Tu seras un homme

(extrait DU ROMAN)


ANDRE RIAC, 1999


        « A un certain degré d'ivresse lucide, couché, tard dans la nuit, entre
 deux filles, et vidé de tout désir, l'espoir n'est plus une torture,
voyez-vous, l'esprit règne sur tous les temps, la douleur de vivre est à
 jamais révolue. »
A. Camus, La Chute


AUCUN souvenir. Avant même que j'aie ouvert les yeux, avant que mon
corps ait esquissé le moindre mouvement, mon esprit décomposé me murmure
 cette brutale réalité : il ne reste rien de cette soirée, de cette nuit
, qu'une sensation nauséeuse, la nuque dans un étau, pas même un
semblant d'aperçu global et brumeux, de fragment d'événement. Néant. Pas
 un souvenir, ni même une bribe, un lambeau, un flash, rien. Un lieu ?
L'Eden Rock Café ? Peut-être. Peut-être pas. Des gens, un contact ?
Impossible de me souvenir. Je ne sais même pas si Claire était avec moi.
 Je lui demanderai. Pas de musique non plus, de mélodie, pas un son même
, mais. mais des odeurs, oui, ténues, vagues, mais combien réelles,
l'odeur du tabac, et celle de l'herbe, entêtante, et l'acidité amère du
citron. du gin-fizz ? Sans doute. Les relents tenaces et écourants du
gin, l'amertume du Pulco s'enlacent diaboliquement dans la sécheresse de
 ma bouche, de ma gorge, pour agresser un peu plus mon estomac révulsé
Je réprime un haut-le-cour.
Quelques instants de flottement comateux, puis, maîtrisant la mutinerie
de mes viscères avec la volonté obstinée d'un capitaine au long cours,
j'en appelle à mes sens pour évaluer progressivement, sans surtout rien
brusquer, ma situation actuelle. Je caresse prudemment les draps du dos
de la main, jusqu'à ce que la douceur glissante du satin laisse la place
 à la glaciale dureté du parquet. J'ai donc dormi à même le sol, me dis-
je, ou bien suis-je tombé du futon dans la nuit sans pour autant que
cela me réveille ? Peu importe. Je me risque ensuite à soulever une
paupière.
Le réveil Panasonic m'indique, en larges caractères rouges et
accusateurs : seize heures dix-sept.
Affolé, je bondis comme un diable, m'empêtre dans les draps et
m'affaisse aussitôt sur le futon. Je me débarrasse de mon carcan de
satin, momentanément insensible à la douleur qui sourdait il y a encore
un instant entre mes tempes, et un rapide coup d'oil à la ronde confirme
 mes craintes : le fixe est décroché, le combiné se balançant mollement
au bout de son cordon entre les pieds de la table de nuit en laminé noir
 Ikéa que je viens de bousculer, et mon portable Ericsson est éteint. Je
 tente de me maîtriser, m'empare de mon agenda et lis à la date
d'aujourd'hui le rendez-vous que j'avais de toute façon bien en tête :
Claire - Tennis Point du Jour - 14h. La réservation ne pouvant être
reportée et le mal étant fait, je me dirige calmement vers la salle de
bains.
C'est seulement après une bonne demi-heure de douche glacée, un
Codafalgan, un café serré et un joint bien tassé que je trouve la force
d'affronter ma messagerie.
Vêtu d'un simple baggy short Carharrt, je replie méthodiquement le futon
, m'assois confortablement, tire devant moi la table de nuit, inspire
profondément, expire, et plus stressé que jamais, agrippe le portable
Après l'avoir contemplé rêveusement comme on couve du regard un petit
animal attendrissant et insupportable, j'ouvre le clapet, allume la bête
, compose le PIN, puis attends plus ou moins patiemment que la
messagerie rappelle, ce qui se produit dans les deux minutes. Trois
messages.
Aujourd'hui, deux heures trente du matin. Une voix pâteuse, alourdie par
 l'alcool. « Franck, c'est Marc. » Pause. « Quoi, putain. » Pause, rires
 étouffés. « On est coincés ici, putain, et appelle quand tu arrives
pour nous dire si tu es vivant ou pas, merde, on t'a dit de pas prendre
ta caisse, Franck, t'es bourré, tu piges, t'es bourré, Thibault devait
te ramener, tu te souviens pas ? Putain. » C'est tout. Je suis vivant.
Aujourd'hui, quatorze heures quatre. La voix de Claire, légèrement
impatiente. « Bon, Franck, chéri, que fais-tu ? Notre temps de match a
commencé, et je t'attends, là tu vois je fais des services. dépêche-toi
s'il te plaît et branche ton téléphone. Bisous. »
Alors que la voix déshumanisée m'annonce le dernier message, à quinze
heures pile, mon cour saute un ou deux coups et j'hésite à raccrocher ;
cependant je m'obstine et écoute : « Franck, bon, je suppose - je suis
sûre - que tu as une excuse béton à me raconter, et que tu vas rappeler
tout de suite et. » La voix de Claire tressaute, elle est au bord des
larmes. « .et que. » Un hoquet. « .merde, Franck ! » Fin du message.
J'éteins le téléphone.

* * *

Le vent s'engouffre par les fenêtres ouvertes, me fouette le visage et
m'apaise alors que je fonce à tombeau ouvert sur les quais de Saône,
espérant atteindre l'appartement de Claire en moins de dix minutes. J'ai
 poussé l'autoradio à fond et les basses font vibrer le volant en rythme
 entre mes mains. Je grille un rouge avant de prendre à droite pour
traverser la rivière puis piquer une autre pointe de l'autre côté Le
bouquet de dix roses rouges que j'ai déposé sur le siège passager me
tombe sur les genoux lorsque je braque une nouvelle fois à droite dans
un crissement de pneus ; je manque de peu de me prendre un trottoir,
mais tiens bon et enfile la montée en lacets qui mène au plateau de
Croix-Rousse à plus de soixante-dix à l'heure. Les pneus de la BMW
laissent un peu de leur gomme sur l'asphalte quand je tire le frein à
main pour me garer, je bondis hors de mon siège, le bouquet sous le bras
, claque la portière, verrouille les portes et m'engage ventre à terre
dans la résidence.

* * *

Je descends au huitième, encore en nage, donne un léger coup sur la
sonnette tout en vérifiant que le bouquet n'a pas trop souffert du
voyage. Ma montre indique dix-sept heures vingt-cinq. Je me campe bien
droit devant la massive porte noire, le bouquet dans le dos, et tente de
 reprendre mon souffle et ma contenance avant que Claire ne m'ouvre.
Cependant je suis reçu par sa mère, et m'entend dire que Claire est
sortie faire quelques courses, bien que l'on soit dimanche, et je sais
très bien ce que cela signifie. Je me laisse installer pour l'attendre
dans un des moelleux fauteuils de cuir du salon, et laisse trôner le
bouquet sur une longue table en tek. Madame Ramier me propose du café et
 des biscuits, que j'accepte avec plaisir, et s'installe pour un brin de
 conversation, auquel je prends part avec nettement moins de plaisir car
 le Codafalgan que j'ai avalé avant de partir de chez moi voit son effet
 s'estomper de minute en minute. Je n'ai pas revu madame Ramier depuis
le départ de mes parents, c'est pourquoi la discussion s'oriente tout
naturellement sur ce sujet.
« Claire a tenté de m'expliquer, bien sûr, mais je n'ai pas bien saisi
leur motif. car ils ne partent pas pour voir du pays, non ? Si j'ai bien
 compris, ils s'installent là-bas définitivement ? », m'entreprend-elle.

