le Tatouagepar Romain Daubord
Ce jour-là, je me suis levé en retard. J'ai pris une douche
rapide et j'ai déjeuné en speed. Je suis monté en ville par
le bus de neuf heures moins dix. Il était plein. De sales
morpions de lycéens occupaient tout le fond et braillaient
comme des putes qu'on égorge. Fais chier ! Déjà le retard,
le speed et le stress, maintenant les gosses. Je sentis confusément
que j'allais pas aimer cette journée.
Le bus fut cependant rapide à monter et je pus prendre le
RER de neuf heures cinq. Celui-ci aussi était rempli de gens.
Pas de morpions, mais j'aurais préféré. Je déteste encore
plus la vision de tous ces gens si insignifiants qui prennent
le RER tous les matins pour se rendre à leur boulot. On dirait
qu'ils font ça plus par habitude de zombi que par véritable
amour du travail.
Mais merde, chais pas moi, si t'aimes pas quelque chose, tu
fais pas. Tu te casses. Tu vas voir ailleurs si c'est mieux.
Et ailleurs, et ailleurs, et ailleurs. Mais tu restes pas
là à sourire jaune en regardant ta vie partir dans une direction
opposée à celle de ton cour. Tu ne continues pas à accomplir
chaque jour les mêmes gestes qui te dégoûtent, qui te font
chier. Tu ne continues en aucun cas à arpenter les couloirs
du RER et du bureau tel un putain de fantôme.
Métro, Boulot, Dodo, maître-mots de la non-existence, du mensonge
par excellence. Enfin bref, ce n'est que mon modeste avis
de mec qui se prend pour un écrivain éclairé. Rien de plus.
Le RER commença à se vider à partir de la défense. Normal.
Et c'est alors qu'elle m'apparut. Une fille d'une vingtaine
d'années, brune. Elle s'assit en face de moi et ouvrit un
bouquin. La partie gauche de son visage était couverte de
profondes cicatrices refermées depuis longtemps. Elle était
défigurée.
Tel le bon être humain que je suis (notez le mot « humain
», c'est le plus important de la phrase), je ne pus m'empêcher
de scotcher son visage. C'était très étrange : laid, horrible
et repoussant d'un côté, terriblement attirant et beau de
l'autre. Car oui, elle devait avoir été magnifique avant de
récolter ses cicatrices. Ses yeux étaient d'un bleu électrique
profond, sa bouche fine. Elle me fit penser à un chat égyptien.
Enfin, la partie droite de son visage.
Je ne pus donc me retenir de la scotcher, ainsi que de me
questionner sur ce qui avait dû lui arriver. Ce n'étaient
pas des cicatrices provoquées par une brûlure. J'en avais
déjà vu, à la télé du moins. Non, c'était autre chose.
Je me mis naturellement à imaginer des hypothèses de fou.
Un chat géant lui avait griffé le visage, elle était tombée
dans un mixer, elle avait pris une balle en participant à
une opération secrète de la succursale française de la C.I.A.enfin,
rien de bien sérieux. Ma question tournait à vide dans ma
tête comme une feuille morte prise dans la tempête. Jolie
métaphore.
Puis je m'aperçus de l'ignominie de ce que je faisais. Je
n'étais pas le seul mais j'eus la plus grosse honte de ma
vie, sortis un bouquin de mon sac de cours et l'ouvris. Je
n'étais pas capable de comprendre ce que je lisais, mais au
moins, mes yeux étaient occupés à autre chose qu'à infliger
mon regard de brute à cette demoiselle.
Je lisais Pulp, de Bukowsky et au bout d'une vingtaine de
lignes, quelques secondes avant d'arriver à Charles De Gaule
étoile, je ne tins plus et reposais mes yeux sur elle. Je
saisis un détail nouveau. Elle lisait Pulp.de Bukowsky.
Mon cour fit un bond. Puis deux, puis trois, et s'arrêta de
battre pendant un instant.
Elle lisait le même livre que moi !
Elle leva enfin la tête vers moi, et nos regards se
croisèrent. Je n'en crus pas mes yeux. Elle avait le plus
splendide des regards. Genre canard WC dans des cuvettes de
chiottes. Et perçant comme des milliers d'aiguilles avec ça
! J'en tombais instantanément amoureux. Comprenons-nous bien,
pas d'elle, de son regard. Ils reflétaient tant de choses
inconnues pour moi. L'Amour. Ils reflétaient l'amour avec
un grand A. L'amour du conducteur débutant. Celui qui conduit
une belle voiture mais ne sait jamais où la garer.
Cela faisait plusieurs années déjà que je l'attendais, cet
amour fusionnel. Et il fallait que je le trouve au fin fond
des yeux bleus d'une fille défigurée. Putain ! Plus mal faite
que la vie, y a que Maïté. Et encore, je crois que là elle
s'est surpassée dans le concoctage de destin pourri. Et merde,
fais chier !
La fille me sourit. Un beau sourire. Un sourire renversant.
