ATOMIC BOMB (suite)

by David Colin & Fabrice Calvo

Comment rater sa vie

Oui, nous avons eu des existences assez consternantes, Kelvo et moi. Mais quand on y songe bien, tout ça nest pas aussi difficile que ça en a lair. Ce qui compte, cest le style de votre médiocrité. La façon dont vous parvenez à la sublimer pour en faire bon, peut-être pas une uvre dart, mais au moins un truc qui ait de la gueule.

Jai failli écrire un mémoire sur le sujet à la fin des années 60, lorsque ma troisième femme ma abandonné sur une aire dautoroute au volant du camping-car aux armes de Virginia Woolf qui contenait lessentiel de mes possessions. Sur moi, javais gardé :

Un paquet de malboro entamé aux trois quarts.
Lintégrale des uvres du poète William Hastings imprimée au revers dune carte routière. Vous ne connaissez pas Hastings ? Cest normal.
Huit dollars et soixante-quinze cents.
Une boîte dallumettes vide à leffigie dElvis Presley.
Le numéro de téléphone dun vieil ami lequel se révélait, maintenant que jy réfléchissais un peu plus attentivement, le seul que jai jamais eu.

En dautres termes, il ny avait pas réellement de quoi pavoiser même si, bien sûr, javais déjà vu pire. Bien pire. Il me suffisait par exemple de repenser à la façon dont mavait quitté ma première femme : en me faisant mettre dehors par les flics sous prétexte que javais essayé de la violer allégation dautant plus gentiment absurde que nous navions pas fait lamour depuis une petite demi-douzaine dannées. Dans la foulée me revenaient dautres souvenirs, pas forcément les meilleurs : bon sang, la façon dont mavait largué ma deuxième femme ! En se jetant du sixième étage. Lorsque je suis rentré ce soir-là, je me souviens avoir râlé un peu pour la forme. Putain, je pensais, cest quand même pas compliqué de refermer une fenêtre. Ensuite, presque machinalement, jai regardé en bas et jai pensé : oh, merde. Ma troisième femme ? Oublions ça, voulez-vous ? Ça va finir par me foutre le bourdon.

En tout cas, si vous voulez rater votre vie, mariez-vous trois fois, me répétai-je en titubant, légèrement hébété, jusquà lunique cabine téléphonique à cent kilomètres à la ronde. Jintroduisis mes trois quarters dans la fente idoine et composai machinalement le numéro du vieil ami en question, priant pour quil fût toujours vivant. Je laissai ségrener une dizaine de tonalités, avant quune voix hargneuse (que par déduction je supposai féminine ) finît par me répondre.

Ouais ?

Je regrettai instantanément les tonalités.

Bonjour. Je Jaurais voulu parler à monsieur Kelvo. Sil habite toujours ic
Ce vieux poivrot ? Vous êtes Jim ?
Pas que je sache.
Peu importe. Daaaaave ! se mit-elle à beugler si fort que je dus éloigner le combiné de mon oreille. Cest encore un de tes connards de copains.
Dites donc commençai-je, mais elle ne se trouvait déjà plus au bout du fil.

Jattendis encore quelques instants avant que la voix familière que je navais plus entendu depuis 1952 ne vienne de nouveau retentir à mon tympan.

Allô ?
Dave ?
Cest qui ?
Collins.
Collins ?
Londres, 1937. Les aventures de toi et moi et Marie-Jeanne au pays des merveilles. Paris, 1942. Bon sang, et Vienne, 1933. Ça y est ?
 Collins ? Putain. Putain.
 Ouais, cest marrant que ce soit le premier mot qui te vienne à lesprit.
 Ça fait sacrément plaisir de tentendre, vieux.
 Moi aussi, dis-je en souriant dans la lumière crue du matin. Quest-ce que tu deviens ?

Un silence gêné. Je limaginai, sa main en coupe contre lécouteur, jetant derrière lui quelque regard soupçonneux. Mais peut-être que je rêvais.

 Je me suis fait vider de Disneyworld.
 Ouah.
 Ouais. On peut se voir ?
 Je suis quelque part dans le Wyoming, dis-je.
 Han-han.
 Je viens de me faire plaquer.
 Tas du bol.
 Crois pas ça. Elle est partie avec toutes mes affaires. Je suis sec, mon pote.
 Je vois. Et à part ça ?
 Rien. Jai raté ma vie, Dave. Un désastre, de A à Z. Je crois que je pourrais écrire un bouquin sur le sujet.
 Mais les gens ne te croiraient pas.
 Cest ça.

Nouveau silence, mais pas vraiment gêné celui-ci. Plutôt du genre silence fécond. Silence à promesses. Du bon silence. Classé dans mon palmarès personnel des dix, quinze silences de lannée.

 Hé, Collins.
 Ouais ?
 Si on plaquait tout ?
 En ce qui me concerne, ça ne devrait pas être trop difficile.
Je veux dire, si on se remettait ensemble, tu vois ? On On monterait ce fichu groupe de rock, ou je sais pas, on
 On prendrait des drogues.
 Précisément.
 Des tonnes de drogues.
 Vivre dans un univers délimité par les drogues me branche tellement au moment où je te parle que cen est presque terrifiant, mon pote.
 Je te reçois cinq sur cinq.
 Hey, Collins.
 Faisons-le, Dave.

Un dernier silence, 45 sur une échelle dintensité graduée de 1 à 10.

 Collins, tu veux que je te dise un truc ?
Jen crève denvie.
 Cest daccord.
 Quoi ?
 Cest OK, Collins. Faisons ça. Plaquons tout, allons ailleurs, retournons en Angleterre, explorons les parcs de Londres, brûlons des meubles, lisons des livres, prenons des drogues, mangeons des glaces.

