Henry Miller (1891/1980)

Ecrivain américain dont l'œuvre combat le puritanisme anglosaxon, l'hypocrisie bourgeoise et, plus généralement, la civilisation occidentale (et par là même sa culture, ses traditions et ses coutumes, son histoire, ses arts, sa science, ses méthodes d'enseignement et d'éducation; il ne voit partout que la dégradation de l'homme). Il fait l'éloge d'une existence et d'une sexualité libérée

Henry Miller nait à NewYork le 26 décembre 1891, de parents d'origine allemande (fils d'un modeste tailleur), Miller est un enfant de Brooklyn, et plus particulièrement de la rue dont il fait son domaine: "!Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, c'est-à-dire littérature.!" (préface de Black Spring écrit en 1936) Après de brèves études au City College de NewYork, il exerce divers petits métiers (notamment chef des coursiers à la Western Union Telegraph Company, métiers qu'il raconte dans Sexus et qui le met en contact avec les types d'humanité les plus variés). Il se marie en 1917, mais quitte bientôt sa femme (Maude dans Sexus). Il fait, à l'occasion d'un voyage dans l'Ouest, la connaissance d'Emma Goldman (1869/1940, révolutionnaire et anarchiste russe d'origine américaine qui publia de 1906 à 1917 Mother Earth, un mensuel anarchiste) qui lui fait connaître Nietzsche, Bakounine, Strindberg, Ibsen. En 1922, il écrit son premier livre, Clipped wings, resté inédit. En 1923, il épouse June Edith Smith (rencontrée dans un dance palace de Broadway), la seule femme qui compta dans sa vie (bien qu'il se fût marié cinq fois), et celle qui hante la plupart de son œuvre, la Mona-Mara des Tropiques et de la Crucifixion en rose (1949). Au cours de cette union qui dura sept ans, Miller, incapable de supporter la moindre contrainte extérieure, autodidacte absolu, fait le serment de ne se consacrer qu'exclusivement à la littérature et s'établit, dès 1930, à Paris, où, pendant dix années, il mène la vie de bohême évoquée dans trois romans autobiographiques, Tropique du Cancer (1934), publié grâce à la contribution d'Anaïs Nin, Printemps noir (1936) et Tropique du Capricorne, (1939). Jugés pornographiques, ces ouvrages furent interdits de publication aux États-Unis mais circulèrent clandestinement et contribuèrent à donner à leur auteur une réputation d'avant-gardiste. Fuyant la guerre, Miller se rend en Grèce à Corfou, où l'a invité son ami Lawrence Durrel (romancier et poète britannique amoureux de la complexité et de la beauté des paysages méditerranéens; lire Correspondance Privée qui reconstitue son amitié avec H. Miller) et en rapporte le Colosse de Maroussi (1941), consacré à la Grèce de simples paysans vivant en communion avec l'âme du passé et de l'univers. À son retour en 1940, un voyage à travers les États-Unis en compagie du peintre Abe Rattner lui inspire le Cauchemar climatisé (1945), suivi de Souvenirs, souvenirs (1947), féroce diatribe contre "!la civilisation américaine qui n'a abouti qu'à créer un désert spirituel et culturel!". Seuls sont épargnés les anticonformistes, ceux qui ont su préserver leur innocence primitive et résister à l'aliénation de la civilisation industrielle. Retiré à BigSur (son "Jardin des Délices"), en Californie, où il mène une vie de reclus, Miller évoque NewYork (Dimanche après guerre, 1945), la nature paradisiaque de BigSur, qui incite au retour à la sagesse, à la dignité et à l'harmonie dans l'univers (BigSur et les oranges de Jérôme Bosch, 1957). Des essais (le Monde du sexe, 1940!; les Livres de ma vie, 1952!; The Time of the Assassins: A Study of Rimbaud, 1956) révèlent le souci de bâtir une légende personnelle mais aussi le gauchissement de l'écriture, devenue "!littéraire!", au sens péjoratif où l'entendait Miller. La seconde trilogie, la Crucifixion en rose (Sexus, 1949!; Plexus, 1953!; Nexus, 1960) participe de la même mythologie de l'écriture ainsi que d'une volonté anthropocentrique: revenant sur les années 1923-1928, Miller dit, à travers un enchevêtrement de portraits, de dialogues et de confidences, tout ce qui a marqué sa sensibilité ou son esprit. Manifestant un vif intérêt pour la peinture, seule apte à appréhender le réel (Peindre, c'est aimer à nouveau, 1960!; Virage à 80, 1973), Miller est également l'auteur de Jours tranquilles à Clichy (1966) et d'une correspondance avec Lawrence Durrell (publiée en 1963) et Wallace Fowlie (publiée en 1975).

