Quebec
Express (1ère partie)
Du
sang! Oui, ce n'était pas qu'une impression. Où en suis-je?
J'en suis à me lever la nuit à me regarder dans le miroir,
espérant y voir autre chose que moi-même. Voir ce que
je ne suis pas, ce que j'aurais pu être. Un autre,
qui aurait vécu autre chose, penser autrement. C'est
affreux cette image dans le miroir, du sang qui sort
de mon nez qui coule sur ma joue et glisse sur mon cou,
mes épaules et mon ventre. Cochonnerie de morphine!
C'est triste à crever. D'ailleurs, pourquoi ne pas crever,
en finir, arrêter là tout de suite. Pourquoi continuer?
Me détester plus et encore plus à chaque nouveau réveil.
J'ai peur! Je vais le faire! Me tuer, en finir, ne plus
jamais me voir. De toute façon, il n'y a plus rien,
du vide. Du vide à remplir par le vingt-six onces de
rhum à chaque début de journée. Et si au moins j'avais
des journées! Quelque chose d'autre que de me geler
dès le réveil, que de chercher où j'ai mis mon hash,
mon pot et cette cochonnerie de morphine. Dans quelques
heures après m'être enfin geler d'aplomb, marcher vers
Yvonne qu'ils ont encore laissé dans sa pisse, dans
sa marde. J'en arrive à aimer mieux quand tu ne me reconnais
pas, quand tu ne te rends pas compte que c'est moi ton
fils qui te déshabille, qui t'aide à faire ta toilette.
Criss de système de cons! Pauvre Yvonne! Tant
de misère pour une si petite existence. Mais elle est
morte! Elle est morte! Et moi ton fils, je n'ai été
qu'un lâche. J'ai été incapable d'aller te tenir la
main alors que tu t'en allais pour toujours. Qu'ai-je
fait! J'ai préféré partir dormir à la campagne avec
mes amis plutôt que d'être avec toi! Je suis vraiment
rien. Pourquoi as-tu pris sur toi toutes les misères
du monde pour sombrer dans ta folie? Que s'est-il passé
pour que de nouveau tu ne saches plus rien de toi? Que
m'arrive-t-il à moi? Moi je suis malade aussi mais je
l'ai cherché cette maladie du désespoir, j'ai collaboré
à la mettre en place. Personne n'en est responsable
que moi-même. Je suis ce que je vois dans le miroir,
une image de rien. Le gun! Où est ce gun? Qu'en ai-je
fait? Un rien! Je suis tellement rien que je n'arrive
pas à me souvenir où je l'ai caché. Et ce sang qui n'en
finit pas de dégouliner sur moi et partout! Où te caches-tu?
Où l'ai-je mis? Tabarnac! Où tu te caches? Me calmer
peut-être, essayer de me concentrer. Voyons, ça tourne!
M'accrocher, me retenir avant de basculer. Oui c'est
ça, tu l'as mis dans sa sacoche en serpent, en bas dans
le garde-robe en miroir. J'en suis certain. Faut qu'il
soit là, oui c'est là. M'y rendre, c'est pas loin, quelques
pas et le prendre. Me mettre une balle dans la tête
et tout sera terminé. Je ne peux pas, ça tourne trop.
Laisse-toi aller, tu vas y arriver, à quatre pattes,
laisse toi descendre doucement. C'est ça, tes genoux
y sont, les mains maintenant.doucement. Tu prends à
gauche, tu te tiens le long du mur, il est là, il te
supporte. Tu vas y arriver, arrête de chialer, vas-y,
je suis certain que tu l'as mis là. Ta mémoire s'en
souvient. Vas-y! Avance! En bas à gauche, au fond, elle
est là. Ouvrir la porte, étirer le bras et la sortir
de là. Elle est lourde, tu vois. Il est à l'intérieur.
Il était là au cas où! C'est le moment, prends-le. Qu'est-ce
que t'as à me regarder toé! Il est dans ma main, deux
balles. de toute façon. T'es tellement laid, surtout
quand tu chiales. Dans la bouche. oui c'est la meilleure
façon, comme ça si je me manque je n'aurai plus conscience
de rien. C'est froid.Pourquoi, pourquoi? Moi aussi je
serai froid. appuis! Une seconde et plus rien. Non pas
encore. pas tout de suite. me regarder un peu. me supplier
moi-même. me haïr encore un peu. Pourquoi en être là?
Le sang ne coule plus, il s'est arrêté, c'est laid ce
que je suis devenu. J'aurais pu être quelque chose.
je n'ai pas su et je chiale comme un bébé. Un rien qui
regarde quelque chose dans un miroir n'est-ce pas absurde.
Le doigt sur la gâchette, ne pas l'enlever. au cas.
Au cas où je serais encore lâche, je n'ai pas peur.
Comment un rien pourrait-il avoir peur de quelque chose?
Y a pas de raison! Maudite morphine! Non pas encore.
pas tout de suite, le soleil se lève. Me traîner jusqu'à
la fenêtre, pousser un peu le store, regarder dehors.
Le mettre par terre, le déposer, m'en séparer quelques
instants. non, je l'amène avec moi au cas où je deviendrait
encore lâche. Il doit servir, sinon pourquoi l'avoir
acheté! Servir pour moi et non contre les autres. De
toute façon, si ce n'est pas moi c'en sera un autre
qui le fera à ma place. La sensation est différente
quand c'est soi qui tient l'arme pour qu'elle serve
sur soi. La main étrangère qui la tenait pendant que
Diane pleurait parce qu'elle était certaine qu'ils allaient
nous tuer tous les deux avant de partir avec leur butin.
Le froid n'est pas le même sur ma tête, je suais, j'avais
peur, je n'avais pas choisi que ça arrive, je m'étais
juste mis dans la situation pour que ça m'arrive. Diane,
elle, elle n'avait pas choisi non plus, c'était de ma
faute. même si j'étais gelé, c'était de ma faute! J'étais
inconscient! Je ne sais pas pourquoi, mais j'étais certain
que l'on ne nous tuerait pas même si j'étais terrifié.
Le soleil. Josée! Comme tu pouvais être inconsciente,
quand ils sont entrés et que tu t'es mise à rire, ils
auraient pu nous tirer, juste par nervosité. Quand ils
ont dit de regarder ailleurs sinon ils nous tireraient
dessus, j'ai du te forcer à te coucher par terre et
toi tu riais. Comme j'aimais être avec toi. si douce
et si fragile. Qu'es-tu devenu? L'esti de con, il t'a
fait du mal. je l'avais averti. Je suis là à chialer
et je ne sais plus. Je n'aurais jamais du lui donner
ton numéro de téléphone. Tu vois, en plus je suis une
pute, quelques joints et je le lui ai donné. J'ai échangé
notre amitié contre des joints! Je savais que tu étais
trop fragile pour lui mais je lui ai donné quand même.