Je fermai les yeux. Cétait presque trop beau pour être vrai.

 Tu vas plaquer ta bonne femme ?
 Et comment ! ricana-t-il. Tu sais, je nai eu quun amour dans ma vie. Elle sappelait Marielle et elle est morte, cette conne.

Ça fait que débuter

Nous avons commencé à prendre des acides dès le début des années 80, quand Limalh avait chanté cette merveilleuse chanson, NeverEnding Story. Je me souviens bien ce jour là. Nous étions à un terrasse de café, à Paris, et, du coin de lil, nous observions le manège des fans autour de lineffable Maxwell Jr. , qui signait son dernier livre, je crois quil sagissait de "Tropiques fantômes". Et quelquun avait allumé la radio et nous avions entendu cette effroyable chanson, qui nous avait glacé jusquau sang. Lhistoire sans fin ? Ah mais, tout à fait. Collins mavait regardé bizarrement :

Dis donc, vieux...
Laisse moi mourir en paix.
Tas pas envie de faire des conneries ?
Quelle genre de connerie ? Si tu veux aller violer la petite en jupette de la droguerie, cest foutu. Son père viens de rentrer.
Non, je parlais pas de ça... Cest la chanson qui my a fait penser.
Quelle chanson ? Je comprend pas. Soit plus clair, tu nes pas très clair.

Il avait soupiré :

Tu te souviens de ce type qui voulait nous faire bouffer des buvards au concert de Prefab Sprout ?
Ouais... Nous faire bouffer des feuilles, à nous... fallait quil soit vraiment con...

Javais ricané.

Ouais, continua Collins, et ben, je crois que cétait pas des feuilles.
Cest quoi encore ces conneries ?
Les paroles de cette chanson sont claires : le buvard te fait planer, mec. Cest ce type qui le chante, écoutes !

Javais tendu loreille. Au début, tout ce que javais entendu, cétait juste une pédale oxydée qui marmonnait des conneries demeurées pour gamins obèses. Mais, au-dessus du brouhaha, javais perçut une autre voix, plus fine, qui articulait, clairement : "Les buvards planent, les buvards te font voler. Plane, plane, plane avec eux et la Cid dEspagne te guidera jusquà moi". Cest, à peu de chose près, ce que jai expérimenté de plus proche dune illumination divine. Quelques heures plus tard, laissant en plan Maxwell Jr. et ses cartons de livre, nous avions volé tous les disques de Limalh disponibles à Paris, acheté quinze feuilles de buvards illustrés par Brian Froud et commencé à chasser les dauphins dans les champs déprimants de Marne-La-Vallée. Javais lu pas mal de choses sur les acides, notamment que ça faisait pourrir les dents et griller les neurones. Tout est vrai mais, pour ma part, jai un dentier et la dernière neurone qui me reste, je lai soufflé au moment de signer le contrat que me tendait, de ses doigts boudinés de mogul dégénéré, Ferris Maxwell Jr ("Vous allez être mes nègres. Je vous payerai pour écrire des merdes. Cest ce que souhaitent tous les écrivains, non ?"). Jai entendu dire que seuls les jeunes sont capables de tenir le rythme effréné que leur impose lacide. Cest faux. Collins et moi avons aujourdhui plus de quatre-vingt ans et notre consommation est sans égale. Vous voulez un secret ? Approchez : la vieillesse fait mal. La vieillesse vous tue doucement, à coups de petites douleurs sans importance qui, à la fin dune vie, deviennent une horrible punition. Pour supporter cette douleur permanente, nous avons remplacé nos cellules. Vous comprenez ? Nous navons plus rien dhumain. Nous sommes des drogués au dernier degré : les molécules dacides ont remplacé notre nature humaine ; nos neurones ont été bousillées, effacées, supplantées par détranges tourbillons chimiques aveugles et fous. Nous sommes des spirales ambulantes, des gouffres psy sans âmes, évoluant parmi nos pairs le menton levé, presque nobles. Mon Dieu, quavons-nous fait ? Je voudrais me blottir une dernière fois, sentir sur mes joues mal rasées la pulpe dun doigt léger. Mais la seule chose qui me fasse avancer, ce sont ces plaques de papier que, jour après jour, singurgite sans me poser de questions : nous sommes les pionniers du néant. Après nous, il ny a plus rien.

 

" Je me retournai, plein dune détermination farouche. Alors ? dis-je en brandissant le hachoir devant ses yeux apeurés, et ça, cest ce que tu appellerais un vrai boulot ? Je ne lui laissai pas le temps de répondre. Au moment précis où elle essaya de se relever, jabattis ma lame sur son visage, louvrant en deux suivant une ligne partant de lil gauche et sachevant quelque part au niveau du menton. Elle essaya de crier, mais saperçut bientôt que cétait impossible  notamment parce quelle navait plus de langue.  "

Ferris Maxwell Jr. " Head Crushing II, le roman du film. " (1999, Armageddon Press)

 

Une lettre à Disney, quelque part en 1947

 