Un sourire qui créerait une vague de plusieurs mètres dans
la baignoire d'un gamin de huit ans.
Nous arrivâmes à Auber. Je me levais et me dirigeais vers
la porte du wagon. Lorsque je me retournais vers elle, elle
se tenait debout, derrière moi. Nous avions le même arrêt
!
Lorsque le train fut arrêté, je descendis le premier, la fille
dans mon dos. Sur le quai, elle passa son bras autour du mien
et je mis la main dans ma poche.
-« Café ? »
Mon cour sursauta. Sa voix était suave, presque rauque. Craquante.
Je m'entendis plus que je n'eus conscience de dire oui. Elle
me dirigea jusqu'à la sortie, boulevard Hausseman. Son étreinte
se faisait de plus en plus forte au point que je finis par
me demander si j'avais le choix de ne pas la suivre, si j'eus
pu lui résister. C'est alors que je compris. Tout en elle
n'était que force. Physiquement comme de caractère.
Pendant tout le trajet jusqu'au petit troquet où nous bûmes
un café, je vécus une expérience d'halluciné. Un trip de drogué.
Un rêve. Tout me paraissait exagérément lent. Et flou. Je
ne me réveillai que lorsque nos deux cafés furent déposés
(.jetés.) sur la table par un serveur teint en blond. Nous
étions dans un petit café, je ne sais où. Un café décoré par
de gigantesques tentures accrochées au plafond et qui pendaient
sur tous les murs. Je jetais de petits regards apeurés tout
autour de moi. Partout, des tables occupées. Pourtant, il
n'était que dix heures. Certains des clients nous regardaient.
Ou plutôt fixaient ma kidnappeuse.
Je finis par enfin jeter un regard à la fille. Elle me regardait.
Ou plutôt, m'observait. Et je n'aimais guère cette impression
d'être fixé, détaillé. Cette impression-là, elle, devait la
connaître. Je me sentis alors comme violé. Mais je fis face
et lui rendis son regard. Notre échange dura quelques secondes
avant qu'elle n'ouvre la bouche. Je me pris à me demander
combien de temps aurait durer ce silence si elle ne l'avait
rompu. Longtemps, sans doute.
-« Je m'appelle Léa. Et toi ? »
Sa voix était plus douce que tout à l'heure. Ou peut-être
hallucinais-je encore, car elle n'avait prononcé qu'un seul
mot sur le quai. Enfin, quoi qu'il en soit, j'aimais grave
sa voix.
-« Anthony. », murmurais-je.
Elle sourit. Je ne sus pas si c'était mon prénom ou mon murmure.
Et je ne lui demandai pas. Je voulais juste savoir.quoi au
fait ? Rien. Le moins possible, en fait. Car je l'aimais.
-« Je trouve ce prénom très laid. Tiens, tant que j'y
pense, c'est toi qui offres. »
Elle afficha un sourire narquois, une mou candide. Je l'aimais,
bordel.
Je réalisais soudain que j'avais raté le premier cours de
ma journée. Et que je raterais sans doute les suivants. J'ouvris
la bouche pour parler mais elle fut la plus rapide.
-« Bukowsky, tu aimes ? »
-« Oui. Et toi ? »
Nôtre dialogue sonnait faux.
-« Oui. C'est pour ça que je le lis. Et toi, pourquoi
le lis-tu ? »
-« Comment ça ? »
-« Pourquoi lis-tu Bukowsky ? Pour te cultiver.ou pour
ne pas regarder mon visage ? »
Ses paroles s'accompagnèrent d'un doux et léger sourire. Je
l'aimais.
Je souris en retour. Nôtre dialogue ne me semblait plus si
faux que ça. Je répondis à sa question par une autre.
-« Pourquoi ne te fais-tu pas faire un grand tatouage
sur toute la partie gauche de ton visage ? Ca cacherait un
peu tes cicatrices. »
Elle sourit. Je l'aimais.
Une étincelle passa dans son regard. Une étoile de bonheur
se reflétant sur les eaux calmes d'un lagon du pacifique.
Puis son regard s'assombrit, une tempête prit possession du
lagon.
-« Je n'ai pas d'argent. Un tel tatouage me coûterait plusieurs
milliers de francs et nécessiterait une opération quasi-chirurgicale.
On parle du visage. D'un oil notamment. Je peux pas demander
ça à n'importe quel tatoueur. J'y avais déjà pensé et je me
suis renseigné. Y en a un bien boulevard Malesherbes. Mais
le problème, c'est la thune. Toujours la thune. Comme pratiquement
tout le monde.»
Elle secoua la tête calmement tout en me souriant. Je l'aimais.
Nous continuâmes à discuter toute la journée dans ce café,
et au moment de payer, je fis une carte bleue de plus de trois
cents balles. Mais je m'en foutais, je l'aimais.
Toute la journée, des gens lui avaient jeté des regards à
la con. Impossible de les décrire. Juste cons.