Me laver. une douche, enlever toute cette saleté, essayer
au moins. Le soleil. il fait beau. ranger ce gun. une
douche puis marcher. Mais avant jeter la poudre dans
la toilette. oui, la jeter, m'en débarrasser. Je dois
me relever, marcher jusqu'au frigidaire et la jeter,
oui il faut que je le fasse. y a pas d'autre solution.
Sinon. ça va recommencer. demain, un autre jour. Je
peux le faire. je vais y arriver, d'abord me relever
et avancer jusqu'à la cuisine, le mur va m'aider. Le
gun! Il va attendre, je le rangerai tantôt. Ne pas hésiter,
prendre le sac et le vider, surtout ne pas y penser.
c'est la meilleure chose à faire. Même pas le regarder,
juste le prendre et le vider dans la toilette. faut
que je le fasse. Ensuite. me laver et aller marcher.
Ça fait mal, mais qu'est que j'ai bien pu faire? Encore
saoulé à profusion, ça, aucun doute. Mais comment suis-je
revenu? La tête qui s'éclate mine de me faire souffrir
encore plus. Ça fait vraiment mal! Maudite marde qu'est-ce
que j'ai fait. Le bar, oui, Diane qui refuse de me donner
une autre bouteille, oui, fouiller dans mes poches,
mettre l'argent sur le comptoir, elle refuse toujours,
je suis trop saoul et trop gelé. Je me suis levé, oui
ça je me souviens, les gens me regardaient, pas une
fille à cruiser, d'ailleurs j'étais trop parti. Oui,
elle, il y en a une qui m'a aidé. Elle m'a amené aux
toilettes, oui mais. non, elle n'est pas restée, elle
m'a simplement soutenu jusqu'aux urinoirs avant de repartir,
retourner danser. Je la connais!.. pas certain, elle
me connais!. peut-être, je ne lui vois pas le visage.
Mais quand même, elle était là, elle m'a aidé, ensuite.
plus rien, le vide. Il n'y a que ma jambe qui me fait
mal à matin. Marcher! Probablement, j'ai du marcher,
Diane a du m'offrir de me reconduire, j'ai dit que je
devais marcher, elle a sûrement hésiter, j'ai du insister,
elle devait rire, pas de moi, elle est trop bonne pour
ça. Elle a du encore une fois hésiter avant de me lâcher
puis j'ai du lui dire que j'allais probablement vomir
dans sa voiture, faut croire qu'elle m'a cru. Maudit
qu'elle a de belles jambes cette femme! Je comprends
que tous les gars veulent la monter. Pourquoi refuse-t-elle
avec moi? L'autre soir, chez elle, on était bien, on
écoutait un show à la télé puis un verre quelques joints,
ma main sur ses fesses, ah, quel efforts pour moi que
d'oser après tant d'années. N'empêche qu'elle ne s'en
est pas offusquée, elle est gentille mais le problème
c'est qu'elle m'aime bien. Des fois c'est malheureux
que les femmes nous aime bien. On préférerait être celui
de passage avec qui on accepte, mais que veux-tu, des
fois c'est pas possible. Un jour peut-être. Me lever,
du café, un joint. Ah, ça fait mal. Qu'est-ce que j'ai
fait? Je suis tombé non ça doit être autre chose. Tomber
parce que j'étais saoul, c'est possible mais au point
d'avoir la jambe enflée et de ne pas pouvoir la déplier,
ni s'appuyer dessus, j'ai du me faire frapper et engueuler
le gars ou la fille. Possible c'est un gros bleu que
j'ai là. Tabarnak que ça fait mal. Je ne suis pas capable
de marcher. Qu'est-ce que je vais faire? L'hôpital,
non pas question, j'y vais déjà tous les jours. De toute
façon il n'y a rien de cassé, ça fait mal mais avec
effort j'arrive à la plier un peu, ça va passer. Qui
est-ce qui était là hier soir? Faut me souvenir! Comment
je me suis fait cela? La table, m'asseoir, d'abord rouler
un joint pendant que l'eau bouille, ensuite on verra.
Quelle heure est-il? Une heure trente, Diane doit être
réveillée. Ah non, d'abord fumer quelque chose, ensuite
oui, ensuite je vais l'appeler. Non, ça donne rien,
si elle a voulu me raccompagner et que je lui ai dit
non, elle ne saura pas ce que j'ai fait. Entendre sa
voix. Elle est belle sa voix, y a pas que ses fesses
qui sont belles. Non, puis y a peut-être Matéo qui va
venir, c'est l'heure. Je roule, il doit sentir ça! Criss
de Matéo! Il n'est pas venu hier soir, du moins, je
ne pense pas. J'ai mal à la tête avec ça. Bientôt repartir,
comment je vais marcher pour me rendre là-bas? Ça bouille.
Le café maintenant, un filtre, bon le vla!
-Rentre! Ah oui c'est vrai, c'est barré. Attends!
Ça fait mal maudit. Envoye, rentre.
-Qu'est-ce que tu as? Tu t'es cassé la gueule!
-Ça doit être ça, je n'en ai aucune idée. Tout
ce que je sais c'est que ça me fait mal et que je boite.
Tiens fume ça. Tu veux un café?
-Oui, oui.
Bon maintenant, le vla qui rit de moé. Mais c'est Matéo
et Matéo c'est Matéo. Il aime bien rire des malheurs
des autres. Au fait qu'est-il devenu, il y a tant d'années.
Mauvaise chicane pour pas grand chose, une expression
de trop et puis hop tant d'années de grande amitié et
puis s'en vont. Au nom de quoi? L'absurdité peut-être,
le refus d'admettre, l'orgueil probablement. Tu me manques
vieux brouillon, toujours à rire de tout et à tout prendre
avec philosophie. Qu'es-tu devenu? Un jour peut-être.
moi je n'ai pas déménagé, ancré dans je ne sais plus
quoi, mon navire s'est échoué. Mais toi l'Ami parmi
tous, ton navire s'est-il échoué quelque part, ou bien
navigues-tu toujours à la recherche d'on ne sait plus?
Tu vois, je suis parti pour me sauver, non pour me détacher
mais me sauver impliquait peut-être un détachement dans
notre si belle amitié. ' Les pique-assiettes' que Diane
nous surnommait dans le fond nous étions un peu cela,
à toujours arriver avant le souper. À croire que les
odeurs des soupers mijotants chez les amis nous faisait
sélectionner notre point de chute. T'étais vraiment
la seule personne au monde à pouvoir se promener en
ville avec ta chèvre dans ton vieux Rambler. Plus sauté
c'était impossible, même moi dans mes plus débiles moments
de joyeuse folie j'aurais été incapable de me promener
en ville avec ça dans ma voiture. Par contre je t'ai
battu dans la débilité, toucher à la morphine jamais
tu n'aurais osé! Pas par crainte mais par conscience,
mais moi la conscience, tu sais. Il n'y avait que la
folie, le sans limite qui comptait. Drop out! Oui et
sans limites, rien d'inacceptable et tout à faire, à
voir, à connaître, à dire, à vivre et à essayer. Hash!