Cher monsieur Walt,

Bon sang, je narrive pas à croire que vous ne soyez pas un pré-raphaélite. Pourtant, je prends des drogues, vous savez. Mais ça cest le genre de choses qui me dépassent. Jen parlais lautre jour à mon ami Kelvo, que vous devez certainement connaître, vu quil pense à vous tous les jours. Je lui disais, Dave, ce type est un pré-raphaélite quelque part, y a pas de doute, seulement le truc cest quil ne le sait pas ou pire, quil refuse de se lavouer. Walter (on peut se parler comme ça, hein ?) ne prends surtout pas peur, je veux dire : ne crois pas tout ce que tu vois ou tout ce que disent les animaux dans tes films si ce nest pas toi qui écris les dialogues, jespère que tu vois bien de quoi je veux parler, hein ? On se comprend tous les deux. Ce dont il faut prendre conscience, cest que le FBI est derrière tout ça depuis le début et que cest très bien de les avoir infiltrés, ces espèces de malades, mais je préfère de prévenir, fais attention. Ne laisse pas la peur te bouffer mais tiens-toi sur tes gardes, cest un commandement qui ma toujours aidé dans la vie. Pour finir, je pense que je vais recommencer à vous vouvoyer si ça ne te pose pas de problèmes parce que ça fait drôle décrire des choses pareilles à quarante ans passés. Où je voulais en venir ? Ah oui. Félicitations pour tous ces merveilleux tableaux. Il y en a un où leau bouge, sa surface me fait penser au visage dune vieille femme qui serait sur le point de pleurer parce que son fils est mort à la guerre et quelle le sent, même si personne ne lui encore dit, et ça fait comme un lac, quand les officiers viendront chez elle, le vent soufflera dans les saules et ça sera vraiment terrible, là son visage se chiffonnera  ce qui prouve que vous êtes vraiment un grand animateur, le plus puissant dentre tous.

Respectueusement,

Fabian Collins.

Un bon plan

Collins et moi avons toujours rêvé malgré nous dêtre éternellement jeunes. Nous en avions pris conscience lors de cet extraordinaire concert de Mansun, auquel nous nous étions rendu, plus par désespoir que par envie. Le dernier livre de Maxwell Jr. se vendait atrocement bien et nous, nous étions prêts à faire nimporte quoi pour quitter cette Terre le plus rapidement possible. Après avoir avalé, dans les toilettes dun resto indien où nous avions foutu le bordel, trois buvards entiers de Walt Whitman, je sentais que la soirée allait être infernale. Nous venions à peine de clore lépisode du supermarché, sur le chemin du test atomique, et nous avions pensé que, malgré notre barda et nos planches de surf, une petite récréation musicale serait de bon ton. Nous étions arrivés tard : le concert avait déjà commencé et la musique se déversait dans la grande salle en un vrombissement assourdissant. Lessentiel de lassistance portait des seins et nous pouvions voir, plus loin, près de la scène, une fosse pleine de jeunes gens énergiques qui dansaient en se donnant des coups de têtes. Collins me désigna la fosse : cest là-bas que ça se passait. Nous nous frayâmes un chemin dans la jungle humaine, rampant, jouant des coudes, insultant, frappant quelques fois. Le groupe était composé de quatre jeunes au look stupéfiant, qui se démenaient comme des sauvages sur leurs instruments. Et pourtant, ce quils jouaient avait une certaine beauté, à la fois hypnotique et délicate, très anglaise finalement. Je me surpris à dodeliner de la tête en rythme sur une longue chanson parlant de cancer. Mais Collins me donna un coup de coude dans les côtes.

Ne te retourne pas, quil me dit.
Pourquoi, quest-ce quil y a ?
Le dauphin du supermarché... Il nous a suivi.

Une goutte de sueur froide me glissa dans le dos. Alors ils savaient : les Dauphins ne nous laisseraient pas réveillonner sans nous pourrir la vie. Il fallait les semer.

Où est-il ?
Il est déguisé en agent de la sécurité.

Je tournais la tête. Effectivement, ce bâtard était là, à nous lorgner. Il savait. Nous devions léliminer.

Comment on fait ? me demanda Collins, en se rongeant les ongles.
Jai un plan : tu fais diversion sur la scène, et moi, je lui saute dessus et je légorge avec ça.

Javais sorti mon couteau suisse et ouvert louvre-boîtes. Collins eut lair satisfait et nous nous fîmes une accolade. Il commença à bouger vers la scène. En le voyant séloigner, je me demandais comment nous avions pu nous comprendre avec tout ce boucan dans nos oreilles. A présent, la sono crachait un rock foutraque affreusement bruyant et, lespace dun instant, je cru y reconnaître lair dune chanson que nous avions composée, Collins est moi, dans une chambre dhôtel de Madagascar, en plein trip de Lexomil. Ca ne métonnais pas : Collins et moi sommes de génies. Nos idées, en libre circulation sur les fleuves de linconscience populaire depuis que lacide avait remplacé nos cellules, forçaient limaginaire des artistes. Cétait peut-être notre plus belle réussite. Nous ne pouvions plus reculer.

La main serrée sur mon couteau, jévoluais dans la foule mouvante, les yeux fixés sur ma proie. Le dauphin ne bougeait pas. Ses bras croisés, il regardait les barrières qui séparaient le public de la scène, refoulant les gamins trop pressés de toucher leurs idoles. Collins, lui, avait pris les choses en main. Avant même que je ne me décide à agir, il avait sauté la barrière et bondit sur la scène, un garde du corps sur ses talons. Je fonçais et, prenant appui sur la barrière, me propulsait sur le dos du dauphin, qui se débattit pour me faire tomber. Sur scène, Collins slalomait entre les musiciens, sans que ceux-ci, probablement aussi défoncés que lui, ne sen préoccupent. Le dauphin gesticulait et me poussait contre lestrade pour me faire mal. Mais je tins bon : je lui enfonçais mon ouvre-boîtes dans le cou. Collins donnait des coups de pieds dans les enceintes, narguant les gorilles en montrant son cul. La diversion avait fonctionné : lessentiel de la sécurité montait sur scène, sous les vivats déchaînés de la foule et le rythme fou de la chanson, qui ne paraissait pas vouloir sinterrompre. Le tableau tenait du délire : le dauphin hurlait et se débattait, Collins criait : " Vive Mansun ! " en arrachant des instruments. La foule y vit loccasion de célébrer le concert. Renversant barrière et gardes du corps, ils montèrent sur scène pour danser et slammer dans la fosse. Dans un dernier râle,  alors que je touillais ce qui lui restait de cou, le dauphin sécrasa dans lallée, sans un souffle.

