LE PERSONNAGE MYSTERIEUX
par Stefan Glauser
note de l'auteur -
voici une histoire courte. Pour lire de la littérature exaltée (extraits de deux romans que je cherche à publier, vous pouvez vous cliquer sur www.lesteff.ch . Je serais content de connaître votre avis. Salutations. )



15 Mai 2998. C'était l'annonce la plus étrange qui lui avait été donnée d'entre­voir dans un journal depuis bien longte­mps. Si elle l'était, ce n'était pas parce que, en cette péri­ode de cri­se, on voyait pous­ser comme des cham­pignons des métiers nouveaux, com­binés et ayant attrait à la chair. Bi­zar­re cette annonce l'était dans sa for­mulation.

Voici ce qui était écrit : cher­chons jeune homme, flexi­ble et prêt à aban­donner sa personnalité pour travail intéressant dans le domaine de la vente de biens cul­turels.

Fred relut l'annonce plusie­urs fois. Lorsqu'il reposa le journal sur la table, il tira une drôle de moue. Comme le gar­çon de café l'aper­çut, il en profita pour passer commande d'une nouvelle bière. Que pouvait-ce bien vouloir dire que d'abandonner sa per­sonnalité; à vrai dire il n'en sa­vait rien, déjà qu'il ne savait pas s'il en avait vraiment une. Les autres in­dications quant à elles étai­ent bien maigres et ne lais­saient pas vraiment entrevoir de quels atouts devait dispo­ser le candidat afin d'être enga­gé.
Ce dont Fred était sûr, c'ét­ait qu'à l'instant il n'avait pas de travail. Voilà deux mois que ça durait. Deux mois que l'échoppe d'électricien dans laquelle il of­ficiait avait fermée. Il n'en était pas encore au stade où il y avait de quoi désespérer mais s'il lui arrivait d'apprécier quelques fois d'être rémunéré à ne rien faire de ces jour­nées, il n'allait pas sans dire qu'à la perspective de quel­ques mois supplémentaires de far­niente, il y préfé­rait toutefois celle d'un boulot bien régu­lier, ne serait-ce que pour avoir de nouveau des col­lègues de travail avec qui se re­trouver le matin et se raconter de bonnes blag­ues.

Ce qu'il avait remarqué par ail­leurs, était que depuis qu'il se trouvait au chômage, il avait tou­tes les peines à garder ses habitu­des, chose qu'il regrettait énor­mément. Il lui arri­vait bien sûr de faire la grasse matinée, surtout lorsqu'il re­gardait jusqu'à très tard la télé­vi­sion. Par ailleurs, il n'avait plus d'appétit et cela, même s'il se levait de bonne heure. Pour lui qui n'aimait pas for­cément cuisiner à midi, il était bien plus agréa­ble de n'avoir qu'une heure de pause et de se précip­iter dans un res­taurant pour y engloutir un plat du jour.

Frd pensa un instant à ses anciens collègues de travail. S'il leur ar­ri­vait encore à l'époque de se re­trouver ici même avant ou après leur jou­rnée de boulot et de des­cendre quelques pintes en rigolant, il pou­vait dire qu'il les avait perdus en même temps qu'il avait perdu son poste.
Avec amertume, il regarda la gra­nde table ronde à laquelle ils prenaient tous place au­trefois. Il avait cessé d'aller s'y as­seoir et préfé­rait depuis se mettre ici au bar, un peu en retrait de tout (il n'était pas de ceux qui aimaient se retrou­ver face à la glace à tout prix). En fait, l'endroit était triste à mour­ir; la décorat­ion rappelait les années sep­tante et il n'y avait guère plus que des grands-mères qui buvaient leur thé en machouil­lant de petits gâteaux. Il leva les yeux vers les pancartes lumineuses qui an­nonçaient en ima­ges, les div­ers plats qu'il y au­rait au menu. Bientôt les grands-mères céderaient leur place à l'affluence des travail­leurs.
Il irait de ce pas se présen­ter, ainsi, tout de suite et sans préa­vis. Il lui fallait un travail. Voilà tout ce à quoi il pensa. Si la tête lui tour­nait un peu, il n'au­rait pu le dire; d'habi­tude il supportait plus où moins bien l'alcool mais aujour­d'hui, il lui sembla qu'il lui donnait des ailes, dans le vrai sens du terme.

