le Tatouage


Ce jour-là, je me suis levé en retard. J'ai pris une douche rapide et j'ai déjeuné en speed. Je suis monté en ville par le bus de neuf heures moins dix. Il était plein. De sales morpions de lycéens occupaient tout le fond et braillaient comme des putes qu'on égorge. Fais chier ! Déjà le retard, le speed et le stress, maintenant les gosses. Je sentis confusément que j'allais pas aimer cette journée.
Le bus fut cependant rapide à monter et je pus prendre le RER de neuf heures cinq. Celui-ci aussi était rempli de gens. Pas de morpions, mais j'aurais préféré. Je déteste encore plus la vision de tous ces gens si insignifiants qui prennent le RER tous les matins pour se rendre à leur boulot. On dirait qu'ils font ça plus par habitude de zombi que par véritable amour du travail.
Mais merde, chais pas moi, si t'aimes pas quelque chose, tu fais pas. Tu te casses. Tu vas voir ailleurs si c'est mieux. Et ailleurs, et ailleurs, et ailleurs. Mais tu restes pas là à sourire jaune en regardant ta vie partir dans une direction opposée à celle de ton cour. Tu ne continues pas à accomplir chaque jour les mêmes gestes qui te dégoûtent, qui te font chier. Tu ne continues en aucun cas à arpenter les couloirs du RER et du bureau tel un putain de fantôme.
Métro, Boulot, Dodo, maître-mots de la non-existence, du mensonge par excellence. Enfin bref, ce n'est que mon modeste avis de mec qui se prend pour un écrivain éclairé. Rien de plus.
Le RER commença à se vider à partir de la défense. Normal. Et c'est alors qu'elle m'apparut. Une fille d'une vingtaine d'années, brune. Elle s'assit en face de moi et ouvrit un bouquin. La partie gauche de son visage était couverte de profondes cicatrices refermées depuis longtemps. Elle était défigurée.
Tel le bon être humain que je suis (notez le mot « humain », c'est le plus important de la phrase), je ne pus m'empêcher de scotcher son visage. C'était très étrange : laid, horrible et repoussant d'un côté, terriblement attirant et beau de l'autre. Car oui, elle devait avoir été magnifique avant de récolter ses cicatrices. Ses yeux étaient d'un bleu électrique profond, sa bouche fine. Elle me fit penser à un chat égyptien. Enfin, la partie droite de son visage.
Je ne pus donc me retenir de la scotcher, ainsi que de me questionner sur ce qui avait dû lui arriver. Ce n'étaient pas des cicatrices provoquées par une brûlure. J'en avais déjà vu, à la télé du moins. Non, c'était autre chose.
Je me mis naturellement à imaginer des hypothèses de fou. Un chat géant lui avait griffé le visage, elle était tombée dans un mixer, elle avait pris une balle en participant à une opération secrète de la succursale française de la C.I.A.enfin, rien de bien sérieux. Ma question tournait à vide dans ma tête comme une feuille morte prise dans la tempête. Jolie métaphore.
Puis je m'aperçus de l'ignominie de ce que je faisais. Je n'étais pas le seul mais j'eus la plus grosse honte de ma vie, sortis un bouquin de mon sac de cours et l'ouvris. Je n'étais pas capable de comprendre ce que je lisais, mais au moins, mes yeux étaient occupés à autre chose qu'à infliger mon regard de brute à cette demoiselle.
Je lisais Pulp, de Bukowsky et au bout d'une vingtaine de lignes, quelques secondes avant d'arriver à Charles De Gaule étoile, je ne tins plus et reposais mes yeux sur elle. Je saisis un détail nouveau. Elle lisait Pulp.de Bukowsky.
Mon cour fit un bond. Puis deux, puis trois, et s'arrêta de battre pendant un instant.
Elle lisait le même livre que moi !
Elle leva enfin la tête vers  moi, et nos regards se croisèrent. Je n'en crus pas mes yeux. Elle avait le plus splendide des regards. Genre canard WC dans des cuvettes de chiottes. Et perçant comme des milliers d'aiguilles avec ça ! J'en tombais instantanément amoureux. Comprenons-nous bien, pas d'elle, de son regard. Ils reflétaient tant de choses inconnues pour moi. L'Amour. Ils reflétaient l'amour avec un grand A. L'amour du conducteur débutant. Celui qui conduit une belle voiture mais ne sait jamais où la garer.
Cela faisait plusieurs années déjà que je l'attendais, cet amour fusionnel. Et il fallait que je le trouve au fin fond des yeux bleus d'une fille défigurée. Putain ! Plus mal faite que la vie, y a que Maïté. Et encore, je crois que là elle s'est surpassée dans le concoctage de destin pourri. Et merde, fais chier !
La fille me sourit. Un beau sourire. Un sourire renversant.
Un sourire qui créerait une vague de plusieurs mètres dans la baignoire d'un gamin de huit ans.
Nous arrivâmes à Auber. Je me levais et me dirigeais vers la porte du wagon. Lorsque je me retournais vers elle, elle se tenait debout, derrière moi. Nous avions le même arrêt !
Lorsque le train fut arrêté, je descendis le premier, la fille dans mon dos. Sur le quai, elle passa son bras autour du mien et je mis la main dans ma poche.
 -« Café ? »
Mon cour sursauta. Sa voix était suave, presque rauque. Craquante. Je m'entendis plus que je n'eus conscience de dire oui. Elle me dirigea jusqu'à la sortie, boulevard Hausseman. Son étreinte se faisait de plus en plus forte au point que je finis par me demander si j'avais le choix de ne pas la suivre, si j'eus pu lui résister. C'est alors que je compris. Tout en elle n'était que force. Physiquement comme de caractère.
Pendant tout le trajet jusqu'au petit troquet où nous bûmes un café, je vécus une expérience d'halluciné. Un trip de drogué. Un rêve. Tout me paraissait exagérément lent. Et flou. Je ne me réveillai que lorsque nos deux cafés furent déposés (.jetés.) sur la table par un serveur teint en blond. Nous étions dans un petit café, je ne sais où. Un café décoré par de gigantesques tentures accrochées au plafond et qui pendaient sur tous les murs. Je jetais de petits regards apeurés tout autour de moi. Partout, des tables occupées. Pourtant, il n'était que dix heures. Certains des clients nous regardaient. Ou plutôt fixaient ma kidnappeuse.