Et dis à tes copines les baleines de nous laisser tranquilles !  hurlais-je, hors de moi.

Je criais à Collins de se noyer dans la masse et de sauter dans la fosse. En un dernier bras dhonneur, il fit un saut de lange pour retomber dans les bras de dizaines de jeunes gens passablement hilares. Je le récupérais dun élégant mouvement de bras et, faisant mine davoir un malaise, nous avons gagné la sortie, pour disparaître dans une allée mal éclairée, riant à gorge déployée. Nous avions vaincu les dauphins. Rien ne pouvait plus nous empêcher de fêter lan 2000 en sautant sur une bombe atomique.

Journal intime de F. Collins, 8 novembre 1999

Profite que je ne suis pas totalement déphasé pour coucher quelques lignes, les premières depuis trois mois. Nous nous avisons soudain, Kevo et moi, que surfer sur la vague atomique, the big big one, est à la fois la pire idée que nous ayons jamais eu et la seule que nous soyons désormais susceptibles de concrétiser. Hier, jai brûlé un cierge devant le portait pseudo warholien de Thom Yorke en écoutant The Bends They brought in the CIA, the tanks and the whole marines to blow me away, to blow me sky high ces types nous ont piqué la majeure partie de nos idées, eux et Mansun, bordel, quand je pense à ce groupe quon aurait pu monter, mais à quatre-vingt balais, cest peut-être un tard pour y penser et je me suis dit, hey ! nous payons pour mourir, Seigneur, ça va tout de même être un sacré trip, pensons-y, surfer sur la vague dargent, le roulis mécanique, la langue sacrée du feu et des âmes, ahem. Quoi dautre ? Je pense à tous ces types qui sont morts à Hiroshima, dévastés par la première vague, brûlés vifs, aveuglés par la lame de fond qui noircit et le ciel et les yeux et la peau et le cur et laisse des traces indélébiles sur les routes, qui ne disparaîtront jamais même quand les routes et les hommes nexisteront peu. Yeah. Un parfait petit Ginsberg mood en ce moment, convergence de zéro à linfini, lequel serait en loccurrence représenté par Walt Whitman. Tout ça pour dire que ouais, la seule chose que nous soyons capables de faire, cest mourir. Mais bon Dieu, toi qui lis ces lignes (non, maman, pas toi : tu es un fantôme depuis 1944, alors ça ne compte pas) sois bien certain dune chose : ça promet dêtre le suicide le plus spectaculaire que ce monde ait jamais connu. Quil ny ait pas de témoin na aucune importance pour nous, nous nous en foutons complètement. Cette salope qui sest foutue le feu devant nous, tu penses que cétait pour nous impressionner ? Ah, on sen branle de tout ça. On va surfer, ouais, ouais ! (Excuse-moi, journal, mais tandis que je te parle, je maperçois soudain que le peu de cheveux qui me restent sur la tête commencent à se dresser sans raison apparente, heureusement ce nest rien et je vais dans linstant les remettre gentiment en place eeeeeet voilà.).

Ça se passe comme ça

Trois coups. Applaudissements polis. Le rideau souvre sur un bureau, en haut dun building militaire. Collins et Kelvo sont assis, bien droits, en costume cravate, devant un homme, un gradé en uniforme, qui tire une tronche de six pieds de long.

Le militaire (halluciné) : Vous voulez quoi ?
Collins (calmement) : Nous avons entendu dire que vous alliez faire des essais nucléaires dans le comté de (pour des raisons de sécurité, nous préférons taire lendroit exact de ce drame). Est-ce exact ?
Le militaire : Ma foi... Oui, comment savez-vous cela ?
Kelvo : Nous avons des connaissances. En fait, nous travaillons pour Mr Maxwell Jr. Nous sommes ses nègres.

(Kelvo et Collins sourient de toutes leurs dents)

Le militaire (impressionné) : Et alors ?
Collins : Je vous lai dit, nous voulons prendre part à lessai de la bombe.
Le militaire : Javais bien compris, mais en quelle qualité ?
Kelvo (secouant négativement la tête) : Aucune. Nous voulons juste être là...
Collins : ... sur le terrain.
Le militaire : Mais, mais... Vous allez mourir !
Collins : Cest lidée, oui.
Kelvo : On appelle ça un suicide.
Le militaire : Mais vous pourriez pas faire ça autrement ? Je veux dire, avec une corde, ou un flingue. Je peux vous en prêter un, si vous voulez...
Kelvo : Non, non, rien daussi vulgaire.
Collins : En fait, nous voulons être soufflés par une explosion atomique.
Le militaire (désemparé) : Et quand voulez-vous faire ça ?
Kelvo : Pour le réveillon de lan 2000.
Collins : Ce sera notre célébration. Vous allez bien nous trouver une petite maison test où nous pourrions poser nos fesses, non ?

Aïe

Au bout de trois buvards, je sais que rien ne va plus dans mon corps tout flétri. Je suis en train de mourir, je souffre comme un damné mais je continue à aller de lavant, je me bats, je ne veux pas abandonner, pas maintenant. La dernière vague atomique memmènera là-haut, tout là-haut, et nous toucherons les étoiles du bout de nos planches.