« C'est exactement ça, madame - ils prennent une sorte de retraite
anticipée, articulé-je non sans difficulté. Un besoin de fraîcheur, sans
 doute. »
« Mais si loin ? Oh, je suis sans doute indiscrète. » Tout à fait, tout
à fait madame, me dis-je en moi-même, « mais on peut trouver de la
fraîcheur plus près qu'au Canada. Ils doivent sûrement avoir adoré les
paysages, pour aller si loin. Et cette police montée, c'est si
pittoresque ! Ah, je les envie un peu, Franck, je les envie. »
S'ensuit une bonne minute d'un silence des plus pesant, pendant laquelle
 j'interprète le plus petit bruit comme le grincement des clefs de
Claire dans la serrure, mais elle n'a  pas l'air décidée à rappliquer.
Madame Ramier finit par lancer :
« Et. comment vous débrouillez-vous, Franck ? Claire m'a dit que vous
étiez sur Bellecour, mais elle. »
« C'est exact, la coupé-je, mes parents m'ont laissé un appartement qui
donne sur la place, très sympa, et une voiture. »
« Et une voiture ? »
« Oui, une voiture. Un appartement et une voiture. »
« C'est gentil à eux. »
« C'est vrai. »
Autre silence pesant. Je tripote la feuille de plastique entourant le
bouquet, fais semblant de lire l'étiquette ronde du fleuriste. Madame
Ramier inspecte ses ongles avec un petit sourire gêné, puis me propose
un autre café que je refuse poliment ; ses lèvres se pincent et elle
ouvre plusieurs fois la bouche pour parler, mais faute de trouver quoi
que ce soit à dire, elle y renonce. Claire ne se pointe toujours pas ;
je commence à me sentir vaguement en rogne. Une dernière question est
risquée :
« Et vous. avez une cuisine ? »
« Pardon ? »
« Dans l'appartement ? Vous avez une cuisine dans votre appartement ? »
L'espace d'un instant j'ai envie de lui proposer de me tutoyer, comme si
 cela allait l'aider à communiquer, mais à la place je lui réponds,
candide :
« Oui, il y en a une. de cuisine. »
« Aah, fait-elle. Oui, c'est pratique. »
« C'est vrai, c'est très pratique. »
Cette conversation va me rendre fou dans quelques instants si nous
continuons dans cette voie. Fort heureusement, le grincement de la
serrure de la porte d'entrée se fait entendre à point nommé ; madame
Ramier laisse échapper un faible soupir de soulagement : le retour de sa
 fille m'a tout l'air de lui plaire autant qu'à moi. Claire fait son
entrée dans le salon, vêtue d'un pantalon de lin gris et d'un débardeur
Chipie que je lui ai offert avant les vacances ; elle tient un sac en
plastique Gap dans chaque main. Son regard se pose sur moi et un rictus
de surprise et d'énervement voile un instant sa face ; puis elle repère
le bouquet sur la table en tek : le rictus laisse la place à un sourire
émerveillé, et elle reste plantée là, dans l'encadrement de la porte,
entre un canapé de cuir noir et la massive bibliothèque vitrée qui
abrite la chaîne hi-fi Marantz de son père. Puis elle reprend contenance
, et lance sur un ton sarcastique :
« Tiens, chéri, toi ici ? Avec un bouquet ? C'est marrant, ça, qu'est-ce
 qui se passe, tu as quelque chose à te faire pardonner ? Un petit
retard, peut-être, ou. »
« Exactement ça, la coupé-je, mais on pourrait. » Je jette un coup d'oil
 gêné à madame Ramier, qui visiblement sait très bien de quoi il
retourne et parcourt distraitement le Figaro Madame avec un petit
sourire, « .on pourrait discuter de tout ça dans ta chambre, peut-être,
comme ça on ne. on pourrait régler tout ça sans vous déranger, madame. »
 J'ai fini cette phrase d'un air implorant destiné à madame Ramier, qui
ne lève même pas la tête de son magazine ; elle a dû tomber sur un
article intéressant, ou se plaît à savourer mon embarras.
Claire s'affale sur le canapé à sa droite, pousse un long soupir avant
de poser sur moi un regard condescendant :
« Ecoute, Franck, laisse tomber. Un, ma mère s'en fout, n'est-ce pas
maman ? Deux, j'ai vu Charles, et Thibault était avec lui et il m'a
raconté la fin de votre petite virée d'hier donc je sais très bien
pourquoi tu n'es pas venu au tennis, et trois, si je détestais les mecs
en retard, je ne serais pas avec toi, non ? » Elle jette un coup d'oil
dans un des sacs Gap, puis, satisfaite, reprend : « Mais merci beaucoup
pour le bouquet, c'est adorable. Maman, tu ne trouves pas ça adorable ?
»
Maman répond par un imperceptible hochement de tête. Sans rien ajouter,
Claire se lève, me tend la main et m'entraîne jusqu'à sa chambre.
Elle claque la porte derrière nous, et pendant qu'elle verrouille le
loquet et dépose délicatement les sacs Gap sur son bureau en laminé
blanc, je m'assois au bord du lit et inspecte mon reflet dans les glaces
 en pied de la penderie. Mes cheveux sont impeccablement dressés sur ma
tête, mais j'ai les conjonctives injectées de sang et des cernes
conséquents. Le reste de mon visage est assez bouffi, mais pas trop, je
m'attendais à pire. Claire vient me rejoindre sur le lit, s'assoit en
tailleur à côté de moi et pose une main sur mon genou. Elle n'a plus
l'air en rogne.
« Eh bien, mon chéri, tu tires une de ces têtes, si tu te voyais. »
« Mais je me vois, tu sais, je me vois. »
« Me fais pas ça tous les samedi soirs, hein, soupire-t-elle. J'ai eu
peur, moi, très peur, parce que. »
« Tu es partie à quelle heure ? »
« Un peu avant onze heures. Je voulais te ramener, tu tenais à peine sur
 ton siège. Thibault a essayé de te mettre de force dans la voiture, et
tu te débattais et il a laissé tomber et il a promis de te ramener. il
t'a ramené, hein ? »
J'ai une seconde d'hésitation, mais réponds : « Bien sûr, bien sûr. je
suis retourné chercher la BM là-bas avant de venir ici, » bien que je ne
 sache même pas où 'là-bas' se trouve. Je me contente d'attendre que
Claire me donne le moindre indice sur le lieu de la beuverie, car si
j'ai pris ma voiture, ce n'était sans doute pas pour aller à l'Eden Rock
 Café qui se trouve à dix minutes à pied de chez moi. Cependant Claire
change immédiatement de sujet et me parle tennis :
« Tu verras le prochain match, prépare-toi à des services canon ! J'ai
passé une heure entière à faire des services ! » Il n'y a pourtant pas
de reproche dans sa voix. « A un moment il y a bien ce gars du club qui
m'a proposé un match, mais ça faisait un quart d'heure qu'il me matait
alors j'ai refusé. » Elle inspecte ses ongles un instant, pensive, puis
: « Tu ne trouves pas que ma jupe de tennis est trop courte ? »
« Mais non, elle est très bien comme ça. » Je me demande ce qu'elle
attend pour me dire ce qu'elle a acheté chez Charles - je sais très bien
 que Gap est fermé le dimanche et elle sait que je le sais - mais je ne
veux pas la brusquer. Elle me demande si j'ai écrit à mes parents, je
réponds que ça ne saurait tarder. Pendant qu'elle continue à me parler -
 d'une de ses copines qui s'est fait crever ses pneus, de la prochaine
augmentation des taxes sur le tabac, à quel point ça lui prend la tête
de refaire une première année de médecine. - je me pose en boucle cette
question : existe-t-il oui ou non un onguent contre la bouffissure des
lendemains de cuite ?
Somnolent, dodelinant de la tête, bercé par ses paroles auxquelles je
réponds de temps en temps par des « hmm, hmm » et des « ouais ? », je ne
 m'aperçois même pas de ce qu'elle a déballé le contenu des sacs Gap et
commencé à rouler un énorme cône, prenant comme plan de travail une
édition reliée du Seigneur des Anneaux. L'odeur entêtante de la sativa
fraîche envahit la pièce.
« Tu as vu ça, Franck ? » entends-je Claire me dire dans mon demi-
sommeil, « Charles m'a dit que sa White Widow était en avance cette
année, et qu'il me donnait une tête gratuite pour toi parce qu'il savait
 que tu devais avoir une gueule de bois pas possible. c'est gentil, hein
 ? »
« C'est. vrai, articulé-je, c'est gentil à lui de se préoccuper de mes
migraines. parce que lui, il n'avait pas de gueule de bois ? »
« Il n'avait pas l'air, en tout cas. » Je la vois éprouver quelques
difficultés à tasser et rouler le contenu du collage, mais je la laisse
faire. « Ah oui, aussi, reprend-elle après avoir fait tomber une bonne
quantité de tabac et d'herbe sur la couverture du Seigneur des Anneaux,
il m'a demandé de te demander comment tu la trouverais. »
« Comment je trouverais quoi ? »
« Sa White Widow, Franck ! Il veut savoir si tu aimes sa White Widow. Il
 veut faire une sorte de. sondage, pour savoir combien de plants il
relance l'année prochaine. Il m'a dit : 'je cherche à rester proche des
attentes du client'. »
Je ne réponds rien. Rester proche des attentes du client. Charles sera
toujours Charles, me dis-je. Les divers dealers que j'ai eu l'occasion
de rencontrer avant lui étaient systématiquement fuyants, jamais
ponctuels, toujours malhonnêtes. Charles est bien le seul à tenir des
discours tenant du slogan de boîte d'intérim. Le seul chez qui le client
 est roi, le seul à ne pas croire à la théorie du 'flux tendu', à mettre
 un point d'honneur à tenir une comptabilité impeccable, à ne jamais
refuser un crédit, à maintenir une parfaite 'gestion des stocks'. «
Quand toute cette merde sera légale », avait-il confié à Claire un soir
de beuverie, « le Fisc pourra fourrer le nez dans mes comptes aussi loin
 qu'il voudra : tout est tenu à la virgule près ! » Commerçant et
amateur de défonce : un dealer par vocation.
Claire me tend le joint, sur lequel je tire précautionneusement, bien
que je sache que dans mon état, deux lattes suffiront à m'empêcher de
prendre la voiture pour rentrer chez moi. Prenant l'air pénétré et
prétentieux d'un onologue en pleine dégustation, j'explique à Claire sur
 un ton pédant que cette sativa est fort goûtue, bien fruitée, et qu'il
ne me reste qu'à attendre quelques minutes pour apprécier l'envolée du
trip. Je me réjouis de son fou rire, lui déclare que je serai sans doute
 trop défoncé pour regagner mes pénates et que par conséquent l'idée de
rester chez elle cette nuit me paraît fort à propos. Elle accepte, je
m'assoupis instantanément.







