Une journée parisienne

par Olivier Valette (voir aussi L'ennui)


Je sors de la fac pour prendre le métro. A l'intérieur, des visages cadavériques. Des regards mornes, tristes. Un mal être communicatif. En face de moi est assis un vieillard dont le visage émacié est plein de cicatrices. Sans doute a-t-il passé la nuit dehors ou dans une cage d'escalier. Je le regarde avec intérêt. Cet homme, c'est moi dans cinquante ans. Le même air blafard d'un type qui n'aura jamais eu dans sa vie que des désillusions. Rien ne m 'atteint. Ou plutôt, tout m'insupporte. Je n'ai pas d'avenir tout tracé comme le souhaiteraient mes parents. J'erre dans les rues de Paris à longueur de journée au lieu d'assister à mes cours comme le font la plupart de mes congénères. Je marche seul. Sans arrêt. Jusqu'à ne plus sentir mes jambes. Je me promène le long des quais de la Seine. Le pont Mirabeau. J'essaie d'imaginer ce que Rimbaud pouvait ressentir en traversant ce majestueux édifice, les images qui devaient se bousculer dans sa tête au moment où il  se penchait vers la rive. Aujourd'hui le ciel est gris et rien ne me vient à l'esprit. J'ai envie de plonger la tête la première dans cette gigantesque mare de pollution qui se présente à moi et par laquelle toutes les rumeurs de la ville s'enfuient chaque soir pour revenir au petit matin  rappeler aux gens qu'ils sont toujours vivants. Mais je ne sauterai pas. Non pas par manque de courage, mais parce que je sais que cela ne provoquera pas ma mort, chose que je souhaite avant tout pour l'instant. Dans deux jours je suis en vacances et je sais à l'avance qu'elles ne se passeront pas bien. D'un pessimisme naturel, je suis également doté d'un réalisme à toute épreuve, qui me garde de m' enthousiasmer sur mes entreprises car je sais à l'avance qu'elles échoueront.

Je m'enfonce à nouveau dans le métro et en ressors pour me retrouver devant le parvis de Notre Dame. Des touristes, des touristes et encore des touristes. Toutes ces mêmes mines enchantées d'abrutis, l'oil rivé sur l'objectif de leur caméra afin d' être sûrs de ne pas perdre une bouchée de ce qu'ils ne verront finalement jamais en vrai. Leur monde n'est fait que de fausses représentations de la réalité. Ils ne vivent que par les images qu'ils avalent et digèrent sans broncher. Rien de ce qu'ils font ne leur appartient. A force de vouloir tout maîtriser, ils ne contrôlent plus rien et ne sont que les pantins d'une société qui les renferme dans le creux de sa main comme un enfant  range ses jouets dans leur boîte en attendant de les ressortir pour s'amuser avec plus tard. Ces personnages ont les mêmes distractions, regardent les mêmes émissions de télévision, lisent les mêmes livres, voient les mêmes films et ont les mêmes sujets de conversation. Ils se sont convaincus depuis qu'ils existent que le bonheur  passe obligatoirement par la bêtise, et que ce n'est qu'en s'uniformisant aux autres à l'extrême qu'ils pourront susciter l'intérêt d'autrui. Vouloir être à la hauteur des autres, c'est se sous-estimer.
Les japonais ont deux semaines de vacances par an. Toute l'année, ils cultivent machinalement les mêmes habitudes et les mêmes mours que leurs proches. Quand il s'agit de partir en vacances, c'est exactement pareil. Sur leurs deux semaines de congés annuels, ils restent souvent une semaine chez eux à repasser le linge dont ils n'ont pas encore pu s'occuper, faute de temps, et partent une semaine à l'étranger, souvent l'été, car ils sont sûrs de retrouver ailleurs la même effervescence que celle qu'ils subissent tous les jours quand ils se rendent sur leur lieu de travail. Sur cette semaine, ils passent généralement un jour à Berlin, deux à Venise, un à Rome, deux autres à Paris, et un dernier à Londres, puis retour à Tokyo où ils font aussitôt développer leurs films pour être sûrs de ne pas oublier au bout d'une semaine ce qu'ils ont fait de leurs vacances. C'est comme cela qu'ils se vantent d'avoir fait le tour de l'Europe. Ils racontent à leurs amis le déroulement du trépidant voyage qu'ils viennent d'effectuer, et là, ces mêmes amis leur répondent qu'eux aussi ils ont fait le même séjour l'année dernière et que cette année ils ont préféré opter pour une semaine à Acapulco, histoire d'y retrouver leurs collègues de bureau dans des postures différentes. Voilà ce à quoi a servi l'entrée du Japon dans l'économie de marché il y a près de deux siècles. La société a crée à ses citoyens un parcours identique, et toute tentative de différentiation de la part d'un individu est (dorénavant ?) considérée comme hérétique. Le monde va ainsi et ceux qui se refusent à suivre une voie toute tracée se retrouvent sans argent, sans famille et sans amis, le nez dans leur vomi, selon les autres pour qui le non-conformisme est considéré comme une décadence.


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Alex

C'est bien d'avoir sa conscience, n'est-ce pas ? Voir la vie comme toi en noire permet de mieux voir les couleurs quand elles apparaissent subrepticement. Mais pour ça il ne faut pas avoir perdu la vue. Alex


Marie-Eve

A Olivier...
Je n'ai pas envie de noter un phénomène qui est affreusement vrai. Pour ce faire, je te mets un trois, mais ce n'est que symbolique. Je m'appelle Marie-Eve, j'habite Montréal dans le Québec.
Je crois qu'il ne suffit pas d'habiter Paris pour voir l'ampleur de ce problème de société, à Montréal, c'est la même chose. C'est pour ca que je veux me sortir d'ici. Mais pour aller où? C'est partout pareil. J'ai l'intention d'aller en France pour étudier l'histoire, pour aller voir ailleurs ce qui se passe. Malheureusement, au Québec, les gens se limitent seulement qu'à Montréal. Moi je veux dépasser cela, même si ca m'apportera sans doute certaines désillusions... Mais bon... Au moins, je me dis que pendant les premières semaines je serai émerveillée comme une enfant. J'ai toujours aimé les départs, et les nouvelles villes et les nouveaux paysages.
Ton style me plait. Tes idées aussi. J'écris moi aussi, beaucoup.Combien je trouve dégueulasse l'uniformité de la société. J'habite dans une banlieu bourgeoise où la priorité de mon voisin d'en face est strictement matérielle. Il change de voiture à tous les quatre ans. Il balaie son gazon, il passe l'aspirateur dans son stationnement.J'en suis estomaquée, je ris noir, et jaune et vert. Car le pire, c'est que ce monsieur là n'est pas le seul. Au contraire, il constitue la majorité des hommes occidentaux de cette planète.
Je te laisse sur ce et ne soit pas trop pessimiste.
En espérant que tu auras d'autres nouvelles,
Marie-Eve


Lionel

C'est bien quand on dit ce qui est vrai. On a vraiment l'impression que c'est autobiographique, est-ce autobiographique?