Déprime

Lêtre humain est une race hautement inflammable. Cest ce constat déprimant qui a nous a donner lidée de ce que nous devions faire pour mettre fin à la misérable vie que nous traînions derrière depuis notre naissance. Cétait quelques mois avant le réveillon, quelques mois avant de rencontrer ce militaire haut gradé à qui nous allions faire une indécente proposition. Nous accompagnions Maxwell Jr. à un salon de jeux vidéos, à Londres, où le faux-écrivain devait signer son fameux " Les jeux vidéos : le nouveaux mystère de linconnu " (350.000 exemplaires vendus en deux heures. Du délire). Nous fumions des cigares dehors, sous le ciel orageux, regardant et pestant contre la file dattente qui grandissait à vue dil. Collins venait de sortir une connerie, du genre, " Et si on essayait de récupérer un peu dEbola ? Parait que ça fait des trucs super aux intestins... ", quand une jeune femme, proprette et timide, savança vers nous, une valise à la main.

Bonjour messieurs, nous dit-elle dune voix triste. Avez-vous déjà entendu parler de Dieu ?
Dégage, pouffiasse, tu nous gâches le paysage, que je lui avais dit en écrasant, mal, mon cigare à ses pieds.
Mais je voulais juste vous parler de Dieu et de...
Tas pas entendu mon copain ? continua Collins. Tu voudrais pas quon te fasse mal, hein ?
Mais...
Ouais, que jai dis, on pourrait te violer tous les deux, là, tout de suite, devant tout le monde. Te bourrer comme une vraie salope.
On pourrais attendre aussi, répliqua Collins, et faire ça sur un vieux matelas défoncé, plein de sang et de crasse. Tu hurlerais comme une truie quon égorge.
Ouais, que javais dis, hilare.

Je ne sais pas pourquoi nous nous étions comportés comme ça. Peutêtre parce quil faisait chaud, que le bruit des nuages qui craquaient et roulaient dans le ciel avait exacerbé nos sens et titillé notre mauvaise humeur, déjà bien ramassée par la foule de jeunes cons qui se pressaient aux portes du salon.

Et puis après, poursuivit Collins, on pourrait te découper avec un ouvre-boîtes, en commençant par ton vagin. Ca pourrait être super cool...

Devant son air déprimé, presque aussi pathétique que le notre, je me suis dit que, si on la poussait un peu, elle allait faire une bêtise. Qui sait ? Peut-être venait-elle juste de perdre mari, enfants et grands-parents dans un atroce accident de voiture dont elle seule était sortie vivante. Peut-être voulait-elle juste parler de Dieu, se réconcilier avec lhumanité. Quoi quil en soit, jai vite compris que ce nétait pas une valise quelle portait.

Dave, quest-ce quelle fait ? me demanda Collins en la regardant ouvrir son bidon.
Elle sasperge dessence.
Elle a vraiment soif.
En fait, je crois quelle va simmoler.
Tu déconnes ? Elle a pas de briquet ? Eh, où est ton cigare ?

La pauvre femme senflamma brusquement. La foule se mit à hurler, à paniquer. La torche humaine gesticula et se mit à courir, aveugle et désespérée. Nous, nous ne pouvions pas bouger. Fascinés par le spectacle, nous étions là, debout, incapables de penser, de ressentir quoi que ce soit. Après que les pompiers soient venus, quils aient éteint ce qui restait de cette misérable, nous étions rentrés à lhôtel pour nous barricader dans les chiottes, à vomir lun après lautre, à pleurer aussi. Et puis, plus tard, alors que la chambre était plongée dans les ténèbres, nous nous étions murmurer que oui, le suicide était une bonne solution. Nous allions tenter le coup. Rien que pour voir.

Bun(fucking)ker

La maison est étouffante. Cest un préfabriqué monté par larmée pour étudier leffet du souffle dune bombe A sur le contre-plaqué (" Faut quils soient vraiment super cons ", me souffle Collins en mâchant un bout de sa planche). Je me demande quel effet le choc aura sur nous. Normalement, nous devrions mourir, volatilisés sans comprendre. Mais nous avons tout prévu : si londe de choc est suffisamment forte, nous pourrons surfer sur elle, gagner les étoiles et enfin nous reposer. Vous nalliez quand même pas croire que nous nous laisserions mourir sans rien tenter, non ? Crétins...

Et pendant ce temps là

Et pendant ce temps là, au quartier général des molécules Kelvo :

Chef, dit la molécule B12, entrant en trombe dans la salle des commandes, nous avons un problème.
Quel genre de problème ? répondit la molécule chef C54.
Heu, une dose massive dacide Chesterton fonce sur nous par les vaisseaux 989 et 990.
Encore ? Oh mon dieu...

Depuis quelques jours, la situation sest détériorée : la majeure partie des molécules de lOuest sétait fait atrocement décimée par un assaut frontal de plus de 4000 particules dAcides Bart Simpson déchaînées. Des bêtes de guerre, incontrôlables, assoiffées de sang. Le carnage na laissé personne indemne et le Haut-Commandement du cerveau, pris dassaut par dinvincibles remontées psychédéliques, navait plus la situation en main. C54 avait bien conscience que tout était perdu. Il observa ce qui restait de ses troupes, qui sétaient réduites comme une peau de chagrin après que les centres nerveux principaux aient succombé sous les marées infernales dAcides Disney.

Nous ne tiendront pas longtemps, répéta la molécule B12, terrorisée.

C54 nen avait cure. Il avait entendu parler dune rébellion moléculaire, quelque part dans lhémisphère gauche du cerveau, qui voulait renverser le Haut-Commandement et tenter de reprendre militairement les commandes. Et si quelquun réussissait à activer les légendaires globules noirs ? Et si un général moléculaire suffisamment courageux réussissait à repousser lassaut en détruisant lintégralité du système immunitaire, noyant ainsi les flots dacides dans un bain de sang et de bile, réduisant le véhicule Kelvo à létat de légume mais préservant un noyau de commandement suffisamment soudé pour tenter de reconstruire quelque chose ? Cétait un risque à prendre et C54, voyant ses écrans radars saffoler sous la masse implacable dAcides qui se frayaient un chemin jusquà eux, décida que ça en valait la peine.