Pot! Mescaline! Comme les vendeurs de rue sur
St Denis. Oui mais encore plus, tout essayer, tout ce
qui se présentait, champignons magiques, opium, acide,
White, Tangerine directement fourni par les laboratoires
d'étude du rapport Ledain, buvards aux couleurs multiples,
Purple, et la cocaïne cette drogue de gosse de riche
dont je n'ai jamais compris pourquoi ils s'entêtaient
à en consommer, tellement je trouvais cette drogue insignifiante
et sans effet. Pourquoi tout essayer? Je ne l'ai
jamais vraiment su, mais ce qui comptait c'était d'essayer.
Savoir ce que ça faisait, je pense que c'est cela qui
comptait, le désir de savoir, consommer sans craintes
et sans restrictions pour savoir. Mais toi, tu savais
que j'étais fou, fou d'absolu. Puis l'alcool, mes trois
Beefeater, ma rage de rhum, précédée d'une rage de calvados,
du champagne pour célébrer et essayer de convaincre
Carole de m'amener dans son lit, oui mais là c'était
l'oubli surtout, m'oublier moi-même dans l'espoir parfois
que je ne me retrouve pas. Le pouvoir de l'oubli, c'est
atteindre l'absolu, tout ce qui est inaccessible et
interdit. Ou peut-être était-ce tout simplement la recherche
du même niveau d'oubli où se trouvait Yvonne! Avec le
recul, je ne sais plus. Peut-être était-ce trop difficile
pour moi que de chaque après-midi, me rendre à cet hôpital,
trop dur de la voir ainsi perdue, à me considérer comme
un étranger lorsqu'elle était absente, trop dur de la
voir pleurer lorsqu'elle était consciente de ce qui
lui arrivait, peut-être que tout simplement j'essaie
de donner des raisons à des gestes irrationnels posés
sans y penser. Cependant je crois que le besoin d'oubli
y était pour quelque chose, il serait difficile de le
nier. Mais cette jambe me fait mal et je dois m'y rendre.
Un peu de morphine, une petite dose dans les narines
et je serai prêt.
-Tu ne manges pas?
-Non, je mangerai après, je vais plutôt prendre
une bière. T'en veux une?
-Ah non, pas tout de suite, y'est ben trop tôt.
T'as rien à manger?
-Fouille, y'a sûrement quelque chose.
Tu regardais, sans dire rien, bouffant ta toast avec
du beurre de peanut, moi je pensais, j'étais ailleurs
avec ma bière bien en main, cherchant à savoir ce qui
m'attendait. J'étais fatigué mais que faire, qu'allait-il
se passer si je n'y allais pas? Il me fallait y aller,
lui parler, la regarder, essayer de la faire sourire,
faire semblant de m'intéresser à ses cauchemars qui
revenaient sans cesse. Toujours les mêmes, les sirènes,
la police qui venait la chercher pour l'amener, je devais
la protéger de je ne sais quoi, de quelques chimères
imperturbables et constantes dans leur présence. De
quoi se sentait-elle coupable? De quelle partie d'elle-même
provenait ce besoin d'être coupable? Jamais je n'ai
trouvé. Déjà longtemps avant, dans la nuit, des cris,
des pleurs, j'étais enfant, elle criait, elle pleurait.
Ma sour qui dormait avec elle parce que déjà la dépression
l'avait prise, m'avait crié d'aller chez la voisine
chercher de l'aide. Ma mère, les mains crispées, qui
pleurait, moi enfant, mon autre sour qui arrivait déjà
en pleurs. Vite courir, sortir dehors, la neige, en
pyjama, pas le temps, pieds nus, faut faire quelque
chose. La neige est là, mes pieds ne sentent rien, ils
ont autre chose à faire que de se préoccuper d'eux-mêmes,
ma mère souffre, elle le sait, son cour flanche, vite,
ma sour lui avait donné ses pilules de nitro, moi j'enjambait
la clôture dans la neige jusqu'aux cuisses, je frappe,
je cogne avec les pieds, je crie' Sauve ma mère, sauve
ma mère', réponds madame Leblanc, faut sauver ma mère,
elle arrive enfin, elle ne sait pas ce qui se passe,
elle me regarde, crie à son mari de venir, j'explique,
faut une ambulance, un médecin, ma mère va mourir. Elle
prends le téléphone, ma mère est dans l'autre maison,
son mari vient me voir, il essaie de comprendre, je
pleure, j'ai peur, faut la sauver, 's'il vous plaît'.
Il apporte une couverture et me la met sur les épaules,
je continue à pleurer, je sais qu'elle souffre, qu'elle
a peur de mourir, je ne veux pas qu'elle meure. Le premier
médecin ne répond pas, son mari lui dit d'appeler le
docteur Dargis, il doit être là, il faut qu'il soit
là. Monsieur Leblanc ouvre la porte, me sourit et il
part, il fait ce que j'ai fait, il traverse la clôture,
il doit savoir ce qui se passe. Le docteur Dargis ne
répond pas lui non plus, il est parti, personne pour
nous aider. 'Fais quelque chose, ma mère va mourir!'
-Je vais appeler une ambulance, ne t'en fais pas.
Dans ses yeux, je sais qu'il faut que je m'en fasse,
elle connaît bien Yvonne, elle sait que son cour est
fragile, c'est son quatrième infarctus. À l'ambulance,
on répond, ils vont arriver. Elle me rassure, je continue
à pleurer. Je sais que c'est grave. Mais je suis là
je ne la vois pas, mais je sais qu'elle continue à souffrir,
qu'elle a peur, qu'elle regarde mes sours dans son lit
et qu'elle a peur pour nous, pas pour elle. Elle reprend
l'appareil, elle demande la police, elle explique pour
les médecins, elle demande de l'aide. Celui qui lui
répond nous connaît, il la connaît, elle explique qu'il
faut trouver un médecin c'est urgent, son mari revient,
chuchote à son oreille, elle dit à la police que ça
presse. J'ai compris, ça va encore plus mal, ma peur
redouble, je tremble, je commence à ressentir le froid
à travers mon pyjama mouillé. Je me désespère, elle
s'approche de moi, me prend dans ses bras, me
confie à son mari elle veut aller voir son amie, l'aider.
Nous sortons, moi dans ses bras, il me tient fort. Dans
la cour arrière, l'ambulance arrive, les lumières rouges
qui tournent et les bruits de sirène le confirme, ils
arrivent, ils vont sauver ma mère, j'ai peur. Je les
regarde et je leur dit qu'elle est dans sa chambre.