Il se sentit ainsi sur une espèce de nuage et les pas­sants qu'il bous­cula sans ménagement dans la rue n'osè­rent vraiment dire quoi que ce soit par peur de représai­lles, tel­lement l'air qu'il arborait sur son visage mont­rait la confiance et la dé­ter­mination. De tout cela Fred n'en eut pas conscience. Le temps autour de lui c'ét­ait arrêté. La cité quant à elle, impassible et froide en avait déjà vu d'autres. La fiente des pi­geons et la cra­sse pouvaient con­tinuer de s'accumuler sur les bâti­ments et les cathédra­les, ce n'é­tait pas le soubres­aut d'or­geuil d'un humain qui allait y changer quelque cho­se. Fred seul se mouvait dans un espace temps où tout se déroulait rapide­ment, si bien que lorsqu'il se trouva à l'adresse de l'annonce, en train de serrer la main d'Ihurel Leugadel, il ne put vrai­ment dire comment il s'é­tait si sou­dainement retrouvé ici.


Les deux hommes se toisèrent un instant puis l'ordre lui fut donné de prendre place derrière le bu­reau. Tout se déroulait pour l'instant comme sur des roulettes. Fred ne connaissait ni crainte ni appréhen­sion. Pas de cravate, pas de chemise ou plutôt si, dépassant de pantalon mil­itaire. Le tout couronné par des baskets et une casquette qui coiffait de longs cheveux at­tachés en tresse derrière la tête. Il avait af­faire à un gars qui en tant que chef d'en­treprise lui ins­pirait confiance.
Il osa un  large sourire sur quoi l'autre en profita pour lâcher la sau­ce, sur le ton d'un prédicateur qui avec le temps ne voulait plus com­met­tre les mêmes erreurs.

- Je rêve d'une équipe qui jus­tement serait plus qu'une équipe, commen­ça-t-il avant de s'emballer. Il lui expli­qua brièvement l'his­toire de sa boîte. Les problèmes rela­tifs à un travail dont les mem­bres représen­taient moul­t person­nalités. C'était justement ça dont il ne voul­ait plus. Sans gêne il se mit à critiquer ou­vertement les hippies, les gauchis­tes, les étran­gers ainsi que la nou­velle vague américaine, déte­stable selon lui dans le dom­aine de la cul­ture, en­globant tout ce qui était re­latif à la vague hip-hop, c'est à dire tags, rappeurs, skateurs et habits larges. La techno par ailleurs, il ne la por­tait pas non plus dans son coeur, n'oubliant pas d'y aller de ses fabulations per­sonnelles comme quoi ce n'ét­aient que pédés et man­geurs de pilules.
Fred l'écouta attentivement non sans sourire à ce qu'il disait.

-    Moi aussi, je préfère le rock, c'était la vérité, il était lui aussi de l'ancienne vag­ue. Ce di­sant il espé­rait se mettre tout de suite du bon côté, mais fut déçu de voir que le chef n'en tint pas com­pte. Au con­traire. Il se mit à far­fouiller dans un tiroir et s'emparant d'un dossier le lan­ça devant lui. Son regard était sombre.
              


- Les deux employés doivent me faire cadeau de leur per­sonnalité. Ihurel Leugadel lui expliqua de quoi il s'ag­issait, sans retenue. C'est sans gêne qu'il dévoila un peu de son âme.
- J'en ai marre d'avoir des im­béciles comme employés. Surtout s'ils ont des têtes qui ne me reviennent pas.
Vois-tu, continua-t-il, en jetant à Fred un regard de toute confiance, voilà bien longtemps que ça me dégoûte. Ce serait un soula­ge­ment pour moi de trav­ailler avec des employés qui me ressemblent.
Ce que ce gars lui disait était tel­lement incroyable que Fred n'en crut pas vraim­ent ses oreilles. Bizarrement il resta calme bien que son sourire, il le sentit, resta figé.
Le contrat fut signé dans le doute et l'appréhension.


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Pour Zed, ce même discours d'engagement avait été incroyable. Au contraire de Fred, il avait été ébloui. En­fin il avait trouvé la personne qui croyait encore dur comme fer aux traditions. Aux traditions, mais aussi à l'Amérique.
Bizarrement, pour des gens comme Zed, les rêves, c'était souvent l'Amérique.  Dans une Pontiac coupé de 1940 ou alors dans une Thunderbird Cadillac, noire comme la mort. Rouler à tom­beau ouvert. C'était çà son rêve à Zed. Il prenait la défense de l'Améri­que. Pourquoi exactement on n'aurait su dire. Ici ils étaient beaucoup dans son cas. L'Amérique qu'ils idéalisaient c'était bien sûr celle des roads-movies. Uni­quement celle là d'ailleurs, des ima­ges bien propres d'une Amérique sans problèmes, sans nègres, sans turcs, sans féministes.
Tout n'était qu'une route, la soi­xante-six en général, aussi loin que leur yeux pouvaient voir. Sa longueur était de quinze jours; ou alors d'un mois, en général la durée de leur vacances.