Annonçant une retraite anticipé, C54 regroupa ses hommes en un groupe compact et, éteignant les consoles sensitives des secteurs laryngiques, ordonna le départ. Après quelques jours affamant, où la petite troupe fut tour à tour décimée par des globules blanc trop zélés et quelques chaînes dADN carnivores rendues folles par le bruit ambiant, C54 et ses hommes réussirent à rejoindre lenclave de lhémisphère gauche. Ce quils y trouvèrent les terrifia pour le reste de leur courte existence : aucune molécule navait survécu, çavait été un massacre. Que sétait-il donc passé ? C54 pris deux sergents avec lui et se rendit dans le tunnel organique creusé à même la paroi cervicale pour y trouver le bunker des généraux rebelles. Il y dénicha quelques plans de bataille laissés à labandon et un magnétophone où était enregistré ce dernier message terrifiant : "Aux survivants qui trouveront ceci... Nous venons de recevoir une communication depuis lhôte Collins. La situation dégénère là-bas aussi... nous ne pouvons plus tenir... nous ne dormons plus... la moitié des hommes ont péri... cette variété dAcide nous est encore inconnue... se pourrait-il quaprès tant dannées, le corps de Kelvo ait pu à ce point se transformer ?". C54 navait plus, à ce moment, aucun espoir. Il sécrasa dans une chaise rongée par la bile, incapable de penser, songeant à toutes ces merveilles dont il avait été le témoin et quil voyait, aujourdhui, réduites à néant par la folie des êtres humains.

Une pulsation le sortit de sa torpeur. Un bruit sourd qui croissait chaque seconde. Les deux sergents se regardèrent, terrifiés. C54 ordonna une retraite immédiate. Mais, une fois dehors, la terreur repris le dessus : des hordes de globules noirs, chevauchés par dintolérables Acides, piétinaient ce qui restait de la troupe, dont les derniers survivants se battaient en hurlant pour préserver leur intégrité moléculaire. Mais cétait vain. Alors que les deux sergents basculaient peu à peu dans une folie dont ils ne sortiraient jamais, C54 compris que cen était fini, que Kelvo était foutu. Les globules noirs avaient été maîtrisés par les Acides. Plus rien ne serait jamais pareil.

Noblement, il dégaina son pistolet et se tira une balle dans la tête.

Que nous dit la bombe ?

La bombe nous dit : je suis un être pensant, tout comme vous. Mon boulot est très simple. Il consiste à exploser. Si vous avez déjà eu un orgasme (et franchement, je lespère pour vous), vous connaissez le principe : ça part dans tous les sens, on ne sait plus où on est, mais limpression générale est celle dune intense satisfaction. Bon, ben moi, cest à peu près comme ça que ça se passe. Au moment de lexplosion, je ressens le besoin irrépressible de métirer, de mépanouir de tous les côtés, parce que voyez-vous, jai envie dêtre aimée et de montrer aux gens que je suis là pour eux. En métendant autour du point dimpact, je cueille les âmes comme des fleurs et je noublie surtout pas le pollen, les petites pensées légères de tous ces hommes et ces femmes qui hurlent en me voyant débouler comme une furie. Bon Dieu, je suis gentille, merde ! Je suis gentille et je suis magique. Brasser les pensées des millions dhumains complètement paniqués est un sacré boulot, je ne sais pas si vous vous rendez compte. Je ne sais pas trop ce que devient tout ça après mon passage, je ne sais pas trop ce que je suis censé en foutre, mon espérance de vie étant plutôt limitée, je suppose que je disperse ça aux quatre vents, ou peut-être que ça finit quelque part dans le ciel, aux frontières de mes doigts brumeux, aussi loin que me porte ma joie. Je suis peut-être une sorte de déesse, qui sait ? Je nai pas de mémoire et je ne vis que dans linstant. Je crois que la plupart des gens aimeraient bien se trouver à ma place. Je peux le comprendre. Mais le job nest pas de tout repos, vous devez garder ça à lesprit si vous avez lintention de postuler. Il faut donner de lamour aux gens. Être capable de surprendre. Faire preuve dinitiative. Tenez, par exemple : parfois, je suis la bonté incarnée. Parole ! Jemmène les gens en voyage, je les emmène très, très haut.

Enfin, ceux qui le méritent.

Blow me sky high.

Trente et un décembre 1999, minuit moins le quart.

Ces types de larmée sont malades, complètement frappadingues je veux dire, comment peut-on choisir une telle date pour faire un truc pareil ? La mort va déferler sur la plaine mais nous sommes prêts. Putain, ça, cest ce qui sappelle choisir sa fin du monde ! Jai déjà éclusé une bonne demi-douzaine de bouteilles dAbsolut (et Dave sen est sans doute envoyé le double) mais la dose dalcool ingurgité ne semble pas avoir de prise sur nous, ce qui prouve que nous sommes déjà morts, ou en pleine science-fiction. De telles contingences, de toute façon, nont plus guère de prise sur nos esprits malades. Nos lunettes infrarouges vissées sur le nez, nos planches de surf sous le bras, vacillant, rigolant comme les parfaits crétins / meurtriers / ratés / génies que nous sommes et navons jamais cessé dêtre durant ces quatre-vingt dernières années, putain ! nous nous hissons maladroitement sur le toit de notre maison en contreplaqué, et notre force de conviction emporte tout. Le foie gras était divin, je suis content davoir mangé ça pour mon dernier repas. Regardez-moi tous et lisez ces mots sur mes lèvres : je nai jamais été aussi heureux. Accessoirement, je vous emmerde tous.