Ils sont là, nous sommes à part, nous ses enfants, on
nous dit de sortir, nous ne voulons pas. Monsieur Leblanc
nous entraîne dans la cuisine, je vois par la fenêtre
d'autres lumières rouges qui arrivent, c'est une auto
de police, ils s'arrêtent dans la ruelle, ils sortent
de leur auto, ils se dépêchent, ils entrent sans frapper,
je les regarde, l'un d'eux nous sourit, il va vers les
ambulanciers, j'entends ' aucun médecin n'est chez lui',
l'ambulancier dit qu'il faut l'amener à l'hôpital au
plus vite. Ils l'installent sur une civière, elle nous
regarde, elle pleure, elle ne semble plus avoir mal
mais nous savons qu'elle souffre. Nous restons là, nous
les regardons partir, les ambulanciers ne nous parlent
pas, un des policiers qui me connaît me dit qu'il va
ouvrir le chemin à l'ambulance, jusqu'à Val d'Or. Ils
partent, ils ont installé ma mère dans l'ambulance,
les sirènes se remettent à hurler et leurs lumières
rouges s'éloignent, madame Leblanc essaie de nous rassurer,
nous pleurons. Elle dit qu'elle va aller chez elle pour
appeler notre frère mais qu'elle va revenir. Elle part
avec son mari, nous sommes seuls, chacun dans son coin
nous pleurons, nous avons peur. Plus tard, elle revient,
elle a apporté des biscuits et des petits gâteaux qu'elle
avait fait la veille. Elle a rejoint le plus vieux qui
est parti lui aussi pour l'hôpital, elle nous dit qu'elle
va rester avec nous jusqu'à ce qu'il arrive. La nuit
est là, je grelotte malgré que je sois couché entre
mes deux soeurs, je ne peux m'endormir et je sais que
c'est la même chose pour elles. Quand notre frère arrive,
il fait jour, il est fatigué, les yeux rougis par la
peine et la fatigue, il nous rassure, ils prennent soin
d'elle. C'est là qu'il nous dit qu'une autre de nos
sours va venir de Montréal pour s'occuper de nous, nous
avons compris que c'était grave, qu'ils la garderaient
longtemps. Un mois plus tard, je me retrouvais à ville
St Michel, dans la sloche parmi les italiens qui me
couraient après et me tapaient dessus parce que je ne
parlais ni anglais ni italien, la plus vieille des filles
m'avait pris en charge, alors que mes deux autres sours
se retrouvaient, l'une chez le plus vieux à Malartic,
l'autre chez notre autre frère à Chapais, nous venions
d'être séparé pour trois longues années alors que notre
mère se retrouvait seule dans un immense dortoir de
St Michel Archange à Québec. Parc à bestiaux, je ne
pense pas qu'il puisse y avoir un autre terme mieux
approprié pour cet endroit. Asile de fous, mais oui,
elle y était, mais dans ce genre d'endroit, si on n'est
pas fou à l'entrée, à la sortie on est soit fou soit
mort, aucune autre possibilité. Je fus marqué récemment
par la description faite par Simone de Beauvoir dans
le deuxième tome de ses mémoires concernant une visite
qu'elle et Sartre avait fait d'un asile aux environs
de l'année 1935 dans la France profonde, j'y ai trouvé
d'énormes ressemblances des lieux et de la façon dont
les gens y étaient traités, trente ans plus tard, de
l'autre côté de l'Atlantique, la folie et ses sujets
semblaient toujours avoir la même considération. Je
me souviens de ma première visite, quand ma mère m'avait
entraîné avec elle dans son dortoir, une salle immense,
des lits installés les uns à côté des autres comme s'il
eut s'agit d'une cafétéria où on aurait remplacé les
tables et les chaises par des lits de fer avec tout
à côté, un espèce de petit bureau métallique qui servait
à la fois de bureau et de table de chevet. J'avais aussi
été marqué par la blancheur de tout cela, les lits étaient
peinturés blancs, le petit bureau était du même blanc,
les murs et plafonds étaient aussi du même blanc jauni.
Aucune intimité, tous ensemble dans leurs désordres
et leurs peurs soumis à l'indifférence générale. Elle
n'en sortit que plus d'un an après y être entrée.
Marcher quand ça fait mal mais qu'importe, il faut bien
que j'y aille, elle m'attend même si elle ne le sait
pas, peut-être! Ma jambe ce n'est pas grave, d'ici quelques
jours, elle se sera replacée. La douleur s'en sera allé
mais elle, sa douleur est si profonde et inaccessible,
invisible tout en étant perceptible, elle s'est installée
au fond d'elle, très loin pour être inatteignable. Elle
est évidente sa douleur, elle se voit sur son visage,
dans son regard, dans sa démarche incertaine encore
alourdie par ses pilules qu'on s'amuse à lui faire gober
afin qu'elle reste calme et contrôlable. Pire encore
dans ses moments de lucidité, elle te regarde dans sa
souffrance consciente, des yeux, elle implore à comprendre
ce qui lui arrive, elle souffre quand elle sait qu'elle
vient de faire dans son froc et que je suis là, moi
son fils à ses côtés. J'ai beau lui dire que ce n'est
pas grave, elle sait que ce l'est, j'ai beau rester
calme et lui parler avec douceur, elle souffre de se
voir ainsi en face de moi, son fils. J'ai beau lui dire
qu'elle a si souvent fait les mêmes gestes pour moi
et que c'est normal que je fasse la même chose pour
elle, cela ne lui enlève pas ses souffrances, elle se
sent humiliée. J'ai beau lui répéter qu'elle a si souvent
ramasser mes vomissures sans dire un mot, que c'est
normal que je fasse la même chose pour elle, mes mots
ne la rassurent pas mais ils la confirment plutôt dans
son état. Que faire alors? Que dire? Elle souffre et
je souffre de sa souffrance mais moi c'est pas pareil,
j'observe, je suis extérieur à son esprit. Quand je
sortirai d'ici dans une heure ou deux et que je retrouverai
mes bouteilles, mes joints, mes pilules à moi, elle
restera ici prisonnière de sa chambre capitonnée pour
qu'elle ne se blesse pas. Ma souffrance d'elle sera
disparue parce que atténuée de sa non-présence. Je serai
libre avec ma propre folie, je marcherai dans les rues
de la ville sans possibilité de m'y perdre. Je la prends
par la main, je regarde l'infirmière indifférente à
ce qui lui arrive à elle, ma mère qui est tout pour
moi, qui est l'être le plus courageux que je connaisse,
elle est redevenue enfant, un peu mon enfant. Et elle
souffre de cela. J'ai beau me dire qu'elle ne devrait
pas, que c'est normal que je m'occupe d'elle mais elle
continue à souffrir. Par la main, je la conduis jusqu'à
sa chambre, je cherche des yeux où est l'endroit où
peuvent être rangé ses choses, je lui dit de rester
là à côté du lit métallique, que je vais m'occuper d'elle.
