Selby le rédempteur
par Olivier Le Naire
L'Express du 26/08/1999

On n'avait plus entendu parler de l'auteur du cultissime Last Exit to Brooklyn depuis des années. Il revient aujourd'hui avec Le Saule. Portrait

C'est un revenant. Un vieux loup efflanqué à la gueule tapée et au regard fixé sur l'éternité. Un miraculé de tout: drogues dures, alcools forts, tuberculose, gloire, misère, déchéance. Il y a vingt ans, il a quitté New York pour mettre au soleil ses poumons en débine. Depuis, Hubert Selby Jr, l'une des grandes voix de la littérature américaine de ce siècle, salué aussi bien par Burgess et Beckett que par Lou Reed ou David Bowie, vit seul à Los Angeles, dans un quasi-anonymat.
Il habite un deux-pièces bourré de livres et de CD. Vue sur cour. Il ne quitte guère son quartier, mange toujours dans le même petit resto et ne rate jamais un film au cinoche du coin. Il voit quelques amis et vit de sa pension d'invalidité. Depuis bien longtemps déjà, sa troisième femme l'a quitté, la horde des éditeurs new-yorkais l'a rayé des listes et ses compatriotes l'ont oublié. Reste ce que personne n'a pu lui retirer: ses livres. Quatre romans sortis du bas-ventre de New York, quatre boulets de charbon rougeoyants arrachés à l'enfer de l'âme humaine qui lui ont valu, dès la sortie du célébrissime Last Exit to Brooklyn, en 1964, d'être surnommé «le Céline américain» et de devenir, on ne sait trop pourquoi, l'une des idoles de la culture rock (Selby n'écoute pas de rock!). Tour à tour encensé, haï, censuré par les tribunaux britanniques puis marginalisé de son fait, ce moraliste aux œuvres immorales revient aujourd'hui, à plus de 70 ans et après un long silence, avec Le Saule, un livre de rédemption, de réconciliation qui, malgré ses faiblesses, plane au-dessus des figures obligées de cette rentrée.

A vrai dire, on n'imaginait plus ce rai de lumière qui vient, à l'automne d'une vie, éclairer une œuvre jusqu'ici construite dans les ténèbres et la désespérance. Car, comme ses héros, Hubert Selby Jr en a bavé. Né en 1928 à Brooklyn d'un père alcoolique, ce gamin des rues a bazardé ses études dès l'âge de 15 ans pour s'engager dans la marine marchande. Cinq ans à bourlinguer avant d'être atteint par la tuberculose - maladie mortelle à l'époque. Trois années d'hôpital et trois extrêmes-onctions plus tard, avec dix côtes et la moitié des poumons en moins, Selby, rendu à moitié sourd et aveugle par les débuts hasardeux de la streptomycine, s'est retrouvé un beau jour assis à la table de sa cuisine à se demander ce qu'il pourrait bien faire de sa vie. Bon à rien, perdu pour tous, il se décide: il sera écrivain. Plus tard, il devait confier, dans une interview fleuve accordée à Bayon en 1983 (voir l'encadré): «Ne pas écrire me faisait encore plus peur qu'écrire.»
Soutenu par son ami Gilbert Sorrentino, qui le guide dans ses lectures - Dostoïevski, Chandler, Hammett, Conrad, Shakespeare - Selby mettra six ans à accoucher de Last Exit to Brooklyn, qui fait un tabac dès sa sortie et se vend à deux millions d'exemplaires. Dans ce recueil de six nouvelles puisées au fin fond de l'horreur, Selby, nouvel imprécateur du rêve américain, dépasse en puissance et en sèche brutalité tout ce qu'ont pu écrire avant lui Mailer ou Burroughs. D'où vient, dans cette œuvre, cet élan primordial qui a poussé la critique à le comparer - toutes proportions gardées, bien sûr - à Dante, à Sade, à Céline ou à Zola?

De Zola Selby possède cette verve naturaliste, ce sens du reportage, du théâtre de rue, des petits dialogues saisis au débotté, quand il nous traîne dans les caves les plus malfamées de Brooklyn, où la faune des putes, des tantes, des maquereaux, des junkies, des syndicalistes véreux, des petites frappes et des marins ivres vole, viole et se shoote dans des odeurs de bière rance, de vomissure et de benzédrine; de Céline il a cette veine populiste, ce don inné d'inventer une langue, un argot, un monde et un rythme uniques, déchiquetés, hallucinés, une grammaire épileptique composée avec les nerfs, uniquement avec les nerfs, parfois secouée par des éclairs de lyrisme apocalyptique. Comme Dante, Selby a longtemps banni tout espoir et, à la manière de Sade, il met en scène un monde en manque d'amour, des êtres en perdition, qui, allant jusqu'au bout de leur vice, détruisent tout sur leur passage et s'autodétruisent. Des monstres superbement humains, peints sur le vif, qui font de ce livre pourtant si noir un incontestable chef-d'œuvre. Les plus belles pages de Selby, écrites comme un solo de jazz, sont peut-être celles consacrées à Tralala, cette pute à soldats en mal de tout qui va finir soûlée, violée, immolée, saignée sur un terrain vague par tout un bar de troufions ivres. Le crime est perpétré sans haine ni crainte, simplement par des abrutis de l'âme, des égarés de la conscience, dans lesquels Selby veut voir le reflet de ses congénères. Une nouvelle menée de main de maître par un auteur qui n'a décidément rien à voir avec les écrivaillons trash de cette fin de millénaire, qui se complaisent dans une littérature aussi convenue que stérile. Rien n'est plus difficile, en littérature, que de manier le soufre.