Elle s'appelait Léa, avait 24 ans et aimait Bukowsky parce
qu'elle trouvait qu'il écrivait mal. Elle aimait le mal. Et
la laideur. Elle aimait mon nom.
Le reste, on s'en fout.
Je l'aimais, après tout.
Je ne sus jamais ce qui lui était arrivé au visage. Elle refusait
d'en parler. Le seul truc à retenir de cette journée, c'est
que nous établîmes un plan. Un plan pour trouver de l'argent.
A sept heures, quand nous sortîmes du café, il faisait nuit.
On était en plein mois de décembre. Nous cherchâmes le McDo
le plus proche et « dînâmes ». Puis nous partîmes dans les
rues de Paris à la recherche d'un distributeur de billets.
Facile à trouver. Et nous attendîmes. Pas longtemps. A peine
plus de cinq minutes. Un homme se présenta au guichet. Nous
le suivîmes et nous arrêtâmes derrière lui, faisant mine de
vouloir nous aussi tirer de la thune.
Quand l'homme eut composé son code, je lui balançai un coup
du tranchant de la main dans la nuque et Léa le retint de
s'effondrer. Malheureusement, il hurla et je du lui balancer
une bonne droite pour le calmer. Puis je choisis le montant.
Trois mille francs me sembla correct. Je pris la thune et
laissais le ticket de caisse. Léa lâcha l'homme qui s'effondra
sur la machine et nous partîmes. Nous étions heureux. Je l'aimais.
-« Tu crois qu'on en a assez pour ton opération, amour
? »
-« Je sais pas. Peut-être. »
-« Tu sais quoi, on va s'en faire un autre. Pour être
sûr. »
Nous recommençâmes notre cirque à un autre distributeur, à
une station de métro de distance. Je ne sais même plus laquelle,
d'ailleurs.Je l'aimais.
Nous avions maintenant six mille francs en liquide. Nous fonçâmes
donc chez ce tatoueur, boulevard Malesherbes. Léa était toute
surexcitée. Les gens arrêtaient pas de la mater dans le RER
mais je m'en foutais. Bientôt elle serait vraiment parfaitement
magnifique.
Nous expliquâmes l'histoire au tatoueur. Enfin, une partie
seulement. Et il accepta de s'occuper tout de suite de léa.
L'idée semblait lui plaire.
Quand elle se réveilla (le tatoueur avait du l'endormir pour
qu'elle ne jongle pas), sa tête était entourée de bandage.
« Un vrai paquet-cadeau. » pensais-je. Le tatoueur, Jean,
nous avait gentiment proposé de dormir chez lui car il en
aurait pour une partie de la nuit. Quand elle se leva donc,
il était midi passé. Jean ouvrait dans une heure. Nous déjeunâmes
tous les trois. Jean était fort content de son ouvre. « Tu
verras, me dit-il, tu en pleureras. »
Nous prîmes congé de lui et partîmes. Je vivais seul, je n'avais
donc besoin de prévenir personne chez moi. Et les gens de
ma classe étaient tous des cons. Elle, elle appela ses parents.
Elle vivait toujours chez eux. Sa « difformité » l'y avait
obligée.
Elle devait immédiatement rentrer chez elle voir ses parents.
Apparemment, ceux-ci étaient plutôt furieux. Et hors de question
de les tuer, d'après ce qu'il me sembla. Je dus donc laisser
ma belle filer sans voir le résultat de nôtre plan. Je lui
donnais mon numéro de portable et lui faisais promettre de
m'appeler le lendemain.
Bien entendu, elle n'en fit jamais rien.
Je ne fus jamais inquiété pour les braquages. Elle, devint
un mannequin célèbre.
« La femme au tatouage » titrait le premier magazine dont
elle fit la couverture.
Enfin je la vis avec le tatouage. Elle était suffocante. Mon
cour en pleura et mes yeux s'arrêtèrent un instant. Je souris.
Je l'Aimais.
Noter ce texte :
"elle
était suffocante". comme ce texte. c'est magnifique.
moi qui n'ai pas lu de puis des lustres, je suis tombee sur
cette page par hasard et je vais mettre du temps a realiser...
"merci" c'est tout ce que je peux dire...
Un être qui cite Bukowsky est un homme possédant une grande part de vérité.
Anonyme
Calmez vos nerfs c pas si fort que ca son texte, c'est trop comment dirais-je.... IRRÉEL
Franchement;le debut un peu grossier,mais on se pd vite au jeu..excellent!!!Continues!!Tas du talent ds les mains..
Anonyme
Splendide, a en pleurer! Je suis tombee sur ce texte par hasard, en faisant des recherches pour mon futur tatouage. Il est bouleversant... Un talent rare
Waouh !!! Destabilisant, surprenant, genial ! Si tu veux on prend un cafe pres d'Auber quand tu veux...(lol)
EPOUSTOUFLANT!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Là, je suis sur le cul!
Continue mec, t'as du talent!!!!!!
doum la fag xx
5/5 serieux c vraiment cool! justement je m'en vais m'en faire faire un tatoo demain
bravo mon coeur