Si bien que lorsqu'ils rentraient de leur vacances enchantés et conquis, il n'arrivaient plus à discerner correctement. On aimait à dire "Ils sont fous ces américains" mais en réalité on était en ad­miration béate devant leur symbole.
Ce qui se trouvait dans les journaux n'était sans doute que des mensonges. L'Amérique était bonne, elle était grande. Les magouilles n'éta­ient qu'inventions de gauchistes pour mieux casser le mythe.

Zed en avait marre de tous ces gens qui ne faisaient que casser les mythes. Durant toute sa jeunesse il avait rêvé de devenir sol­dat de fortin, de préférence au vingtième de cavalerie. Par la suite à l'adolescence justement le mythe avait été de traverser ce grand pays, d'un bout à l'autre, libre comme l'air.
Depuis, même là-bas les choses commençaient à changer. Ce qui n'était plus tout à fait pour lui plaire.
Que croire dans tou­tes ces infor­mations. Les idoles disparais­saient, ou alors se mettaient à renier leur passé. Les jeunes au­tour de lui commençaient à en aimer d'autres qui à ses yeux  n'avaient rien d'héroïque.  
A qui pouvait-on dès lors se fier.


Le discours d'engagement avait projeté en lui des rêves d'une équipe forte et soudée. Tous les mêmes, une espèce de confrérie de sang. Il y aurait des saluts, des uniformes des rites d'initiation.
Le sien s'était bien passé. Deux jours en clinique, tous frais payés, un chirurgien professionnel, qui avait tout  exprès été mandaté des Etats-Unis. Et puis il n'avait rien senti. Et même si, ne fallait-il pas souffrir pour être un homme ?
Il n'aurait aucune peine à s'y habituer. Ce que les gens pen­saient, il s'en fichait, il avait désormais trouvé son équipe. Ses meilleurs copains restaient bien sûr. Ils leur racontait quel ­homme intègre son chef était, et de quel respect il joui­rait dorénavant dans le magasin, avec quelle crainte les clients de passage les regarderaient. Il lui avait dit à ce propos qu'il valait mieux des habitués qui achètent tous la même chose que des inconnus qui vous font commander de drôles de choses.

           

"Ce n'est pas grave"  avait dit Zed à propos de son nouveau visage; "c'est comme d'enfi­ler un uniforme." ­S'il ­venait un jour à quit­ter son poste, l'opér­ation de retour en ar­rière lui serait offerte, pour autant que ça ne soit pas dû à une faute grave de sa part,
"Ce ne sera pas nécessaire", avait-il même été à répondre. C'était vrai. Il ne s'en cachait pas. Il avait fait pour lui même acte solennel. Se dévouer corps et âme pour son nouveau chef.
Il le lui avait laissé entendre. Il lui aurait embrassé les pieds. La confiance par ailleurs était très importante pour Zed. Le contrat, il l'avait signé sans même le lire.

Il avait cherché quelqu'un qui soit sûr de lui.Il l'avait trouvé.
Pas une minute il ne lui venait à l'es­prit que les choses changeantes étaient le signe d'une nécessité. Il n'était pas de ceux qui voyait le changement comme une chance d'améliorer les choses. Il était de ceux qui voulaient à tout prix le statu quo. Il s'accrochait dése­spérément aux anciennes valeurs, parce que c'est ce qu'on lui avait appris. C'était donc une espèce d'absolu. Les choses étaient comme ça puisqu'on le lui avait dit. Pou­rquoi tout se mettait-il soudai­nement à changer. On ne lui en avait jamais parlé. Il faudrait défendre cet acquis bec et ongle. Zed sourit, heureux, il etait au bon endroit.

********************

A son réveil, Thoma dressa l'oreille. La musique qui s'échappait du radio-réveil, il la reconnut instantanément. "Song 2" de Blur. Un sourire traversa son visage.
Il resta au lit, le temps de la chan­son. Comme chaque mat­in, il se met­tait un point d'honneur à recon­naître le groupe sur lequel il s'était fait réveiller. Il fallait bien faire honneur au mé­tier qu'il exerçait, pour le cas où un client s'a­mènerait afin d'acheter ce qu'il avait entendu à la rad­io. ­
Sa vie en effet lui plaisait. A ses heures per­dues il était Dj. C'était donc un avantage d'ê­tre disquaire d'in­fogra­phies musicales. Thoma ne cherchait pas à être à la pointe d'un quelcon­que courant musical, puisqu'il pas­sait de préfére­nce des classiques. Les clas­siques, les valeurs sûres; elle étaient son hobby. Le monde allait trop vite, c'était un fait. Il n'en était pas mal­heureux pour autant. S'il n'y avait eu son chef, tout aurait été pour le mieux. Celui-ci lui inspirait la terreur. Parfois sans raison, ce dernier s'en prenait à lui. C'est à ces moments là qu'il passait de mauvais quarts d'heures.