Un Xanax ne serait pas de trop.

Nous avons mis la musique à fond, Tonight we fly de Divine Comedy. La voix de Neil Hannon se déroule sur la plaine comme un tapis rouge offert à la mort. Je me retiens à Kelvo, voilà que nous nous sommes assis, et nous levons les yeux vers les étoiles sans la moindre nostalgie. Sans doute devrions-nous mettre à sangloter, à maudire cette saloperie dexistence. Mais peut-être venons-nous de comprendre. Nous navons eu que ce que nous méritions et après tout, il y a eu quelques putains de bons moments, quelques instants vraiment forts que nous sommes heureux davoir partagés, Kelvo et moi. Ah, un truc que je dois vous dire sur ce type : cest le mec le plus débile que je connaisse, un ego gros comme le Ritz et puis jaime pas sa coupe de cheveux et la façon quil a de hausser les sourcils quand je lui dis un truc quil comprend pas, et je sais quil en a autant à mon service mais jy peux rien, cest comme ça, il faut se rendre à lévidence je ladore.

A ta santé, abruti.

Il lève sa flûte en clignant des yeux vers les étoiles.

Ouais, répond-il. Tas vu ? Je savais pas quil y avait autant détoiles. Marrant de se rendre compte de ça dans un moment pareil
Normal, fais-je en avalant ce qui reste de vodka dans ma propre coupe, avant de la balancer par-dessus mon épaule. Faudrait faire gaffe à pas trop prendre goût à la vie. On sen est sorti jusquà maintenant, ce serait un peu con de plonger à cinq minutes de la fin.

Je consulte sa montre Mickey, quil semble trop pensif, ou saoul, ou inconscient pour regarder lui-même. Onze heure cinquante-sept, comme dit le proverbe, mon Dieu, Collins, cesse donc dêtre drôle un instant, tu veux ? Il nous reste trois minutes pour dire des conneries, un maximum de conneries. Je ferme les yeux et mimagine soixante balais plus jeune, dans une boîte comme ils disent, ces trucs peuplés de mongoliens et de minettes OK pour quon leur touche gentiment les seins, mais beaucoup moins accortes lorsquil sagit de cesser de glousser, de fermer les yeux et de senvoler vers le ciel, et beaucoup moins belles en tout état de cause que nos propres épouses, maîtresses et amantes, multitude si libre et gémissante, étreinte sous les amas stellaires. Dieu ! Je men rappelle une en particulier, pourquoi celle-là et pas les autres ? Nous passions notre temps à nous rouler sur lherbe et nous mangions des glaces au rhum / raisin, et je lui caressais les cheveux, curieux, je navais plus pensé à elle depuis des années mais à présent, il me semble évident que cétait elle et pas une autre. Et merde : encore raté.

Bon. Nous avons gobé tous les acides que cette terre pouvait nous offrir, sifflé du darjeeling à nous en faire péter la panse, essayé dautres paires de lunettes, gobé nos citrons verts sans même en enlever la peau, léché nos combinaisons comme des animaux fraîchement sortis du nid, vérifié la solidité de nos planches en nous en assénant de grands coups sur la tête et putain ! à présent, nous sommes prêts, et ça tombe plutôt pas mal, car de sa petite main gantée, Mickey nous indique quil est

 

Minuit ! Da-dan !

Elle arrive. Elle arrive, et elle est magnifique  non, pas seulement ça : elle est sublime, plus fantastique que nous naurions jamais osé limaginer. Lexplosion a eu lieu environ deux secondes après linstant prévu. Il y a eu un petit moment de flottement et nous nous sommes regardés, Kelvo et moi, et nous avons pensé : hein ?

Et puis il y a eu le flash, un truc hallucinant, tellement intense que malgré nos lunettes de soleil spécial éclipse / spécial tout jai bien cru que jallais définitivement rester sur cette impression là, le grand blanc, foudroyant, impossible

mais les choses sont peu à peu revenues à la normale, si lon peut dire, et le grand champignon de fumée blanche sest élevé dans le ciel comme dans un rêve, et je me suis dit (et je suis sûr que Dave pensait la même chose) je me suis dit, voilà, cest le truc le plus beau que jai jamais vu, le truc le plus beau qui puisse exister, à présent, je peux mourir.

Sauf que je ne veux pas mourir assis.

Alors, tandis que limmense panache de fumée sélève jusquau ciel et que la vague commence à déferler, nous nous levons nous aussi, nous posons nos planches devant nous, le bout au-dessus du vide, nous nous tenons lun à lautre (cest peu de dire que nous navons jamais été aussi proches) et des enceintes 230 watts poussées à fond que nous avons laissées en-bas séchappent les premiers accords dun morceau de Flaming Lips dont je parviens plus à me rappeler le titre. Feeling yourself disintegrate, me souffle Dave, et je devine ses mots plus que je ne les entend.

 Regarde-moi cette merveille, télépathe-t-il les yeux fixés sur la vague blanche qui roule jusquà nous à une centaine de mètres par seconde, regarde-moi cette putain de merveille, je retire tout ce que jai pu dire sur tout.

Je souris. Nous nous tenons par la main. Toutes les douleurs de nos vieux corps ont disparu. Javance un pied sur ma planche.

La vague, bien sûr, est beaucoup plus massive que ce à quoi nous nous étions attendus. Cest un truc bourgeonnant, immense, dévastateur, dépourvu de toute signification apparente, même si nous savons, nous, quil en possède une, et une solide encore, parce que la bombe est vivante, ce nest plus un mystère, nous nous en rendons compte à mesure que la vague approche, déferle vers nous.