Je finis par enfin jeter un regard à la fille. Elle me regardait. Ou plutôt, m'observait. Et je n'aimais guère cette impression d'être fixé, détaillé. Cette impression-là, elle, devait la connaître. Je me sentis alors comme violé. Mais je fis face et lui rendis son regard. Notre échange dura quelques secondes avant qu'elle n'ouvre la bouche. Je me pris à me demander combien de temps aurait durer ce silence si elle ne l'avait rompu. Longtemps, sans doute.
 -« Je m'appelle Léa. Et toi ? »
Sa voix était plus douce que tout à l'heure. Ou peut-être hallucinais-je encore, car elle n'avait prononcé qu'un seul mot sur le quai. Enfin, quoi qu'il en soit, j'aimais grave sa voix.
 -« Anthony. », murmurais-je.
Elle sourit. Je ne sus pas si c'était mon prénom ou mon murmure. Et je ne lui demandai pas. Je voulais juste savoir.quoi au fait ? Rien. Le moins possible, en fait. Car je l'aimais.
 -« Je trouve ce prénom très laid. Tiens, tant que j'y pense, c'est toi qui offres. »
Elle afficha un sourire narquois, une mou candide. Je l'aimais, bordel.
Je réalisais soudain que j'avais raté le premier cours de ma journée. Et que je raterais sans doute les suivants. J'ouvris la bouche pour parler mais elle fut la plus rapide.
 -« Bukowsky, tu aimes ? »
 -« Oui. Et toi ? »
Nôtre dialogue sonnait faux.
 -« Oui. C'est pour ça que je le lis. Et toi, pourquoi le lis-tu ? »
 -« Comment ça ? »
 -« Pourquoi lis-tu Bukowsky ? Pour te cultiver.ou pour ne pas regarder mon visage ? »
Ses paroles s'accompagnèrent d'un doux et léger sourire. Je l'aimais.
Je souris en retour. Nôtre dialogue ne me semblait plus si faux que ça. Je répondis à sa question par une autre.
 -« Pourquoi ne te fais-tu pas faire un grand tatouage sur toute la partie gauche de ton visage ? Ca cacherait un peu tes cicatrices. »
Elle sourit. Je l'aimais.
Une étincelle passa dans son regard. Une étoile de bonheur se reflétant sur les eaux calmes d'un lagon du pacifique. Puis son regard s'assombrit, une tempête prit possession du lagon.
-« Je n'ai pas d'argent. Un tel tatouage me coûterait plusieurs milliers de francs et nécessiterait une opération quasi-chirurgicale. On parle du visage. D'un oil notamment. Je peux pas demander ça à n'importe quel tatoueur. J'y avais déjà pensé et je me suis renseigné. Y en a un bien boulevard Malesherbes. Mais le problème, c'est la thune. Toujours la thune. Comme pratiquement tout le monde.»
Elle secoua la tête calmement tout en me souriant. Je l'aimais.
Nous continuâmes à discuter toute la journée dans ce café, et au moment de payer, je fis une carte bleue de plus de trois cents balles. Mais je m'en foutais, je l'aimais.
Toute la journée, des gens lui avaient jeté des regards à la con. Impossible de les décrire. Juste cons.
Elle s'appelait Léa, avait 24 ans et aimait Bukowsky parce qu'elle trouvait qu'il écrivait mal. Elle aimait le mal. Et la laideur. Elle aimait mon nom.
Le reste, on s'en fout.
Je l'aimais, après tout.
Je ne sus jamais ce qui lui était arrivé au visage. Elle refusait d'en parler. Le seul truc à retenir de cette journée, c'est que nous établîmes un plan. Un plan pour trouver de l'argent.
A sept heures, quand nous sortîmes du café, il faisait nuit. On était en plein mois de décembre. Nous cherchâmes le McDo le plus proche et « dînâmes ». Puis nous partîmes dans les rues de Paris à la recherche d'un distributeur de billets. Facile à trouver. Et nous attendîmes. Pas longtemps. A peine plus de cinq minutes. Un homme se présenta au guichet. Nous le suivîmes et nous arrêtâmes derrière lui, faisant mine de vouloir nous aussi tirer de la thune.
Quand l'homme eut composé son code, je lui balançai un coup du tranchant de la main dans la nuque et Léa le retint de s'effondrer. Malheureusement, il hurla et je du lui balancer une bonne droite pour le calmer. Puis je choisis le montant. Trois mille francs me sembla correct. Je pris la thune et laissais le ticket de caisse. Léa lâcha l'homme qui s'effondra sur la machine et nous partîmes. Nous étions heureux. Je l'aimais.
 -« Tu crois qu'on en a assez pour ton opération, amour ? »
 -« Je sais pas. Peut-être. »
 -« Tu sais quoi, on va s'en faire un autre. Pour être sûr. »
Nous recommençâmes notre cirque à un autre distributeur, à une station de métro de distance. Je ne sais même plus laquelle, d'ailleurs.Je l'aimais.
Nous avions maintenant six mille francs en liquide. Nous fonçâmes donc chez ce tatoueur, boulevard Malesherbes. Léa était toute surexcitée. Les gens arrêtaient pas de la mater dans le RER mais je m'en foutais. Bientôt elle serait vraiment parfaitement magnifique.
Nous expliquâmes l'histoire au tatoueur. Enfin, une partie seulement. Et il accepta de s'occuper tout de suite de léa. L'idée semblait lui plaire.
Quand elle se réveilla (le tatoueur avait du l'endormir pour qu'elle ne jongle pas), sa tête était entourée de bandage. « Un vrai paquet-cadeau. » pensais-je. Le tatoueur, Jean, nous avait gentiment proposé de dormir chez lui car il en aurait pour une partie de la nuit. Quand elle se leva donc, il était midi passé. Jean ouvrait dans une heure. Nous déjeunâmes tous les trois. Jean était fort content de son ouvre. « Tu verras, me dit-il, tu en pleureras. »
Nous prîmes congé de lui et partîmes. Je vivais seul, je n'avais donc besoin de prévenir personne chez moi. Et les gens de ma classe étaient tous des cons. Elle, elle appela ses parents. Elle vivait toujours chez eux. Sa « difformité » l'y avait obligée.
Elle devait immédiatement rentrer chez elle voir ses parents. Apparemment, ceux-ci étaient plutôt furieux. Et hors de question de les tuer, d'après ce qu'il me sembla. Je dus donc laisser ma belle filer sans voir le résultat de nôtre plan. Je lui donnais mon numéro de portable et lui faisais promettre de m'appeler le lendemain.
Bien entendu, elle n'en fit jamais rien.