LES RAYONS rasants du crépuscule donnent au feuillage de fin d'été des
teintes surréalistes. La piscine est déjà allumée bien qu'il fasse
encore jour, et éclaire de reflets turquoise, mouvants, les genoux et
les cuisses de Thibault, assis sur le rebord de grès, face au soleil,
les pieds dans l'eau. La lumière orangée empourpre son visage, le force
à froncer les sourcils derrière ses Rayban. J'enchaîne des brasses peu
convaincues d'un bord à l'autre, plongeant quelquefois ma tête sous la
surface pour mouiller mes cheveux, puis les plaquer en arrière, flatté
de ce que Thibault m'avait dit un jour qu'ils me donnaient 'un pur air
de maffioso'. Les autres sont assis en silence autour d'un Monopoly, je
crois, devant la nouvelle 4x4 Grand Cherokee, d'un beau vert anglais,
qui étincelle de tous ses chromes et m'aveugle. Seuls quelques rares
grillons chantent en bruit de fond dans l'atmosphère de calme qui règne
en cette fin de mois d'août dans la propriété du chemin de Narcel Une
branche chargée de quetsches se balance mollement dans la brise chaude
au-dessus de ma tête ; je saute, accroche un des fruits, qui se détache,
 m'échappe et choit dans la piscine, laissant une fraction de seconde un
 trou étroit dans la surface calme de l'eau, aussitôt remplacé par une
fine gerbe ascendante de gouttelettes irisées qui sont autant
d'étincelles dansant devant mes yeux. Je me penche pour ramasser la
quetsche, la voix grave et somnolente de Thibault m'adressant dans un
sourire : « Je trippe comme un barge, mec, comme un barge. »
Je m'extirpe de la piscine, marche sur les dalles de grès jusqu'à
Thibault, laissant une traînée d'eau sur mon passage. Je me pose à côté
de lui, dans la même position, et mords dans la quetsche, qui n'est peut
-être pas assez mûre. Le soleil est vraiment au ras du muret maintenant.
 Les grillons se sont calmés, le silence est si intense qu'il forme
presque une entité tangible autour de nous. Je balance mollement mes
pieds d'avant en arrière dans le bleu profond de la piscine, observe la
chair de poule naissante sur les bras encore humides de Thibault.
« Je n'ai pas vu le temps passer », murmure-t-il soudain, mélancolique,
sans tourner son visage vers moi. « Tout passe trop vite pour moi, je
n'imprime pas. » Pause. Quelqu'un glousse derrière nous, dit quelque
chose à propos de la gare Saint-Lazare. « Il y avait un chêne, là Un
chêne juste là, énorme. » Il tend son doigt vers le centre de la
piscine. « Ou au moins pour moi il était énorme. »
Je ne réponds rien, me contente de sucer les restes de pulpe sur le
noyau de la quetsche. Thibault ajoute :
« Et mon père m'avait fait une cabane. »
Je me rappelle soudain la cabane, bien construite, solide, et l'échelle
de corde, de laquelle Flavie, la sour de Thibault, était tombée et
s'était cassé le poignet, et j'y étais, un soir comme celui-ci, avec lui
 comme ce soir, et nous ne disions rien et tout était OK même si nous
savions au fond de nous-même que quelque chose allait arriver, devait
arriver.
« Et tu vois, Franck, il aurait pu ne pas y avoir de cabane, ni même de
chêne, ou ce chêne pourrait être encore là, ou. ma mère pourrait être
encore là, ou j'aurais pu ne pas aller chez Antoine ce soir-là, ou. »
Sa voix baisse, se perd dans un murmure inaudible. Je devrais dire
quelque chose, n'importe quoi, changer de sujet, mais j'en suis
incapable. Thibault aime me parler parce qu'il pense que je sais écouter
, alors que je ne sais qu'entendre.
Je tends le bras pour ramener à moi son matériel de roulage ; il se
contente de fixer l'obscurité, toujours à travers ses Rayban, et je mets
 ce qui me paraît être des heures à rouler ce joint car je n'y vois rien
, et aucun de nous ne prononce le moindre mot.
Bien que je me concentre pour les repousser, les souvenirs de cette nuit
 chez Antoine affluent, accèdent à ma conscience comme autant de bulles
nauséabondes éclatant à la surface d'une eau dormante ; je me souviens
de Claire, complètement saoule, attrapant le cigare que je lui tends et
posant ses lèvres sur le bout allumé, de l'irruption de la police de
Charbonnières, de Thibault pleurant au téléphone, de la pluie, la lueur
des réverbères se reflétant sur la chaussée détrempée, les vomissures
sur le sol d'une salle de bain en marbre, quelqu'un disant, admiratif :
« les parents de Thibault sont trop cool de venir le chercher aussi tard
 », et Thibault, au petit matin, montant dans un taxi, levant les yeux
vers nous et murmurant : « je m'attends à quelque chose. »