Nous avons calculé notre coup. La petite colline sur laquelle est juché notre maison est normalement suffisamment surélevée pour que la lame de fond vienne nous cueillir directement sur le toit et nous emmène ensuite au loin, où bon lui semblera.

Je suis encore en train de réfléchir au prénom que nous pourrions lui donner lorsque la chose arrive sur nous. Combien de temps sest-il écoulé depuis la déflagration ? Peut-être une douzaine de secondes, mais cest difficile den être sûr. Il fait chaud en tout cas, sans doute dans les soixante ou cent degrés, et le souffle nous fait tomber à genoux, mais nous ne nous démontons pas, nous nous accrochons solidement à nos planches, nos doigts perclus darthrite crispés sur les rebords comme des serres, lui et moi, deux vieux oiseaux de proie qui navons fait, toute notre vie durant, que tournoyer au-dessus des choses en attendant quelles donnent des signes de faiblesse, nous qui nous sommes nourris dénergie, et soudain, avant même que nous ayons eu le temps dy penser, ça y est, nous décollons.

Emportés vers le firmament comme des fétus de paille, nous restons étrangement côte à côte. La puissance du choc est inexprimable. Allez à Hawaï, chopez-vous le plus gros spot imaginable, bourrez-vous déther ou de ce que vous voulez et puis beuglez, beuglez à vous en faire péter les cordes vocales : peut-être alors obtiendrez-vous une faible idée de ce que nous pouvons ressentir maintenant, jusque dans les pores les plus intimes de notre peau.

Il faut ajouter que nous comprenons la bombe, à présent. Nous la comprenons, nous savons pourquoi elle existe tandis que, péniblement, nous parvenons à nous remettre debout sur nos planches, les bras tendus, les jambes pliées, nos derniers cheveux emportés par le souffle, nos visages brûlés, nos yeux aveugles, mais cela ne nous empêche pas de prendre le pied de notre vie, le trip le plus hallucinant que nous ayons jamais vécu, et les fantômes de Mark Sandman et du Surfer dargent nous regardent passer avec des sourires incrédules, nous leur faisons des doigts et nous continuons notre route.

Là-haut, plus loin, au bout de la vague, nous savons quil ny a rien, et que tout se trouve là, justement dans ce rien. Les franges élevées de lhorizon sourlent lentement de reflets rosâtres et laube nous ouvre ses bras. Nous sommes à la pointe de la vague et tout nous appartient. Nous volons plus vite que la lumière, un sourire craquelé illumine la plaie quest devenu notre visage. Je crois quon peut dire que nous sommes OK, vraiment. Ça valait le coup de tenter lexpérience.

Nous continuons de monter. Je jette un il derrière moi, il ny a plus rien à voir : la Terre séloigne comme une vieille chose indifférente. Quelle aille se faire foutre. Je crois que la réalité ne nous a jamais vraiment intéressés. Cest pas maintenant quelle va commencer. Tandis que le ciel se teinte dencre noir et de sang vermeil, tandis que les flammes de lenfer nous lèchent les chevilles, grésillent à nos oreilles, tandis que le néant nous aspire, ma dernière pensée est pour vous, qui vivez ça en même temps que nous, et Kelvo se joint à mes vux.

The End

Ne vous laissez pas emmerder, daccord ?

Sous aucun prétexte.

Tout va bien à présent. Tout va très très très bien.

Tonight we fly, comme dirait lautre.

Quelque chose me dit que ce type dexpédition ne risque pas de se démocratiser dans les mois à venir. Cest bien dommage, parce que cest cool. Il y a juste cette putain de lumière, et cette conscience immanente qui sinfiltre en nous et commence à noyer tout le reste. A la limite, faisons abstraction.

Et contentons-nous de

August 6th

" How could I ever forget that flash of light !

In a moment thirty thousand people ceased to be

The cries of fifty thousand killed "

Toge Sankichi (1921-1957)

 

 Toge Sankichi était vraiment un putain de loser.
 Ouais. Il aurait pu sacheter une planche de surf.

D & F, dernière conversation avant la fin du monde, 31 décembre 1999


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ras-putin@infonie.fr

agrable ce cot kerouakien votre sauce "pps indignes"...


hans-estral

dment. hallucin. poignant. pourquoi ces types ne sont-ils pas signs chez Penguin ?


Anonyme

Du trs bon ouvrage. le style et l'esprit y sont...


RaHaN

"Dave, faut qu'on parle. Avant l'an 3000."


Hieros Onoma

On dirait Thompson !T'es tu toi aussi initi l'exprience Gonzo? L'ther? la mescatline?


Maurice Tremblay

pour suivre cette nouvelle faut pas tourner l'Evian !!


Bjon Borg

C'est de la balle cette nouvelle ! On peut la trouver dans le commerce ?

Réponse du webmaster : Les deux co-auteurs, Fabrice Calvo & David Colin, ont eu la gentillesse de m'autoriser publier leur nouvelle sur ce site. (cette nouvelle a t nomine pour le prix Rosny-An 2001) Je vous incite donc acheter l'excellent recueil dans lequel cette nouvelle est publi. Il s'intitule "Jour de l'An 2000" et est disponible notamment chez les libraires on-line (Fnac, Chapitre...) au prix de 84,55 F



AR

Enorme. Le tour complet de tout ce qu'aurait voulu vivre Raoul Duke, condens dans l'intensit d'une nouvelle, une merveilleuse rflexion sur la beaut de la mdiocrit... Merci pour ce moment de plaisir.



Clairette

Cette nouvelle est EXCELLENTE. Voil.



Philippe Tambwe

Amazing!



Fabien

Ce trip atomique est gant.