Je ne fus jamais inquiété pour les braquages. Elle, devint un mannequin célèbre.
« La femme au tatouage » titrait le premier magazine dont elle fit la couverture.
Enfin je la vis avec le tatouage. Elle était suffocante. Mon cour en pleura et mes yeux s'arrêtèrent un instant. Je souris.

Je l'Aimais.


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levent

"elle était suffocante". comme ce texte. c'est magnifique. moi qui n'ai pas lu de puis des lustres, je suis tombee sur cette page par hasard et je vais mettre du temps a realiser... "merci" c'est tout ce que je peux dire...


gerouf

Un être qui cite Bukowsky est un homme possédant une grande part de vérité.


Anonyme

Calmez vos nerfs c pas si fort que ca son texte, c'est trop comment dirais-je.... IRRÉEL


pokepsi

Franchement;le debut un peu grossier,mais on se pd vite au jeu..excellent!!!Continues!!Tas du talent ds les mains..


Anonyme

Splendide, a en pleurer! Je suis tombee sur ce texte par hasard, en faisant des recherches pour mon futur tatouage. Il est bouleversant... Un talent rare


girouxcarole

Waouh !!! Destabilisant, surprenant, genial ! Si tu veux on prend un cafe pres d'Auber quand tu veux...(lol)


TinyTum

EPOUSTOUFLANT!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Là, je suis sur le cul!
Continue mec, t'as du talent!!!!!!


doum la fag xx

5/5 serieux c vraiment cool! justement je m'en vais m'en faire faire un tatoo demain


STRUDERKEL

bravo mon coeur