* * *

Avachi dans une chaise longue, seul, au bord de cette même piscine, le
lendemain matin ; la lumière me déchire les yeux à travers mes lunettes
noires, le sifflement aigu d'une sirène d'ambulance se perd dans le
lointain.
Siroter un verre de Malibu, fumer une Camel et surtout ne pas se
préoccuper de l'année universitaire qui approche en rampant, dégoulinant
 d'ennui, suintant les responsabilités et les décisions à prendre, prête
 à bondir toutes griffes dehors sur le cadavre encore fumant des
vacances. Rester là, à profiter, à attendre. attendre quoi ?
A quelques mètres de moi, sur les dalles de grès couvertes d'un
patchwork clair-obscur tombant du feuillage d'un saule décharné, deux
énormes lapins noirs sont blottis l'un contre l'autre, immobiles, les
oreilles plaquées sur l'échine. Il y a une heure environ, lorsque
j'ouvrai la portière de ma voiture pour y chercher en vain un reste de
marijuana, ces deux saloperies graisseuses ont bondi sur la pelouse et
galopé en tous sens quelques instants avant de s'immobiliser, apathiques
, à l'ombre du saule ; ils n'en ont pas bougé jusqu'à présent. Le cuir
du siège passager de la BMW était parsemé de petites billes noires que
je balayai de quelques revers du dos de la main. Ne pas savoir qui les a
 achetés, ni où, ni surtout pourquoi, voilà l'essentiel de leur charme.
Ils sont là, souvenirs tangibles d'une nuit étrange, parfaitement
inconscients du concours de circonstances qui a conduit à leur présence
saugrenue, ici même, dans la propriété du chemin de Narcel, au cour de
Sainte-Foy-lès-Lyon, et non chez quelque éleveur avide des environs.
J'ai vaguement envie d'en garder un.
Lassé de mon inaction, je me relève, laisse échapper un faible
gémissement d'effort. J'hésite un instant à m'offrir quelques longueurs
de crawl, trempe un orteil dans l'eau, qui s'est plutôt rafraîchie
pendant la nuit, et renonce. Je me surprends à murmurer : « trop de
chlore, de toute façon », comme si j'invoquais cette excuse pour me
pardonner à moi-même mon manque de volonté. J'écrase la Camel dans un
large cendrier de bar regorgeant de déchets divers, et me dirige vers la
 maison.
Je pousse doucement la porte de chêne du deuxième étage, entre sur la
pointe des pieds - cependant un faible grincement s'échappe des lattes
du parquet, sous la moquette. L'atmosphère est irrespirable, un mélange
de tabac froid, de relents de haschich et de bière fermentée, survolé
par une fragrance composite, ténue mais nauséabonde, fruit du mariage
malheureux de cinq ou six eaux de toilette et déodorants différents. Je
ne distingue rien dans la pièce si ce n'est, descendant d'un velux, un
rai de lumière, dense au point de paraître aussi concret qu'un solide,
qui se laisse, mouvant et ondulant d'une myriade de grains, d'étincelles
 de poussière, couler sur le sol, et y découpe dans la pénombre un
étincelant carré de clarté, brûlant, aveuglant. Trônant en son centre,
dressé, presque majestueux : un jéroboam de champagne, au pied duquel
gisent piteusement quelques flûtes en plastique. Je ne peux rien
apercevoir d'autre durant un bref instant, puis, à mesure que mes yeux
se font à l'obscurité, l'éblouissement laisse peu à peu apparaître un
pied de table chromé, puis une paire de chaussures Caterpillar, quelques
 magazines épars et déchirés, un téléviseur, un boîtier de commande de
console de jeux, un talon nu dans un cendrier en verre, puis quatre
paires de jambes étalées sur des fourrures d'ours, enfin un monticule de
 cannettes de bière, amassées à la va-vite dans un coin de la pièce. Ce
spectacle, pourtant familier, gardera toujours ce don de m'attendrir et
m'émerveiller, de par ce qu'il sera à jamais réservé au seul d'entre
nous qui renonce au sommeil du matin, et que je suis celui-là.
Personne ne ronfle ; le silence est des plus total. Le souffle
imperceptible de six respirations tranquilles en ajoute même à
l'atmosphère de calme et de repos qui noie cette scène et la fait
paraître comme coulée dans la résine, immortalisée. Contemplatif, je
reste planté là, au milieu de la pièce, les bras ballants, tout empli
d'un étrange bonheur.
Un chuchotement, sur ma gauche, me fait soudain sursauter.
« Franck ? »
Sur un matelas posé à même le sol, au pied d'une affiche de film - Seven
 -, Marc, qui me semble-t-il m'a fait la gueule toute la soirée d'hier,
repose immobile, tout habillé, mais ses yeux bruns grands ouverts me
regardent, se détachent dans l'obscurité.
« Franck, tu n'as pas vu mon portable ? A la piscine ? »
Je reste un instant interloqué, puis m'assois en tailleur, face à lui,
et réponds :
« Pas de portable, señor, pas de portable, mais. » Tendant le bras, je
m'empare d'une bouteille de coca éventé, bois goulûment, fais claquer ma
 langue. « .mais des lapins, ça oui, de la même couleur que ton
portable. marrant, non ? »
« Des lapins ? »
« Oui, oui, des putains de monstrueux lapins noirs qui ont eu toute la
nuit pour chier un peu partout dans ma caisse. »
Les autres commencent à remuer un peu autour de nous. Je jette un oil à
ma montre : midi quarante. Marc se répète : « Des lapins noirs ? » mais
ce n'est plus vraiment une question.
Les yeux dans le vague, je lui murmure :
« Est-ce que tu peux te souvenir qui a acheté ces putains de lapins ? »
Sur la défensive, il répond, presque à voix haute cette fois :
« Je n'ai pas acheté ces putains de lapins. Je n'ai pas foutu les pieds
dans ta caisse cette nuit. Tu ne te souviens pas ? » Il me jette un
regard étrange, fouille dans une poche de son bermuda, en sort une
cigarette et l'allume. « Tu es parti avec Thibault, à. trois heures et
quelques, et vous alliez. 'trouver le nerf central de tout ce bordel'
Enfin, c'est ce que tu m'as dit en sortant. » Il tire sur sa clope, me
la tend comme s'il s'agissait d'un joint, puis une lueur d'inquiétude
passe dans ses yeux sombres : « Euh. tu comptes leur faire du mal ? Aux
lapins ? »
« Non. Je vais peut-être, hum, en garder un. »
Rassuré, Marc marmonne quelque chose comme « Pourquoi pas ? », se
redresse et, le menton posé sur les genoux, balaye la pièce d'un regard
endormi. « Quel bordel. Enfin, pas plus que d'habitude. »
Je l'encourage à me suivre au rez-de-chaussée pour manger un peu et
laisser le temps aux autres de se réveiller calmement. Nous sortons sans
 bruit et descendons prudemment le large escalier de pierre blanche.
Attablés devant des bols de céréales, nous mangeons en silence, le seul
son perceptible étant le chuintement humide de la cafetière Krups, à
façade d'aluminium brossé. Je jette un coup d'oil par la porte vitrée :
les lapins sont toujours là, au bord de la piscine ; leur immobilité
leur confère quelque chose d'irréel.
Une ambiance étrange plane dans la pièce, une indicible sensation de
gêne interposée entre nous comme un fin rideau de fumée. Je l'attribue
d'abord à la fatigue, à la gueule de bois conséquente qui nous comprime
le cerveau ; cependant j'en viens peu à peu à conclure que Marc hésite à
 me confier quelque chose ; plusieurs fois je sens son regard posé sur
moi, qu'il détourne dès que je lève la tête de mon bol ; plusieurs fois
sa bouche s'ouvre, puis renonce à parler. Légèrement inquiet, je finis
par lui dire doucement :
« Il y a un truc qui te pèse sur le cour, gadjo. »
« Je ne sais pas. », soupire-t-il. « Je. ne pense pas que tu veuilles
entendre ça. »
La cafetière cesse de siffler. Je vais chercher les tasses et les dépose
 sur la table. Je ne pense effectivement pas avoir envie d'entendre
maintenant ce que Marc a à me dire, quoi que ce soit, mais, mû par la
force obscure de la curiosité, je me risque à insister :
« Si. C'est important, mec ; si quelque chose ne va pas, tu en parles,
OK ? Sinon on ne sert plus à rien. »
« Tu piges pas, Franck. Ça va très bien pour moi. C'est plutôt toi. »
« Quoi, moi ? »
« Il y a quelque chose qui m'inquiète. je. je ne sais pas, tu vois, je
ne veux pas que tu penses que je te parle comme si j'étais ta mère, et.
»
« T'es pas ma mère, » le coupé-je, « alors dis ce que tu as à dire. » Je
 suis vraiment curieux à présent de savoir ce qui le tracasse.
« OK. » Il porte la tasse à ses lèvres, grimace, et la repose
promptement. « OK. C'est un peu comme si tu. partais à la dérive, tu
vois, comme si tu n'étais plus vraiment là. »
« Je te suis pas, là. »
« Attends. Ce que je veux dire, c'est que. tu vois, ça fait des années
qu'on se mine la tête, OK ? »
« OK. »
« On se mine la tête pour le plaisir, on se mine la tête parce qu'on
trouve ça marrant, OK ? »
« Toujours OK. »
« Mais on a toujours maîtrisé la barque, tu vois, on a pas retapé à
cause de ça, personne a foiré son bac, non ? »
Je ne réponds rien.
« On est jamais, reprend-il, parti en couille, en fait. »
« Pas que je sache. Alors accouche, dis-moi pourquoi tu trouves que je
pars en couille. Parce que c'est bien ce que tu essaies de me dire, je
me trompe ? » J'ai parlé bien plus fort qu'il n'aurait fallu et le
regrette immédiatement. Mais Marc ne se démonte pas, et me lance d'une
traite, sans hausser le ton :
« Ce que je vois, moi, c'est que tu commences à mélanger l'alcool et le
shit, et que tu ne le faisais pas avant, et que tu ne te souviens même
plus d'une cuite sur deux et ça, ça n'arrivait pas avant, et que Claire
m'a appelé plusieurs fois en pleurant à cause de toi, et que ça me fait
chier, tu piges ? Ça me fait chier. » Il prend une autre gorgée de café.
 Je n'ai pas touché à ma tasse. J'allume une Camel. « Et Thibault. »
« Quoi, Thibault ? »
« Tu vois bien, putain ! Il passe des après-midi entières tout seul ici,
 sans appeler, sans répondre au téléphone. et même quand on est là, des
fois. même hier, il a passé la moitié de la soirée à bloquer sur sa
chaise longue. ça t'a échappé, ça ? » Il prend une cigarette dans mon
paquet, la fourre dans sa bouche, la repose. « C'était bien son putain
d'anniversaire, pourtant. » Je lui tends mon briquet. « Et il y a ça
aussi : il se passe pas une seule putain de journée sans qu'il parle de
sa mère. »
« Je sais. Tu crois que c'est facile à encaisser ? »
« Mais ça fait quatre ans, Franck. Est-ce qu'il en a parlé une seule
fois en quatre ans, avant ces vacances ? »
« Non. »
« Alors maintenant, c'est à toi de me dire ce qui se passe avec vous, tu
 piges ? Je suis pas ta mère, je suis pas le père de Thib', mais j'ai
pas l'intention de rester le cul posé sur ma chaise à bouffer des chips
pendant que tout part en couille dans vos putains de crânes ! Dis-moi ce
 qui se passe, putain ! »
Les yeux dans le vague, je murmure :
« On vieillit, mec. On vieillit. »