Pendant qu'elle pleure, incapable d'être autrement,
je me penche, je passe mes bras sous sa jaquette à la
recherche du rebord des sa culotte, je glisse mes doigts
et lentement je la descend pendant qu'elle continue
à pleurer. Je ne dis plus rien, je ne sais plus quoi
dire, j'agis car il faut que j'agisse. Je lui retire
sa culotte et lui dit de ne pas s'en aller, où pourrait-elle
aller? Je sors, demande à l'infirmière hébétée ou je
peux avoir une débarbouillette, je la dérange, elle
lit. Sans me regarder, elle me demande pourquoi. POURQUOI?
Ma mère a pisser dans ses culottes criss! Réveille-toi!
Je ne la laisserai pas ainsi, faut bien que je la lave,
maudit tabarnak! Je sais que je te dérange mais contente-toé
de me dire où elle sont, c'est pas grand chose! L'air
indifférente, elle me répond qu'il y en a dans l'armoire
derrière elle. Je passe derrière elle, j'aimerais la
frapper, c'est de ma mère dont il s'agit, c'est pour
cela que je me retiens. Si j'en fais trop, que vont-ils
lui faire quand je ne serai plus là. Je fouille et je
repars aussitôt. Elle n'a pas bougé, elle est restée
immobile, je lui souris sans rien dire, je me penche
et je lui lave les jambes, les cuisses, je remonte sur
ses fesses, sur son sexe, je suis mal à l'aise, elle
ne pleure plus, elle ne sait plus ce qui lui arrive.
Je me relève, je cherche sur le lit la petite culotte
que j'y avais déposé, je la regarde de nouveau, elle
est absente, elle ne sait plus rien d'elle même ni de
tout ce qui existe. Je risque quelques paroles, je m'adresse
à elle comme aujourd'hui je m'adresse à ma fille qui
a sept ans, je me penche de nouveau et je lui met une
nouvelle culotte. J'essaie de la faire sourire, l'absence
a même amenée avec elle ce petit plaisir, ses yeux sont
livides. Elle me regarde, dans ses yeux je peux voir
qu'elle cherche à comprendre qui je suis. J'aime mieux
cela, elle n'a pas peur et elle souffre moins. Du moins
ses absences lui masquent sa souffrance, moi je souffre
toujours, je sais que bientôt malgré que je sois gelé
autant qu'elle des larmes vont jaillir, je dois faire
des efforts pour ne pas pleurer. Malgré cela des larmes
apparaissent, elle me regarde avec interrogation, elle
cherche. Je la prends par la main et je la ramène dans
la salle où sont les autres abandonnés, je l'installe
dans une berçante, elle commence à chanter en regardant
le mur en face, je n'existe plus. Je vais chercher une
chaise droite et je m'assied en face d'elle, je prends
sa main vieillie dans la mienne. Mon pouce en caresse
le dos, je la regarde, cherchant à comprendre toutes
ses misères qui l'ont ainsi transformé en une inconnue.
Elle ne sait plus rien de moi, je suis un inconnu qui
s'est égaré sur son chemin et qui se repose un peu sur
la chaise en face d'elle. Puis sans raison, elle arrête
sa chanson qui provient sûrement de sa propre enfance,
ses paroles ne me touchent pas, elles me sont inconnues.
Elle se met à me raconter comment elle a donné deux
bons coups de poings à un infirmier la veille, du moins
dans sa tête ce souvenir était d'hier. Je ne sais pas,
je ne peux savoir, je ne peux que la féliciter de son
geste, il devait le mériter. J'essaie de savoir pourquoi
elle a fait cela, elle me raconte qu'il voulait l'attacher
à son lit. C'est atroce! Je sais qu'ils l'attachent
à son lit la nuit, elle a tendance à se lever et à tomber.
Normal, à la manière dont ils la traitent, à essayer
de la geler le plus possible, la zombifier le plus possible
pour qu'elle ne dérange pas. À force d'être gelé à ne
plus rien ressentir, on en arrive à ne plus sentir ses
jambes sous soi, à ne plus savoir où sont le plancher,
les murs, les portes. Voilà comment on la traitait!
Comme un être dérangeant, voir un animal, non
un être humain! Criss de système de déments! Elle avait
besoin de soins, ils en ont fait une démente. Moi j'étais
là, incapable de faire quoi que ce soit d'autre que
de lui tenir la main et d'écouter ses histoires. L'infirmière
s'était levée, on venait d'apporter les collations.
Sans dire un mot, elle se mit à distribuer les plats
comme je distribuais la nourriture à mes poules, extérieur
à tout. Était-ce une carapace qu'elle s'était construite,
ou tout simplement un détachement total de tout ce qui
se déroulait autour d'elle, une armure contre l'absence
de toute forme d'humanité parmi les animaux qu'on confiait
à sa surveillance. J'ai bien dit surveillance car dans
ces lieux, on ne peut vraiment pas parler de soins,
il ne s'agit plutôt que d'engourdissements d'anciens
humains, une garde à vue. Leur humanité n'est que hors
de ces murs, elle est derrière, abandonnée, oubliée
quelque part par je ne sais quel tour de passe-passe,
ou tout simplement elle leur a été enlevée. Je sais
que certains d'entre eux la retrouveront si un jour
ils sortent d'ici sur leurs pieds. Je suis là à l'écouter
me répéter encore et encore comment elle l'a frappé,
peut-être qu'elle me répète cela parce que je l'écoute
et que cela me fait rire. Mes rires lui apportent-ils
un certain niveau de conscience ou bien est-ce l'oubli
de me l'avoir dit deux minutes auparavant, ou bien est-ce
tout simplement que mes rires la réconfortent de la
dépression extrême de ces lieux? Une distraction, un
visage qui projette autre chose, une expression différente
de tout ce qu'elle voit dans ces lieux. Elle regarde
indifférente le jello rouge qui repose sur la table
à côté de moi, l'air de ne pas comprendre pourquoi cet
objet s'est retrouvé à cet endroit alors qu'il n'y était
pas quelques instants avant. Je lui demande si elle
en veut, elle ne réagit pas, je le prends et j'y enfonce
la cuiller qui est venu avec. Son regard change, elle
semble comprendre ce que c'est. Je prends le contenu
de la cuillère et je l'avance vers sa bouche, elle l'ouvre
et délicatement j'y introduit le contenu. Ses yeux s'illuminent
par le goût sucré qui se dégage dans sa bouche. Elle
est contente, elle me fait comprendre qu'elle en veut
encore. Je lui en redonne tout en lui parlant doucement,
dire quelque chose, en profiter pendant que j'ai son
attention, lui rappeler certains souvenirs. Je sais
que je n'existe qu'en fonction du goût sucré que je
porte à sa bouche, mais ce n'est pas grave, je lui parle,
j'ai son attention. Du liquide rouge coule le long de
son menton, je me lève, elle pense que je me sauve avec
son sucre, elle essaie de me retenir, je la rassure,
j'ai vu une boîte de kleenex à côté de l'infirmière.