Souvent jugée scandaleuse parce que incomprise, parfois qualifiée d'antiféministe, son œuvre a exercé une profonde influence sur les écrivains de la Beat Generation. L'œuvre de Miller est presque totalement autobiographique. Comme les grands écrivains américains de sa génération, Miller est un prodigieux conteur. Mais, par ses élans prophétiques, l'omniprésence dans ses textes du rêve et du fantasme, il s'en démarque profondément, tandis que le sens même de sa démarche artistique reflète une exigence vitale qui l'apparente à Rimbaud : "Je cherche tous les moyens d'expression possibles et imaginables et c'est comme un bégaiement divin." Miller est en outre un contempteur impitoyable de l'Amérique, de son matérialisme, de la perversité de ses mœurs, de son "cauchemar climatisé". À cela, il faut opposer la jeunesse de ses quatre-vingts ans (Virage à 80, 1973). L'obscénité, qu'il manie avec une violence incomparable, est d'abord une arme dirigée contre l'hypocrisie de la morale puritaine. Mais elle apparaît aussi, dans une perspective érotique propre à l'auteur, comme un instrument de libération du moi qui dépasse largement l'émancipation sociale. Mystique et sensualiste tout à la fois, Henry Miller aspire à une transformation totale de l'homme, une accession à un plan supérieur où, ayant touché au paroxysme de la joie et de la douleur, l'individu pleinement réalisé puisse, avec Miller, déclarer : "Ma vie n'a été qu'une longue crucifixion en rose" (Nexus). La recherche d'une telle intensité, dans l'existence comme dans la création, lui confère une place unique dans la littérature moderne.
Il meurt à Pacific Palisades, Californie en 1980

Miller est-il vraiment l'un des responsables de cette libération des mœurs que l'on a observée dans les années 1960-1970 non seulement en Amérique mais aussi dans le monde occidental tout entier, ou ne l'a-t-il que prévu avec beaucoup d'acuité ? Toute la question de l'importance et de l'influence de l'écrivain est ainsi formulée. Après que les hippies , ainsi que la plus grande partie de la jeunesse américaine en révolte, eurent été sous les feux de la rampe, on a perdu de vue le rôle capital qu'a eu Miller dans l'ébranlement, non seulement du puritanisme, mais de toute cette société étriquée du XIXe siècle qui se perpétue dans le XXe. On dit que les jeunes ne lisent plus Miller ou presque pas. Mais ils ont lu les Kerouac, les Ginsberg, Mailer, Corso, Ferlinghetti, qui tous sont issus presque directement de Miller. Bien sûr, avant Miller, il y avait eu D. H. Lawrence. Mais il faut savoir mesurer la distance entre les deux, qui n'est rien de moins qu'énorme. Une Kate Millett (Sexual Politics ), qui ne peut certainement pas être accusée de préjugés favorables, puisqu'elle condamne Miller au nom de la femme, dit que Lawrence aurait probablement été scandalisé par lui. On oublie peut-être que, en s'attaquant avec une telle férocité aux mœurs sexuelles, Miller s'en prenait en toute connaissance de cause au fondement même de l'édifice social, qui pour lui emprisonne l'homme. Il le dit clairement dans Tropique du Cancer . Si les jeunes ne le lisent plus, en cela même ne sont-il pas fidèles à cet aspect tellement antilittéraire de Miller, " où l'art, dit-il, doit être le fait de chacun " ? Cet autre aspect typiquement millérien, les jeunes le mettent de plus en plus en pratique. Henry Miller semble être de la taille de ces géants authentiques qui dépassent leur époque, pour aider à la création de celles à venir, et qui ne peuvent être jugés à leur vraie mesure qu'avec beaucoup de recul.