LES JOURS s'enchaînent les uns les autres tels les maillons standardisés
 d'une longue chaîne monotone, chaque semaine glisse dans la suivante,
et j'ai beau me raccrocher comme un perdu aux convictions de ces années
précédentes, ces années si proches pourtant où tout était à découvrir,
tout devait se savourer, de la simplicité d'un repas frugal à la plus
exceptionnelle des bravoures, oui j'ai beau me raccrocher à cela, rien
ne peut empêcher cette sentence de circuler dans mon esprit, ricochant
contre les parois de ma conscience, parfois tapie sous sa surface, mais
toujours prête à resurgir, affirmation effroyable d'une inéluctable
perte : la flamme sacrée faiblit, Franck, elle vacille et se meurt, et
tu la laisses s'éteindre.
Je ne suis pas malheureux. Je ne suis pas malheureux, je n'en ai pas le
droit. Je refuse toute lassitude, sentiment orgueilleux de celui qui
croit en avoir trop vu - cet homme-là ne peut exister, je ne peux
l'admettre. Et pourtant.
Vingt ans seulement que je mène cette barque - le temps d'un battement
de cils. Le principal est à venir. A venir, oui, et lorsque je regarde
en arrière, j'aperçois encore la terre. Et l'eau a été houleuse, sans
doute il y a eu des bourrasques, et le vent a tourné tant de fois, s'est
 calmé tant de fois pour caresser mes joues avant de se lever d'un bond,
 d'abattre sur le pont des tempêtes d'événements et projeter mon esquif
d'une crête à l'autre et de crête en creux et de creux en roulis. et
ainsi ballotté par la vie, j'ai sans doute aspiré au calme.
Et le calme est là. Une putain de mer d'huile, même. Et vous voulez
savoir le meilleur ? Je m'emmerde intensément. Tout est limpide, la
route est tracée, le pilote automatique est en marche, et. non, Franck,
tu n'as plus prise sur rien. L'été est fini, tu retournes à la fac,
écoutes parler les profs, suis les études qu'on te propose pour plus
tard accomplir la tâche qu'on t'assigneras, c'est tout. Nul n'y peut
rien, surtout pas toi. Tu suis la voie proprette et goudronnée que des
mains travailleuses ont façonnée pour toi. Tu traverses quand le
bonhomme est vert et tu t'arrêtes quand il est rouge, c'est aussi simple
 que ça.

* * *

La brutale sonnerie du fixe met fin à ces sombres pensées. Je m'extirpe
du fauteuil en quadrillage d'acier laqué Ikéa, encore tout comateux, et
déambule tant bien que mal jusqu'au téléphone, manquant de peu de
trébucher sur le lapin noir qui grignote sa salade au pied d'une commode
 teinte merisier.
« Chéri ? C'est Claire. ça va ? »
« Super. Ça va super. »
« Tu m'as bien dit que tu pouvais m'amener chez Charles, en début de
soirée ? »
« Je. OK. Bien sûr. » Ça m'était complètement sorti de la tête. Claire
toussote.
« Tu es sûr que ça va ? »
Essai lamentable pour paraître aussi joyeux que possible :
« Mais oui. si je te le dis ! »
« On dirait pas, pourtant. » Pause. « Un. problème avec tes parents ? »
« Mais non. Je crois que c'est le mauvais black que je viens de fumer
qui m'a rendu. mélancolique. »
« Justement, chéri. c'est pas le shit de Charles qui te mettrait dans
des états pareils. Alors on va chez lui ? »
« Ouais. Je t'ai dit ouais, pas de problème, OK, bien sûr. »
« Tu passes me prendre ? »
« Ouais. »