J'y vais, je ne lui demande rien, je prends, elle s'offusque,
je lui dit que j'en ai besoin, elle comprend à mon ton
qu'il ne lui faut pas insister. Je la déteste d'être
si détachée et indifférente. Je sais que lorsqu'elle
punchera sa carte, plus rien de ceci n'existera pour
elle, son job, sa surveillance sera terminée. Pour elle
cela n'est que survie, une bonne paye au bout de la
semaine et c'est tout. Peut-être n'a-t-elle pas les
compétences pour placer des boîtes de conserve sur les
tablettes chez Provigo! J'hésite, devrais-je le lui
dire? Je retourne m'asseoir, Yvonne attend, elle a déjà
oublié, le rouge a coulé sur sa jaquette, je lui essuie
le menton. Elle me regarde sans comprendre. Je lui souris,
ils sont si loin ses sourires à elle. Je repique la
cuiller dans le bol et je la lui montre, elle reste
indifférente, elle n'en veut plus. Je repose le bol
sur la table puis j'hésite pour les kleenex. Non je
ne lui rapporterai pas, elle devra se lever si elle
y tient tant que ça. À travers la fenêtre grillagée,
je peux voir les oiseaux qui se poursuivent à travers
les branches, ils sont libres, libres d'aller où ils
veulent, je regarde Yvonne et j'aimerais tant pouvoir
lui redonner sa liberté. Mais je ne peux pas! Elle est
prisonnière d'elle-même. Je regarde l'horloge, je sais
que bientôt il va me falloir partir, je déteste partir
et la laisser ici. Quand elle s'agite, ils l'enferment
dans sa chambre, elle se retrouve seule et elle a peur,
elle crie, elle frappe sur la porte qu'ils ont refermé
sur elle et moi je suis ailleurs, libre de tout. Ma
folie est libre. Je la regarde, je lui reprends les
mains, je les tiens dans les miennes, elle ne semble
pas comprendre. Je cherche dans ses yeux des traces
de ce que je suis, je n'y vois que le vide, l'absence,
je serais un autre venu d'une autre planète que cela
ne changerait rien à son regard. Je ne sais plus quoi
lui dire, de toute façon ces mots ne serviraient qu'à
me rassurer moi-même, elle ne les comprends plus. Il
n'y a que les siens auxquels elle comprenne quelque
chose en ce moment, elle est d'un autre monde que le
mien. Je sens mon être aussi étrange pour elle que ce
qu'elle est devenue me semble impossible à vivre. Ce
n'est plus une existence que la sienne, elle n'est que
souvenirs présents dans mon esprit. L'être qui est devant
moi est beaucoup plus une image qu'autre chose, mais
je l'aime tellement cette image! Je suis sorti d'elle.
Je me lève, mes mains se détachent des siennes, elle
ne s'en rend pas compte, son regard ne me suis pas.
J'ouvre la porte, je me retourne, l'expression sur son
visage n'a pas changé, mon cour se déchire, je referme
la porte. Dehors, je marche et je pleure. La chaleur
du soleil printanier ne me touche pas, ma jambe me rappelle
que je ne me souviens pas. Retourner à la maison, boire
quelque chose, faire quelques téléphones, trouver
quelqu'un qui acceptera de partager un souper, fumer
quelques joints, oublier jusqu'à demain. Ma folie m'attend.
Dans le parc Lafontaine, je me retourne, je regarde
le grand bâtiment gris, je le déteste. Une femme me
regarde pleurer, je me retourne, je dois continuer,
avancer dans mon existence. Je marche et ça fait mal,
j'ai de la difficulté à avancer. Je cherche mais je
ne me souviens pas. Ce soir peut-être il y aura quelqu'un
pour me renseigner, une habituée, un habitué. De toute
façon, savoir ou pas, cela ne changera rien au fait
que j'ai mal.
Le téléphone! J'arrive! Dring..dring...dring.. Ok, je
t'attends. Peut-être que j'aurais du lui demander, je
ne me souviens plus si elle était là hier. De toute
façon c'est pas grave, elle s'en vient. De la bière,
ok, il en reste une couple. Qu'est ce que je pourrais
faire pour manger, je ne sais pas, je vais l'attendre.
À la limite on ira manger des hot dogs quelque part.
Elle a une voiture, je n'aurai pas à marcher sur ma
jambe. Bon la porte maintenant. C'est Françoise.
Entre!
Bonjour , t'as l'air magané!
Bonjour, c'est une belle surprise. Oui, je suis un peu
fatigué.
J'aime bien Françoise, sa gentillesse, sa fausse naïveté,
sa bonté, son côté bonenfant. Elle écoute mais elle
raconte aussi, son univers n'est pas qu'elle-même. Elle
a un univers ouvert, observateur et anecdotique. Elle
me regarde et rie de ma patte qui se traîne, elle fait
bien, elle en a le droit, elle me connaît, je rie avec
elle. J'aime ce côté qu'elle a de s'intéresser aux autres,
pas uniquement en surface, elle aime gratter, pas gratter
pour se satisfaire par souci de comérages mais par souci
des autres. Elle aussi j'aimerais bien faire des choses
avec même si elle est un peu maigrichonne, mais je n'ose
pas essayer, tâter le terrain et quand j'en éprouve
vraiment le désir, son chum est là ou bien je suis trop
ailleurs pour pouvoir me tenir debout. J'ai bien aimé
l'autre jour quand elle ma raconté l'aventure qu'elle
avait eu la veille dans une voiture. Denis ne se doute
de rien, mais il n'est pas le seul du couple à s'amuser,
elle sait aussi y faire quand elle en a envie. Je ne
sais pas comment ni quand vraiment cela a commencé,
ni aussi pourquoi les femmes quand elles ont quelque
chose à raconter, une peine à partager, elles viennent
toutes frapper à ma porte, peu importe l'heure du jour
ou de la nuit. Elle aime aussi frapper à ma porte pour
me parler. La buanderie est à côté et elle aime bien
venir chez moi entre les brassées, jaser, sourire, raconter
telle ou telle rencontre, dire qu'elle m'a vu sourire
à une telle, qu'une telle semblait s'intéresser à moi.
Elle est très observatrice et précise dans les détails.
Elle avait même pris le temps de m'expliquer toutes
les étapes de son aventure. L'allure du gars, l'endroit,
le moment de la rencontre, ceux qui étaient avec eux,
puis leur première relation dans les toilettes du bar.