Demain, c'est avec une certain appréhension qu'il se rendrait à son trava­il. L'an­cienne équipe venait d'être remer­ciée. Deux gars étaient venus se présen­ter. Lorsqu'il les avaient aperçus hier, ce n'étaient plus les mêmes. Comment était-ce possible ? Ce qu'il avait vu l'avait tant ter­rifié qu'il n'avait pas osé aller dire bonjour à l'intérieur. Peut-être par peur de voir que ce n'était pas sa mémoire ­­qui lui avait jouée des tours.

Le soir il se rendrait chez le nouveau­, celui par qui tout avait commencé. Il ­ lui en ap­prendrait plus pensa-t-il, clarifierait juste un peu les choses.
Ce ne fut pas le cas. Dans le couloir déjà, il entendit  des hur­lements et  des injures stridentes couv­rir la musique provenant de l'appartement. Et c'est lorsqu'il entendit des objets venir se fracasser contre la cloison en bois qu'il fit demi-tour.

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 Lorsqu' Ihurel Leugadel se réveilla ce matin-là, son premier mot fut une phrase en fait, mais citée de telle manière qu'elle sonna comme un mot. Bref, ce matin, lorsqu'il ouvrit les yeux et qu'il fut de ce fait réveillé net, la première choses qu'il dit fut : "isch doch aoues schiisdräck" avant de se pencher derechef vers la commode de nuit, de s'emparer d'une cigarette, de se la mettre à la bouche et de l'allumer. Il fuma ainsi au lit en ne pensant à rien, se grattant de temps en temps les couilles, recrachant la fumée en rond dans les airs.

Chaque matin il se levait à sept heure et demie, bien qu'il ne commençait son travail qu'à dix heures. De toute manière, c'était lui le chef. Il pouvait ainsi, s'il le voulait rester simplement au lit. Personne n'aurait à y faire d'objections. Ca n'arrivait jamais, ou alors très rarement, non pas qu'il était soucieux de montrer l'exemple à ses employés, mais plutôt qu'il n'aimait pas rester chez lui pendant la journée.  Seul à la maison, il avait bien trop peur de s'ennuyer.

Déjà qu'il s'ennuyait maintenant, c'est à dire dix minutes à peine après s'être levé. Si ce n'était pas malheureux. Voilà ce qu'il pensa lorsqu'il alluma la deuxième. La cigarette avait eu pour Ihurel Leugadel un effet bénéfique, lorsqu'il l'avait découverte environ quinze ans plus tôt. Elle l'empêchait de s'ennuyer. L'ennui était sa pire phobie. Voilà pourquoi pour lui, la clope était un peu sa raison de vivre. Il en abusait d'ailleurs allègrement et quant à faire, - pourquoi faire les choses à moitié - les trois paquets qu'il fumait nuit et jour, c'était des gauloises bleues; les plus fortes et les plus dégeulasses que l'on pouvait trouver sur le marché. S'il avait un jour opté pour celles-ci, c'était plus par défi qu'autre chose. Ca, et le fait que de fumer le plus fort vous donnait un peu l'impression de le devenir aussi.
Il fût un temps - pendant son adolescence - où ça avait encore toute son importance. Puis, avec le temps, cette sensation s'était dissipée, mais pour rien au monde il n'aurait été question de changer ses habitudes.