* * *

Claire vérifie son maquillage dans le miroir de courtoisie, se remet un
coup d'eye-liner. J'ai toujours admiré son extraordinaire capacité à se
maquiller en voiture sans jamais se foirer - voilà qui est sans doute à
peu près aussi facile que de rouler un cône sur un pur-sang au galop. Je
 l'observe en coin tout en slalomant dans le trafic dense et rapide des
quais de Saône, et ne peux m'empêcher de penser : cette fille a de la
classe.
« Plus que cinq jours, chéri, tu te rends compte ? »
« Quoi ? »
Un bus déboîte pile devant moi, m'oblige à faire une dangereuse queue-de
-poisson à un coupé Mercedes. Un poing sort de la fenêtre ouverte du
coupé, côté passager, un doigt se dresse.
« La rentrée, Franck ! Dans cinq jours ! »
« Ah ouais. Merde. »
Je m'arrête à un feu que je ne peux pas griller. Le coupé Mercedes se
range juste à ma gauche. Je m'efforce de regarder droit devant moi ; un
crachat vient s'étaler sur la vitre de la portière. Le feu passe au vert
, je redémarre doucement. Claire, qui n'a rien remarqué, me parle de ses
 résolutions pour l'année à venir, d'une de ses copines qui s'est fait
arracher un rétroviseur de sa 306 cabriolet, des prix faramineux
pratiqués chez Gap. La fatigue m'empêche de me concentrer à la fois sur
la circulation et sur son discours, si bien que je loupe un mot sur deux
 de ce qu'elle me dit et tente après coup de reconstruire chaque phrase
pour ne pas la faire répéter. La cohérence de l'ensemble s'en ressent
nettement, mais je comprends plus ou moins qu'elle a décidé d'arrêter de
 fumer pour la rentrée, et qu'elle se sent souvent mélancolique dès
qu'elle pense à la masse de travail qui l'attend pour réussir médecine
et au champ de ruines que serait sa vie si jamais elle échouait, mais
que Charles lui réserve une 'surprise spéciale' pour tenir le coup, du
shit à l'opium ou quelque chose du genre, mais qu'elle a peur que
l'opium la démotive pour la rentrée, ce qui serait catastrophique, et
qu'elle a trouvé une copine qui serait prête à récupérer le lapin, celle
 justement qui s'est fait casser son rétroviseur.

* * *

La stéréo diffuse en fond sonore des valses de Chopin. Nous sommes assis
, Charles, Claire et moi, autour d'une table basse à plateau de verre et
 montants d'acajou, dans le luxueux studio de Charles, au dernier étage
d'un immeuble de standing, au coin des rues Montgolfier et Masséna, face
 au parc de la Tête d'Or. Il est rare que Charles reçoive ses clients
chez lui, c'est pourquoi Claire et moi, au centre de toutes ces
attentions, devons plus ou moins consciemment donner l'impression de
nous gargariser de cette faveur, réservée aux 'amis'. Depuis la table
basse, où pas un grain de poussière ne traîne, trois verres à cognac
projettent des reflets chamarrés sur le tapis de laine blanche : un
martini bianco pour Charles, un Bailey's pour Claire et un Jack Daniel's
 on the rocks pour moi.
Charles nous parle du rendement actuel des sicavs, d'une OPA très
agressive que telle entreprise vient de lancer sur telle autre, de la
lancée en Hollande d'une nouvelle variété de sativa atteignant trente
pour-cent de THC à la récolte, de la hausse effrénée du dollar, d'un
type très sympa rencontré à un cours d'onologie, de la façon dont ce
type a importé d'Inde du haschich à l'opium et a accepté de lui en
vendre cent grammes, de l'offre qu'il nous fait sur cette affaire, soit
cinquante francs le gramme alors qu'il l'a touché quarante francs, ce
qui représente une marge ridicule mais témoigne de la profonde amitié
qu'il nous accorde, etc., etc.
Claire m'a beaucoup parlé de lui, lui qu'elle considère comme une sorte
de rebouteux des beaux quartiers, toujours prêt à offrir le remède
miracle aux âmes en détresse, du moment qu'elles sont fortunées. Charles
 est né à Lyon, Charles a habité Croix-Rousse et a fréquenté le lycée
des Chartreux, Charles aime Schubert, Chopin et un peu moins Beethoven
et Mozart, Charles a fait sa classe préparatoire de commerce au lycée du
 Parc, Charles fume le cigare, Charles est maintenant diplômé de l'Ecole
 Supérieure de Commerce de Lyon et tient un poste important dans un
cabinet d'expertise comptable. Claire a rencontré Charles par le biais
d'une de ses cousines qui a couché un certain nombre de fois avec lui
Charles est de cinq ans mon aîné. Il conduit un cabriolet Mercedes SL
500 de 1995. Il est plein de toutes sortes de qualités. Je ne l'aime
pas.
Claire achète dix comprimés d'ecstasy et six grammes de ce fameux Bombay
 Black à l'opium ; je n'achète rien.







.ET J'AI EU quelques problèmes administratifs mais j'ai pu régler ça.
D'ailleurs ils ont fait pas mal de travaux à la fac, une entrée très
moderne et la cafétéria a complètement changé de gueule. L'emploi du
temps est plutôt correct. Enfin, en bref, tout se passe bien. Claire
vous dit bonjour, et Thibault aussi. Je suis bien content de reprendre
les cours, ça va m'occuper. J'espère avoir bientôt de vos nouvelles.
Bises. Franck.
P.S : je sais que c'est encore un peu tôt, mais je voudrais m'occuper de
 la vignette de la voiture - si vous pouviez m'envoyer le chèque dans la
 prochaine lettre ?

Je plie soigneusement le feuillet en trois, le glisse dans une enveloppe
 air mail bordée de bleu et de rouge. Pas de timbre. Je décide qu'il est
 trop tard pour en trouver. De toute façon, Thibault doit passer me
prendre d'une minute à l'autre. « Vraiment motivé pour me cuiter »,
c'est ce qu'il a dit. J'ai pensé que quelque chose avait dû se passer -
on verra bien.
En attendant, je m'offre un peu de rangement, de-ci de-là, déplace un
chandelier Habitat, époussette un modèle réduit de Dodge Viper, améliore
 la position des enceintes de la chaîne compacte Sony jusqu'à obtenir ce
 qui me semble être le meilleur rendu musical. Puis, m'affalant dans le
fauteuil ultramoderne en tubes d'acier laqué, face à la fenêtre, je
contemple quelques instants la place Bellecour et les fourmis qui
l'arpentent.
.
Une chute de tension soudaine voile mon champ de vision, inexplicable
puisque je n'ai pas changé de position. Une étrange sensation m'envahit,
 comme si un glissement, un changement imperceptible venait d'infléchir
subrepticement la perception que j'avais de moi-même, comme si une
faille, une fracture dans l'écorce de ma conscience avait laissé
s'échapper quelques fragments volatils d'une personnalité inconnue,
pourtant tapie depuis toujours dans quelque recoin inexploré de mon âme.
 J'ai un instant la très nette impression de survoler ce corps, de
l'observer à la dérobée, cet amas de chair et d'os qui est mien le reste
 du temps et contemple, rêveur, la ville en contrebas, prenant les airs
d'un magnat passant en revue son empire depuis la plus haute tour de son
 palais, satisfait de ses actes, empli de confiance en sa suprême
capacité à entreprendre et réussir. Et je ricane et me gausse à la vue
de tant de satisfaction injustifiée, d'un tel manque de lucidité face à
la plate réalité qu'est la vie de ce corps. Oui, qu'a-t-il accompli,
qu'a-t-il offert, qu'a-t-il mérité surtout, cet être fainéant ? Comment
ose-t-il se satisfaire de cet environnement précieux, lui qui n'en a
rien acquis par lui-même ? Comment ose-t-il même se montrer à la lumière
 du jour ? Oui, j'en ris, j'en glousse, j'en hurle d'amusement et de
mépris, puis.
.puis tout revient brusquement à son état normal. Les enceintes
murmurent un vieil album de Nirvana, une mouche volette autour du
lampadaire halogène en acier chromé, la lettre à mes parents est posée
sur la table de nuit, entre mon téléphone portable et un bang de voyage
en verre bleuté. Je me sens juste vaguement nauséeux.
L'interphone laisse entendre deux doux ronronnements. Thibault m'attend
au pied de l'immeuble.
Il n'a pas l'air sombre. Peut-être avait-il juste réellement envie de
boire, pour le plaisir, comme au lycée, et non pour fuir quelque chose.
Mais peut-être pas. Nous traversons la rue de la Barre, slalomant entre
les taxis, et marchons sur la rue de la République, en faisant attention
 à rester bien au centre de la voie piétonne pour éviter autant que
possible les sondeurs, quémandeurs et racketteurs de toutes sortes qui
infestent ses bords. Thibault veut aller au Down Under, pour ne pas
prendre de voiture. C'est à moins d'une demi-heure à pied. Il veut
discuter en marchant, il veut aussi passer sur les quais du Rhône et
contempler les lumières de la ville.
« On peut prendre le temps de discuter en restant clairs, monter au Down
 en marchant droit, et. repartir en rampant, ou en civière, » me dit-il
avec un regard entendu.
« C'est un rite local qu'on aurait tort de ne pas honorer. » J'évite
lestement un vendeur de rubans rouges Sidaction.
« Ça marche comme ça, alors. On fait tout à la Foster. »
« Clair. »
Nous continuons d'un bon pas sur la rue piétonne, croisons une ex de
Thibault que nous faisons semblant de ne pas reconnaître - et qui fait
de même -, puis prenons à droite la rue Childebert pour atteindre le
quai Jules Courmont, où Thibault roule un joint tout en marchant, chose
que je n'ai jamais réussie, passons le long de trois voitures de police,
 à hauteur du pont Lafayette, le joint à la main, et finissons par
traverser la place Louis Pradel, sur laquelle stationnent trois ou
quatre cars de CRS. Le Down Under se trouve dans une petite rue partant
de la place et montant en pente raide vers les Pentes de Croix-Rousse.