En fait, la puissance de Selby - comme jadis celle de Bataille - vient aussi de sa vision quasi mystique du mal, de ses relations conflictuelles avec un Dieu qu'il injurie copieusement - ses tableaux font souvent penser à des scènes bibliques - mais aussi de sa propre descente aux enfers durant ces années d'écriture. Déboires familiaux à répétition, héroïne à gogo, séjours en hôpital psychiatrique: Selby, quand il écrit l'horreur, ne sait que trop bien de quoi il parle. Si bien même que ses romans suivants, Le Démon, La Geôle, Retour à Brooklyn, deviennent à ce point insoutenables, obsessionnels qu'il finit par être lâché de tous. Des œuvres de folie pure plutôt que de littérature, même si l'auteur soutient que «ces livres ont épouvanté les gens parce qu'ils s'y reconnaissaient». Démolis par la critique, ces trois romans ne se vendront qu'à quelques milliers d'exemplaires. C'est la période noire où Selby se retrouve seul, réduit à vivre de l'aide sociale, avec pour compagnes ses terreurs, ses douleurs et... ses bouteilles. Mais, toujours, malgré cette autodestruction, malgré la santé en déroute, le retour à la machine à écrire, qui le sauve, in extremis. «Les meilleures raisons de vivre sont aussi les meilleures raisons de mourir», écrit-il dans Retour à Brooklyn. Et inversement. Est-ce en vertu de cette sentence qu'a germé, voilà déjà plus de quinze ans, dans son cerveau l'idée d'écrire Le Saule, refusé par les éditeurs américains et publié l'an dernier seulement en Grande-Bretagne?

Comme dans ses œuvres précédentes, l'action se passe dans les quartiers pourris de New York, où les hommes disputent leur place aux rats. Un jour que Bobby se promène avec sa petite amie, Maria, un gang de Portoricains qui ne supportent pas de voir l'une des leurs sortir avec ce gosse noir vitriolent la jeune fille et rossent l'adolescent à coups de chaîne de vélo. Tandis que Maria est emmenée à l'hôpital, Bobby, lui, est recueilli et soigné par un vieux clochard, Moishe, qui squatte les caves d'un immeuble délabré. Dès lors, tout le livre oscille autour du dilemme de la vengeance et du pardon. Allemand rescapé des camps, «Mush», comme l'appelle Bobby, a été trahi par Klaus, son associé, trahi par son pays d'origine, trahi par sa patrie d'adoption, qui a envoyé son fils mourir au Vietnam, trahi par la vie. Mais, au bout de tant de souffrances, il estime que «l'on peut survivre à sa douleur mais pas à sa haine», que «la haine tue plus sûrement que les camps». Comment, avant qu'il ne soit trop tard, en convaincre Bobby, qui fait des centaines de pompes et se nourrit de soupes épaisses «pour trouer la peau à ces enculés d'bics»?

Paradoxalement, ce livre de violence est en fait d'une grande douceur, frôlant même à certains moments le sentimentalisme. C'est dire si Selby, visiblement influencé par les doctrines bouddhistes, a changé. Il faut voir le vieux Mush gaver ce gamin qui pourrait être son fils de glace au chocolat, pousser ce gosse à moitié abandonné à renouer avec sa mère et à se réconcilier avec lui-même. Il faut les voir tous les deux fêter Noël malgré les épreuves et bricoler dans l'atelier du vieil homme pour mettre leur cerveau en sommeil, pour apprendre la paix du corps et le silence de l'âme.
Tout le Selby actuel est là, dans ces portraits émouvants, dans cette espèce de prêche, de conte de Noël destroy habilement ficelé, ce gros bonbon au miel et au vinaigre rédigé dans un style hélas! un peu caricatural, répétitif. L'apaisement émousserait-il le talent littéraire ou bien l'auteur n'a-t-il jamais été, au fond, que l'homme d'un seul livre, d'une fulgurance? Quand il s'agit de Selby, on place bien sûr l'exigence très haut, peut-être trop haut, tandis que lui, vieux bouddha efflanqué assis sur son tas de ruines, n'en finit plus de chercher une sortie, quelque part du côté de Brooklyn.

Tout Selby
Les romans de Hubert Selby Jr Last Exit to Brooklyn, La Geôle, Le Démon et Retour à Brooklyn sont disponibles chez 10/18.
Les accros liront aussi la superbe et très longue interview réalisée par Bayon en 1983 pour Libération. De cet entretien a été tiré Selby de Brooklyn, paru chez Christian Bourgois.
Le 31 août, à 19 h 10, Selby sera l'invité de Nulle Part ailleurs, sur Canal +. A noter enfin les portraits de Selby réalisés par Ludovic Cantais et exposés à la galerie Philippe-Gelot, 29, rue Saint-Paul, 75004 Paris, jusqu'au 14 septembre.

Le Saule, par Hubert Jr Selby.
Trad. de l'américain par Francis Kerline. L'Olivier.

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