silo. Il est enterré. Comme dans un vieux James Bond, il s’ouvrira pour laisser sortir le missile et déclencher une explosion de surface. Intéressant. Je me demande ce que vaut le foie gras.
—
Tu veux une bière ? me demande Collins.
— Tu sais que j’en bois pas.
— Pourquoi on a acheté une caisse, alors ? Je
vais quand même pas avaler ça tout seul...
— Va falloir te forcer.
Collins me lance un regard noir de reproche, que je lui connais bien. Malgré les rides qui s’accumulent sur son visage, il a toujours ces traits d’enfant souriant, qui s’amusait jadis à courir derrière les écureuils de Holland Park. L’espace d’un instant, en une brusque bouffée de chaleur, je veux le prendre dans mes bras et lui dire que tout va bien se passer, que nous allons réussir. Mais je reste là, debout sur mes vieilles jambes, frustré de ne pouvoir rire.
—
Il reste un peu de Diana ? dis-je finalement, essoufflé.
— J’ai bouffé son nez tout à l’heure. Il doit
rester deux dents.
— Il faut penser à en garder pour tout à l’heure,
sinon ça marchera pas.
— T’en fais pas, j’en ai gardé dans le portefeuille.
Passe-moi cette canine...
Pas compliqué
Bon, vous devez avoir compris ce que nous voulons faire ici : surfer sur l’onde de choc de la bombe A. C’est simple. Et pour surfer, nous avons besoin de... de… planches de surf ! (applaudissements nourris dans le fond). Les nôtres s’appellent Minnie et Virginia, vous allez comprendre pourquoi. La mienne, je l’ai achetée l’année dernière, au cours d’un voyage que nous avions fait, Collins et moi, pour accompagner la tournée promotionnelle de Maxwell Jr. aux Bahamas pour son livre "Comment je t’aime" (deux milles pages de délires putrides sur le corps féminin. Un triomphe). Je me souviens bien du magasin, le Wapito Shore Line, et ses longues avenues de planches, de shorts moulant en lycra et de posters de gros nénés. Le vendeur m’avait regardé avec deux grands yeux vitreux, où se mêlaient, dans le désordre, bêtise, bâtardise et apathie. Oui, que je lui avais répondu, je veux cette planche là. Et j’avais montré la planche Disney, avec Dingo et Minnie et Mickey et Donald, et Riri, Fifi, Loulou. J’avais eu le coup de foudre. Visiblement, le vendeur eut l’air soulage de la vendre. Collins, lui, avait fabriqué la sienne. Bon, pas entièrement, c’est vrai : il avait dealé cette planche à ce jeune hippie de San Francisco, au cours d’un autre voyage promo de Maxwell Jr (cette fois, il me semble que c’était pour "Anal Passion", un pamphlet politique sur l’avortement masculin. Un monument). Elle était rouge et bleue et je me demandais bien ce qu’il allait pouvoir en faire. J’avais grandement sous-estimé l’imagination de Collins, qui, entre deux rictus cyniques, sait si bien prendre au dépourvu les plus sceptiques. Une fois qu’il en eut fini avec elle, sa planche était la plus belle des planches de la côte ouest. Il y avait peint le visage de Virginia Woolf et y avait collé, à la super glue, des pages manuscrites de Woolf, que celle-ci lui avait offert en 1940 à New York, pages tirées de son ouvrage perdu, "Depuis les mille mondes", pour lequel de nombreux universitaires s’arracheraient volontiers un bras.
Notre première sortie en surf fut aussi la dernière. Mais nous avions tant ri ce jour-là que nous nous étions promis, si un jour nous devions nous suicider, de le faire en surf. Dans la baie de San Francisco, sous un ciel d’un bleu sidéral, nous avions monté nos planches, cheveux blancs dans le vent. Nous avions tous deux soixante-quinze ans et nous étions bourrés d’acides jusqu’à la gorge. Nous avons failli nous noyer près de trente fois. Avant qu’ils ne nous enferment dans un fourgon de police, j’avais déjà étalé cinq garde-côte et Collins avait réussi à scalper une nana en maillot rouge qui voulait lui passer une bouée autour du cou. Nous avions fini la nuit au poste, à nous taper la tête contre les murs et à baver. Au matin, nous étions dehors. Ces cons nous avaient même laissé nos planches.