* * *

Je froisse mon paquet de Camels vide d'un air dégoûté, le balance sur la
 table piquetée de brûlures de cigarette, ne peux contenir un rot
monumental. L'écran géant diffuse en boucle des sessions de surf sur des
 airs des Doors. La cohue est totale, nous sommes engloutis dans un
énorme tourbillon de pichets, de surfeurs, skateurs et rockeurs, de
carafes, d'étudiantes dépravées aux vestes de chanvre, de serveurs
australiens barbus portant des catogans, et des verres, des bocks et des
 mugs, et l'odeur prenante du haschich s'insinue entre la sueur et le
tabac, monte jusqu'aux poutres du plafond et illumine l'ensemble de
cette danse de Saint-Guy orchestrée par le phénoménal besoin d'évasion
qu'impose la vie moderne. Nous ne sentons plus nos ventres ballonnés par
 la bière, le tout est de boire plus vite, plus vite, et toujours plus.
Les yeux de Thibault brillent d'un éclat fou, virevoltent d'un décolleté
 à une nuque délicate, ses narines palpitent, leur pourtour encore
blanchi par les fins résidus de la cocaïne qu'il s'envoie ce soir en
quantités gargantuesques et dont il ne prend plus la peine d'essuyer les
 restes. « On est là pour quoi, on est là pour quoi ? » me hurle-t-il
dans les tympans, « on est là pour jouer, ouais Franck on joue, on joue
à devenir fous ! » Il s'affale dans un box miraculeusement vide ; je
titube jusqu'au bar pour en ramener quelques litres de Foster que nous
buvons directement dans les carafes. Il n'est qu'une heure et quart je
remarque, et cela me surprend fort. Sur la banquette du box, à côté de
Thibault qui vient d'allumer un énorme joint, a pris place une jeune
femme brune, très moyenne d'apparence, un peu forte, qui promène sa main
 sur la nuque de Thibault en me regardant fixement. Je suis incapable de
 me souvenir quand ni comment elle est arrivée là, et Thibault ne lui
accorde aucune attention. « C'est là maintenant que tout va bien,
Franckie, tout va bien, » ne cesse-t-il de me répéter, « oui tout va
bien toutvabienvabienvabien parce que. » Il hésite un instant, la femme
en profite pour nous dire qu'elle s'appelle Coralie ou Camille ou Amélie
, je n'entends pas et je m'en fous. « .parce que c'est quand on
assassine la lucidité à coups de trique, ouais c'est à ce moment-là
qu'on jouit de la vie de la ville de la rue des gens, qu'on tourne avec
le vent et qu'on peut s'envoler un peu, ouais cramons la lucidité,
cramons-la comme un bout de sale shit, noyons-la dans la bière et la
coke et le sexe - à ce mot une lueur d'avidité passe dans les yeux de
Coralie ou Camille - et étripons-la, broyons-la, arrachons-lui les
jambes et qu'elle n'aille pas courir quand je viendrai lui écraser le
crâne à coups de pompes sur le trottoir. » Il se calme un peu, tire une
longue latte sur le joint et laisse tomber quelques cendres dans une
carafe de Foster. Camille ou Amélie profite à nouveau du relatif silence
 pour dire quelques mots à propos de sa solitude et nous inviter tous
les deux chez elle. Pour une raison ou une autre, cela met Thibault hors
 de lui ; il la pousse violemment de la banquette en hurlant : « Casse-
toi, sale pute, laideron, morue, morue ! Roulure ! Sale putain ! » La
pauvre fille bascule tête la première contre le plancher et s'éloigne en
 rampant au milieu d'une forêt de jambes, avec des gestes désordonnés de
 lombric shooté à l'ecstasy. Thibault sort de sa poche de chemise sa
petite fiole à cocaïne, s'en verse une bonne rasade sur le dos de la
main, renifle à tout rompre et tire aussitôt après sur son cône, jusqu'à
 en consumer la moitié. « Les putes comme ça devraient pas exister. les
exterminer, c'est ça qu'il faut faire. y'a que ça à faire, mais. » Il
pose sur moi un regard interrogateur. « De quoi je parlais avant ? » «
Lucidité. » « Ah ouais, lucidité. De la merde, oui ! De la merde à
nourrir les putes, ça, la lucidité. Ça gâche tout. » J'approuve d'un
bref hochement de tête. « Je te suis, mon pote. » Thibault paraît
soudain au bord des larmes. « C'est pour ça que je t'aime, Franck,
ouais. Tu comprends tout, t'en chies autant que moi. »
En chier autant que lui. Impossible. La mort de sa mère. Son père
sombrant dans l'alcool. Le dernier trimestre de la seconde, après cette
soirée chez Antoine. Pas un mot. Il n'a pas dit un mot pendant trois
mois. C'est Flavie qui m'a raconté. La Ford bleue dans laquelle je
montais chaque lundi soir pour aller nager à la piscine de Vaise. La
chaussée détrempée devant le portail, chez Antoine. La Ford bleue
dérapant quelque part sur la Nationale 7, quelque part entre Ecully et
Charbonnières-les-Bains. La Ford bleue percutant une pile de pont, et
hop, Thibault est orphelin.
« J'essaie de te comprendre, mec, tu le sais. Mais je n'ai pas vécu ce
que tu as vécu. J'ai rien vécu du tout, même, face à ce que toi. »
Thibault me coupe, lutte contre les larmes, tente de rétablir la joie :
« On s'en fout. On est pas là pour se plaindre. On est là pour se
défoncer, ouais, s'imbiber, ouais, plus loin, plus fort, plus loin, plus
 fort ! On va chasser le dragon, Franck, on va transformer ta putain de
flamme sacrée en putain de feu de joie ! » Il pleure complètement. « On
s'ennuie pas, hein ? On s'ennuie jamais, parce qu'on est potes, ouais,
parce qu'on est deux et qu'on sait bouffer la vie avant qu'elle nous
bouffe, hein tu te souviens. » Il renifle. Il me tend la fin de son
joint, sur lequel je tire goulûment et me brûle. « .ouais tu te souviens
, c'est ce que tu m'as dit, qu'on serait invincibles parce qu'on savait
bouffer la vie. »
« Je l'ai dit. Je sais pas si j'y crois encore. Ça fait longtemps »
« Franck, putain ! Tu dis ça comme si on avait cinquante berges ! On a
pas cinquante berges ! On a encore un bout de temps à passer dans le
coin, et si on en profite pas maintenant, on aura rien à raconter à nos
gosses ! C'est toi qui me l'as dit, c'est toi, putain, Franck. » Il
s'effondre sur la table, secoué de sanglots, cache son visage au creux
de son bras.
Je reste silencieux. Des choses à raconter à nos gosses ? Nos week-ends
du lycée passés à boire tout et n'importe quoi devant des écrans
Trinitron ? Leur expliquer comment on fabrique un bang avec trois fois
rien, leur montrer les coins de Lyon où on trouve les meilleurs dealers
? Foutaises.
« Thibault ? »
Il lève vers moi des yeux gonflés de larmes.
« Ça t'es jamais arrivé de penser que tu survoles ton propre corps ? »
« Quoi ? »
« Ça t'es jamais arrivé d'être. à l'extérieur ? A l'extérieur de toi-
même ? »
« En rêve peut-être. »
        « Ça me l'a fait, tout à l'heure, quand je t'attendais. J'étais éveillé
, non je dormais pas, et je me voyais, j'étais hors de mon corps. »
        Instantanément, il cesse de renifler. Ses yeux rouges s'emplissent
d'intérêt, comme si j'allais finalement lui annoncer que j'étais fou, ou
 que j'avais découvert un nouveau moyen de planer. « Continue, Franck.
Qu'est-ce que tu voyais ? »
        « Mon corps. La pièce. La ville par la fenêtre. Je me voyais et je ne
m'aimais pas. Comme si. je me moquais de moi-même. »
Il hésite un instant, puis : « Tu sais quoi ? »
        J'attends la suite, haletant.
        « Ce que je vois, moi. ce que je vois, c'est qu'on est vraiment en
train de déraper. »