Peut-être est-ce tout simplement parce que j'aime écouter,
peut-être est-ce cela qui peuple un peu mon vide, les
aventures et expériences de ces femmes qui m'aiment
bien. Voilà tout le malheur dans cela, elles m'aiment
bien! Je roule, je roule, je fume mais Françoise ne
fume pas, elle raconte, elle interroge, elle me dit
que j'aurais du aller à l'hôpital pour faire voir. Je
lui dis que je vais déjà assez à l'hôpital sans que
j'y aille en plus pour une blessure qui va partir dans
quelques jours. Elle me demande comment était ma mère,
elle sait que j'ai du mal avec ça, mais elle s'informe,
pour savoir, surtout pour savoir où j'en suis avec cette
histoire. Je lui répond, je lui dit ce qui en est, elle
ne dit plus rien, elle se contente de me regarder fumer
un autre joint. Je lui offre une bière, elle accepte
d'en partager une avec moi. Ça non plus, elle n'est
pas une grande buveuse, elle aime la lucidité, moi il
y a longtemps que je n'en veux plus de la lucidité,
c'est pas pour moi. C'est pour les gens comme elle qui
savent s'intéresser sans artifices aux êtres et aux
choses. Elle me reparle du gars dans la voiture, il
l'a rappelé, elle ne sait pas. Je l'écoute, je la regarde,
je ne dis rien, j'écoute. Je ne donne pas mon avis,
je n'ai pas à donner non plus de conseils, c'est personnel
sa vie, ça la regarde elle, pas moi. Tout ce qui me
regarde, c'est ce qu'elle me raconte, je suis là en
face d'elle, gelé et sur le bord d'être saoul et je
l'écoute. J'ai des oreilles et un cerveau qui enregistre
mais qui refuse de se mêler des histoires des autres.
De toute façon je déteste tous ceux qui savent, tous
ceux qui veulent me donner des conseils. Je n'en ai
pas besoin de leurs conseils, ils peuvent s'étouffer
avec. Moi je m'étouffe tout seul, je me suffoque et
je le sais, mais je peux encore supporter. Oui je supporte,
c'est nécessaire que je supporte, du moins encore un
temps. La porte s'ouvre, c'est Benoit. Toujours ricaneur
et blagueur, il avance vers nous. Sans dire un mot,
il met un sac de pot sur la table et sort d'une autre
poche quelques capsules de mescaline. Il s'avance vers
Françoise, se penche vers elle, mets ses mains sur son
corps et il l'embrasse. Je ne sais pas pourquoi, je
n'arrive pas à poser ces gestes, je me les interdit.
J'en éprouve pourtant un besoin constant mais je suis
incapable de franchir ces lignes qui me séparent d'elles.
Pourtant il y en a des femmes dans ma vie, mais des
amies sans plus. Peut-être est-ce la crainte de passer
outre cette amitié qui me fait me sentir mal dans ces
situations. Mais eux, ils s'embrassent. Benoit, le beau
gosse, le gars de l'autre bord, il sait toujours quoi
faire avec les filles. Moi je ne sais que les écouter,
mais lui, elles ne lui racontent rien, elles le regardent,
certaines le désirent, je le sens quelques fois, certaines
me l'ont dit mais je sais que ce ne sera jamais à sa
porte qu'elles iront frapper pour raconter leurs peines.
Je sais aussi que ce ne sera jamais chez lui qu'elles
iront frapper à quatre heures du matin parce que incapables
de conduire jusque chez elles pour avoir trop bu. Jamais
non plus elles n'iront vers lui pour lui demander la
clef de son appartement pour aller se coucher dans son
lit. Avec moi, elles savent qu'elles peuvent se pencher
vers moi et me demander la clef pour venir dormir dans
mon lit et que lorsque je rentrerai, je ne leur sauterai
pas dessus. Elles savent que je vais rentrer sur la
pointe des pieds, malgré mon état d'ivresse et mon état
de gelé et me déshabiller pour tout simplement m'étendre
à côté d'elles dans mon lit. Elles savent que jamais
je ne trahirai leur confiance, elles sont mes Amies.
Elles savent que si la chaleur les a obligé à être complètement
nues et sans couvertures sur leur corps, jamais je ne
profiterais de la situation. D'ailleurs combien de fois
Josée est-elle restée à coucher dans mon lit. Ses malheurs
à me raconter tard dans la nuit, son corps collé contre
le mien, juste pour un réconfort. Je sais que jamais
elles ne feraient confiance à Benoit pour ça. Benoit,
il les saute, il ne les écoute pas. Cela ne fait pas
de lui un méchant garçon, il est juste différent de
moi, il n'agit pas de la même façon, ne considère pas
les gens de la même façon. Son existence est différente
de la mienne. Il aime encore rigoler un bon coup. Il
s'assied, dit quelques blagues, lance quelques sourires,
au passage essaie de m'égratigner un peu, c'est de bonne
guerre mais Françoise n'est pas dupe. À peine assis,
il se met à rouler tout en redevenant sérieux.
-Il paraît que tu t'es cassé la gueule hier soir.
-Comment le sais-tu?
Il ne m'a pas vu marcher. Je sais, il n'a pas besoin
de répondre, c'est Matéo, il l'a vu ou ils se sont parlés
au téléphone. Les nouvelles vont très vite dans la confrérie
des fumeurs de joints. Déjà au lever, les nouvelles
se répandent. Je lui dit que je ne sais pas comment
ça m'est arrivé, je n'en ai aucun souvenir, peut-être
dans quelques heures je saurai, quand déjà ivre et défoncé
nous arriverons au bar. Françoise observe et ne dit
rien, elle observe. Je sais que lui aussi il aimerait
bien la sauté la Françoise quand il lève la tête pour
lui lancer un sourire pendant qu'il s'applique à rouler.
Mais lui, ce serait uniquement pour faire chier Denis
qu'il le ferait. Malgré son jeune age, il est très sur
de lui, il est le plus jeune de notre confrérie des
grands bouseux et drogués. Il regarde ma bière, j'ai
oublié de lui en offrir une. J'ai compris, je me lève,
j'ouvre le frigidaire et j'en prends une qu'aussitôt
je pose devant lui. Minutieusement, il s'applique à
enlever les graines dans le pot qu'il émiette sur le
papier. La bouteille reste là, tant qu'il n'a pas fini
de rouler, je le sais, il ne lui faut pas se mouiller
les doigts pendant qu'il fait son travail. Françoise
se remet à me parler, elle m'interroge sur la soirée
à venir. Elle me dit qu'elle a de bons billets pour
la prochaine pièce au TNM, elle me les offre, j'accepte.
Le nom de la pièce ne me vient pas, je me rappelle cependant
que j'avais aimé. J'y avais amené France pour la distraire
un peu. Depuis des mois qu'elle colle ici, régulièrement,
elle vient dormir ici, incapable de retourner chez elle.
Elle n'a qu'une obsession, son chum qui est allé à Amsterdam
pour y acheter de la coke et la ramener ici via la France.
