REVEILLON
 

                        Approchez, badauds patauds, passants indifférents et promeneurs tuant l'heure. Approchez que je vous narre l'histoire improbable du réveillonneur solitaire.
 
L'histoire se passe en décembre, bien entendu, un de ces mois de décembre où la neige n'a pas encore fait son apparition, gâchant par là même le Noël des enfants et des rêveurs. Le ciel est gris et l'air frais sans plus, d'une banalité affligeante. Dans les appartements surchauffés, les sapins se soulagent de leurs aiguilles sur les moquettes de laine rase. La naissance de l'Enfant Roi est déjà oubliée, digérée comme le boudin blanc et les huîtres. Les trognes, à l'instar des épicéas enguirlandés, resteront illuminées jusqu'au 1er janvier, car pendant une semaine on ne va vivre qu'en fonction des ripailles qu'on a faites ou de celles qu'on se promet de faire. Petit Jésus, pour toi on tuerait le boeuf et l'âne, si le veau n'était assez gras...
En fait, c'est la dinde, cet aimable volatile que la tradition a décider d'immoler.
"C'est trop d'honneur, mon prince !" doit se dire le gentil gallinacé, tendrement couché sur une purée de marrons, amoureusement bardé de tranchettes de lard maigre, beurré onctueusement, prêt à être enfourné.
Le pilon de l'oiseau n'est qu'un lointain souvenir, qu'un rôt parfois, nous remet en mémoire et pourtant déjà, l'idée du prochain gueuleton, le plus beau, car le plus débridé nous attise les papilles.
Si le repas du soir de la Nativité peut-être somptueux, voire gargantuesque, il reste au fond des esprits, même brouillés, le petit "je ne sais quoi" qui gêne la digestion. Un remords, un relent de mysticisme, un délicat fumet d'encens ou de sacristie qui nous rappelle que le poulot qui geint sur sa paille humide, pleure pour nous et que bientôt il saignera.
Le païen lui-même, trouvera à la dinde de Noël un goût d'or, de myrrhe et d'encens. Heureusement, comme au tennis, on a droit à deux balles pour le service. Et la deuxième balle, ici, c'est le plus souvent, une ballottine de volaille.
Juste pour se faire la langue, s' aiguiser l'appétit. Le réveillon du Jour de l'An, c'est l'apothéose, la bacchanale si possible. Bombance est le mot de passe.
Tout le monde s'affaire, tous complices. On épluche, on écaille, on vide, on plume, on larde, on hache menu, on touille, on verse, on se dépense en occupations culinaires de toutes sortes. On met les petits plats dans les grands, on sort la nappe blanche et brodée qui est au fond de l'armoire, on place les verres de cristal aux tailles étudiées, les différents couverts qui trancheront viandes ou poissons, les assiettes qui sont encore immaculées et les serviettes fraîchement repassées. Le décor est posé, la table est dressée, on allume les bougies, les cristaux rutilent, la fête peut commencer.
Les premiers bouchons jonchent la nappe, les verres s'entrechoquent, les rires se font moins discrets, la chaleur met le feu aux joues.
 
Les fenêtres se couvrent de buée, déjà je ne vous vois plus. Silhouettes floues, vous poursuivrez vos agapes jusqu'à l'aube. Moi, dans ma chambre, j'essaie de dormir malgré vos éclats de voix, le cliquetis des couverts et les bouchons de champagne qui sautent.
 
A l'année prochaine, à demain.

 

AEMINIAN


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