* * *

        Réveil dans la brume. Nausée. Je vomis deux fois. Souvenirs imprécis,
en vrac, l'envie de trouver une boîte pour finir la nuit. l'entrée du
Fish. les videurs nous refusent, « non, tu n'entres pas, c'est tout, »
Thibault hors de lui. une cabine téléphonique sur le parking de la boîte
, sur les quais du Rhône. Thibault appelant les flics parce que l'entrée
 nous a été refusée. « Qu'est-ce qui te prend, putain. » Moi le traînant
 hors de la cabine, son visage, ses yeux, le désespoir et la haine,
féroce, irrationnelle et toujours croissante. un car de CRS, « tu te
lèves ou on te fout au trou, » « pas le trou pas le trou bon OK je me
lève, » réveil sous le pont de l'Université, nausée, nausée Vraiment en
 train de déraper.
       
* * *

Claire passe me prendre vers midi, sa mère lui a acheté une nouvelle
Clio, gris métallisé, un changeur six CD dans le coffre, le tableau de
bord et la console en ronce de noyer. Elle tient absolument à déjeuner
dans ce fameux restaurant de Fourvière, d'où l'on peut voir la ville
entière si l'on est bien placé en terrasse. En passant place Saint-Paul,
 nous sommes sifflés par un groupe de jeunes s'ennuyant sur les marches
de la gare ; Claire me décoche un regard en coin signifiant sans doute :
 dis quelque chose, fais quelque chose, mais je ne fais rien et les
laisse siffler. Elle fait plus ou moins la gueule après ça, mais nous
trouvons une place de parking juste devant le parvis de la basilique, à
quelques pas du restaurant, et son sourire revient.
Nous ne sommes pas en terrasse, la terrasse est complète. Claire fait de
 nouveau la gueule. Nous sirotons des Martinis blancs dans des verres
très quelconques, sans rondelle de citron. Claire est songeuse, elle
pense sûrement à sa mère qui entame une énième hospitalisation. Je ne
pense à rien.
Le serveur vient déposer devant nous nos salades romaines et une
corbeille de pain rassis ; Claire mate instinctivement son cul alors
qu'il s'éloigne, le hèle pour une carafe d'eau. Je me sens intensément
calme, sans doute parce que je suis intensément fatigué.
« Chéri ? Tu ne veux pas savoir comment s'est passée ma rentrée ? »
Cette question m'extirpe brutalement de ma torpeur contemplative. Je me
retiens de soupirer. « Comment s'est passée ta rentrée ? »
Claire se redresse, avance sa main vers le verre de Martini qu'elle n'a
pas fini, et la retire. « Alors je suis arrivée à la fac à neuf heures
et demi. » Elle prend sa fourchette, pique un lardon, le porte à sa
bouche et mâche consciencieusement. « Je disais : neuf heures et demi,
parce que même si la rentrée est à dix heures, il faut arriver bien en
avance pour rester devant la porte et avoir une bonne place dans l'amphi
 quand ils l'ouvrent. » Je n'ai pas encore touché ma salade, et bien que
 j'aie parfaitement conscience de l'impolitesse de mon geste, j'allume
une cigarette.
« Alors j'ai eu une place pas mal, vers le milieu, et j'ai retrouvé
Francine, il y avait aussi. Caroline, et par contre Matthieu a
abandonné. » Sans y faire attention, je lui souffle ma fumée en plein
visage ; elle exagère un toussotement, puis : « Franck, je mange, tu
vois bien ! Tu pourrais te retenir de fumer de temps en temps, on est au
 restau ! »
« Désolé, » soupiré-je.
« Ouais, c'est ça, tu es désolé. » Un regard noir, elle vide d'un trait
la fin de son Martini. « Bon, je te disais que Matthieu a abandonné, et
devine ce qu'il fait cette année ? »
« Que fait-il cette année ? » Je ne sais absolument pas qui est
Matthieu.
« Il va travailler sur des circuits de Formule Un ! » Elle m'assène
cette phrase comme s'il s'agissait d'une révélation capitale. « Il veut
devenir commissaire de piste, ou quelque chose comme ça. Marrant, non ?
»
Une anecdote morbide me traverse l'esprit, un commissaire de piste tué
par un pneu arraché d'une voiture lors d'un carambolage. « Très marrant.
 »
« Franck ! » Claire a légèrement levé le ton, deux hommes d'affaire à la
 table derrière elle se retournent vers nous. Je baisse les yeux. Claire
 reprend, presque en chuchotant : « Franck, essaye au moins de faire un
peu semblant de t'intéresser à ce que je te raconte. »
« Je suis un peu crevé, là, et. »
« L'ennui avec toi, coupe-t-elle, c'est qu'on a toujours l'impression
que tu t'emmerdes. C'est un peu insupportable pour les gens autour de
toi. Surtout pour moi qui t'invite dans un bon restaurant. »
« La salade est très bonne. »
« Arrête de te payer ma tête. Tu ne l'as même pas goûtée. Et éteins ta
cigarette, s'il te plaît. »
J'éteins ma cigarette. Silence pesant, suivi d'une lamentable tentative
pour lui présenter des excuses :
« Je. ne me sens pas dans mon assiette ces derniers temps. Je crois que.
 j'essaie de faire des efforts. Tu m'as toujours trouvé un peu laconique
, non ? »
« Laconique, oui. Pas mélancolique. Qu'est-ce qui t'arrive ? On dirait
vraiment que tout te fait chier maintenant. » Son ton a changé, il ne
s'agit plus d'un reproche, plutôt d'un regret. « Tu. » Elle tripote son
couteau. « Tu ne t'amuses plus. avec moi ? »
« Ça ne vient pas de toi, ça n'a rien à voir avec toi. Je t'aime, tu le
sais très bien. »
« Ouais. » Elle tente un air de petite fille boudeuse, parvient à
m'arracher un sourire. Elle se penche par-dessus la table, s'approche de
 mon visage - un pan de son chemisier trempe dans la sauce de la salade
romaine. Elle me demande de l'embrasser. Je l'embrasse.

        FIN DE L'EXTRAIT
André Riac

 


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anonyme

Désarmant par sa vérite crue, sa simplicité et ses tranches de vie sublimées. L'apparente fraicheur candide du texte constraste avec le désespoir envahissant d'une beat génération en quête de sens. génial!


Anonyme

genial!! tout simplement génial!!