Malheur lui en prit, son escale lui a été fatale, arrêté
sur les quais d'une gare parisienne, il est en tôle
quelque part en France. En attente de jugement, tout
le clan essaie de trouver des sous pour lui payer un
avocat. Elle a fait une collecte, je lui ai donné un
de mes chèques de chômage, les chums c'est important.
Elle a aimé elle aussi, du moins elle avait semblé.
Je me souviens que dans cette pièce jouait Angèle Coutu
et Ghislain Tremblay, c'était pour moi la première fois
que je voyais Ghislain Tremblay, enfin, un plus petit
physiquement que moi qui perçait, je trouvais que cela
lui donnait encore plus de crédit. Françoise était contente,
elle voulait que le lendemain matin j'aille la réveiller
pour déjeuner avec elle. Ensuite, elle s'était levée
et en passant à mes côtés, elle avait déposé un baiser
sur ma joue. Je n'arrivais pas à embrasser les femmes
que j'aimais lorsque je les rencontrait mais je ne dédaignais
pas les baisers qu'elles m'offrait. Je l'ai regardé
partir, pendant que Benoit se plaignait qu'elle l'eusse
négligé en ne lui posant pas un baiser sur la joue.
Elle s'était contenté de lui dire que ce serait pour
un autre jour et elle retourna à ses lavages. Petite
jouissance pour moi qu'elle venait de m'offrir. Déconcerté,
il m'avait regardé alors que moi je me relevais pour
m'ouvrir une autre bière. Nous fumèrent l'un après l'autre
les joints qu'il avait roulé puis il me lança une des
capsules de mescaline. Je la pris dans ma main mais
je la remis sur la table. Je devais attendre d'avoir
mangé pour cela. De nouveau, la porte s'ouvrit, cette
fois, c'était elle. Judith venait de faire son entrée.
Je jetai un oil à Benoit pendant qu'il la regardait
avancer vers la cuisine où nous étions. Il était visiblement
troublé par celle qu'il voyait venir vers nous. Dans
la lumière du contre-jour, il n'arrivait pas à distinguer
son visage, mais sa démarche, sa robe, ses chaussures
à talons hauts, tout cet ensemble qui avançait à pas
lents l'avait fait cesser de respirer. Peu de ceux de
mon groupe d'amis l'avaient déjà rencontré ou était
au courant de son existence. Elle était à part, d'un
autre univers. Elle n'était pas une droguée, ni une
désespérée comme je pouvais l'être et elle ne fréquentait
pas les bars où j'aimais traîner. Mais elle était mon
amie. Curieux mélange que le nôtre, elle était l'apothéose,
j'étais le clochard, elle était merveilleusement belle,
j'étais à peine beau, elle était tout, je n'étais rien.
Un soir que j'étais ivre mort et malade le long d'un
trottoir, vomissant tout ce qui pouvait se trouver dans
mes entrailles, elle avait arrêté sa voiture pour me
venir en aide. Plus tard, elle m'avait avoué qu'elle
s'était arrêtée parce qu'elle me pensait beaucoup plus
jeune que je ne l'étais en réalité. Elle avait à la
fois peur de s'arrêter mais était déchirée à l'idée
de me laisser là dans l'état dans lequel je me trouvais.
Encore une fois mon allure de petit bonhomme mal pris
m'avait mis sur la route d'un être extraordinaire. Elle
était intelligente, douce, calme, généreuse d'elle même,
belle, élégante, elle avait tout de ce que j'avais toujours
rêvée d'une femme. À l'improviste, elle était toujours
de passage, elle s'arrêtait quelques minutes, voir si
j'étais là puis après quelques minutes, elle repartait
comme elle était venue. Elle ne restait jamais si je
n'étais pas seul, des fois elle m'amenait avec elle,
elle me faisait mettre ce que j'avais de plus beau puis
on sortait ensemble, dans des endroits où jamais je
n'aurais osé entrer. Elle aimait comme ça, à l'improviste
arriver, m'amener au salon et me faire l'amour sur le
plancher pour repartir presque aussitôt. Je n'ai jamais
rien su d'elle, sinon que j'aimais sa présence de femme
fatale à mes côtés. Elle avança jusqu'à la table me
regarda pour me dire bonjour puis elle salua Benoit
avant de me demander de la suivre à l'avant de la maison.
Elle plaqua sa bouche contre la mienne et se saisit
de mon sexe avant de me regarder et de me dire que c'était
malheureux que je ne sois pas seul. Elle partit sans
ajouter quoi que ce soit. Je la suivit jusqu'à la porte
et je la regardai descendre l'escalier. Quand elle monta
dans sa voiture, elle me sourit puis elle disparut.
Je revenais vers Benoit qui se mit à me questionner
sur elle. Je me contentai de lui dire que c'était top
secret. Elle essaya bien de me faire causer mais il
ne réussit à rien savoir d'autre. Malgré l'alcool, malgré
la dope, il ne sut rien. Elle était intouchable et inaccessible
, elle était d'un autre univers, d'un univers ou moi
seul avait accès dans ma confrérie de drogués. Elle
était un ange, un archange rien que pour moi, descendu
du ciel pour moi et uniquement moi. Encore une fois
la porte s'ouvrit, France venait d'arriver. Le ton changea,
France prit le plancher. Elle était d'humeur aujourd'hui,
plus tôt dans la journée, elle avait reçue un télégramme
de l'avocat de son chum, les choses allaient pouvoir
s'arranger d'ici peu. Il lui avait parler d'extradition,
je lui ouvris une bière. J'aimais la voir dans cet état
d'euphorie, quand elle souriait, qu'elle riait de toutes
ses dents. Elle se sentait d'attaque. Je sortis un morceau
de hash que j'avais encore au fond de ma poche, il fallait
fêter ça. Je me mis à l'émietter et à le mélanger à
un peu de tabac que j'avais prélevé sur une des cigarettes
de France pendant que Benoit et elle faisait la conversation.
Je ne disais rien, je n'essayais pas de me mêler à leurs
mots, j'écoutais simplement pendant que je m'affairais
à ma mixture. Cependant j'observais France, je savais
que malgré ses sourires et son bonheur, derrière demeurait
une incertitude. Il y avait des mois qu'elle traînait
son malheur à mes côtés. Malgré tout ce qu'elle racontait,
il y avait en elle une deuxième conversation, une conversation
avec celui qu'elle espérait. Je savais aussi que tard
dans la nuit, elle viendrait frapper à ma porte si je
n'étais pas déjà avec elle pour que je fasse du café
et que je m'assoit avec elle au coin de la table pour
l'entendre, écouter ses malheurs.
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Anonyme
Noir
en ostie mais maudit qu'on se reconnait. Un regard lucide
porté sur le sentiment de désagrégation
de l'espace social de l'individu.