Changer d'habitude, c'était sa deuxième phobie. Ihurel quitta son lit et se rendit à la salle de bain. Il profita de ce que l'eau coulait dans les wécés pour y jeter son mégot. Changer de marque ? Il se l'était souvent demandé mais ne voyait pas pourquoi il commencerait maintenant. Cela ne ferait pas de sens. C'était comme l'haleine fétide qui le poursuivait depuis maintenant si longtemps; c'était avant, qu'il aurait dû faire quelque chose pour y remédier. Maintenant il pouvait carrément dire que non seulement il puait de la gueule mais que l'odeur qui s'en dégageait rappelait carrément la charogne.
Voilà déjà bien longtemps qu'il ne soufflait plus dans la glace pour contrôler, et bien plus encore qu'il ne faisait plus rien pour la masquer. Le temps avait fait le travail et il ne le remarquait même plus, si bien qu'il en venait parfois même à douter que tout cela fusse vrai. S'il se trouvait par hasard quelqu'un que peut-être ces relents eussent incommodé, alors là, il s'en foutait royalement. La vérité était que ça gênait presque tout le monde de faire face à lui en tant qu'interlocuteur et que si la plupart d'entre eux eussent préféré fuir, il s'en trouvait très peu pour lui dire la vérité à la face. Imaginez-un instant le dilemme de l'homme honnête; qui, de peur de le voir répondre, -c'est à dire de voir sa bouche s'ouvrir et libérer encore cet air nauséabond - et bien préférait s'abstenir de dire quoi que ce soit. Mais là encore, les gens honnêtes qui normalement diraient ce genre de choses, et bien   ceux-là ne traînaient pas trop dans les parages de Ihurel. Ils se contentaient de l'éviter comme la peste dès le moment où ils captaient le personnage.

Ihurel Leugadel de son côté non plus ne connaissait personne de ces gens sensés. Ces gens là, de toute sa vie, il avait eu l'habitude de les voir fuir devant sa présence et il devait bien avouer que ça lui avait bien  vite plu de voir les gens se détourner.
Il assimilait cela à la puissance, oui, la même que celle des gauloises bleues sans filtres. Tout au plus était-il puissant, lorsque les gens justement lui tournaient le dos. Ah qu'il aimait lorsque les gens partaient, car c'est à ce moment qu'il pouvait se mettre à les critiquer.
Il excellait dans cet art. Tout d'abord, il y allait doucement, prenant bien soin de tester les réactions autour de lui. S'il sentait qu'il avait la majorité ou alors le plus fort du groupe qui l'approuvait, eh bien il y allait. L'idéal était bien sûr de trouver la répartite qui faisait rire, mais qui en même temps était bien méchante. C'était le meilleur pour avoir, et l'attention, et les autres à sa cause. Crachant, crachant le venin, son ego remontait en flèche.


Ces moments où il descendait en flèche quelqu'un qu'il n'aimait pas et qui était bien sùr absent, il se les imaginait comme des matches de boxe. D'ailleurs il jurait parfois dans sa mémoire avoir mené le combat, dans lequel, - inutile de le dire - il était toujours, et de loin, le vainqueur. Il ne faisait nul doute qu'avec l'âge il s'était assagi, ce qui sonnait presque un peu contradictoire vu qu'en fait, chétif et frêle comme il était, il ne lui était que rarement arrivé de se bagarrer pour de vrai.

Les images trompeuses et sanglantes s'étaient peu à peu dissipées avec l'âge, mais foncièrement, il était resté le même. Ce qui arrivait en général avec ce genre de choses c'est qu'on se retrouvait invariablement seul un jour et que ce jour là, on décide évidemment ou alors tout au plus de changer quelque chose. Chez lui ça n'avait bien sûr pas été le cas, il s'était juste un jour rendu compte qu'il n'était pas drôle de critiquer les gens lorsqu'il n'y avait personne pour écouter. Aujourd'hui, il voyait les choses avec recul et c'était plus dans l'ordre des choses si on le fuyait. Jamais Ihurel n'avait pu dire de lui qu'il était aimé, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Mais Dieu merci, il ne s'était jamais retrouvé dans la situation où il aurait dû se plier.
Il avait en effet un jour "hérité", quant bien même ses parents étaient encore en vie. Disons plutôt qu'il avait reçu beaucoup d'argent, afin d'ouvrir son propre commerce et de ce fait, de rester indépendant.
Jamais ainsi il n'avait du faire autre choses que de diriger et là encore, pourquoi faire les choses à moitié.
Il n'aurait supporté de faire des compromis. Rien que d'y penser il se sentait déstabilisé dans ses habitudes.
La place était demandée, il n'avait aucune peine à trouver des employés et cela, pour le salaire de misère qu'il leur proposait.


De tout temps il avait aimé à être dur avec eux et s'il regrettait en fait que l'esclavage ait été un jour aboli, il ne s'était jamais privé de les traiter de la sorte. Disons qu'il n'avait pas son pareil pour les intimider. S'assurer la crainte était souvent le meilleur moyen de faire de ses employés, à défaut d'amis fidèles, tout au moins des alliés obéissants.
Les fortes têtes, les originaux et consorts, si au début encore il avait envisagé avec eux le dialogue, ou à l'extrême, de considérer leurs revendications, il n'en avait plus été question par la suite. Il les licenciait maintenait sur le champ, tout plutôt que de prendre le risque d'un changement.

Inutile de dire que tant d'entre eux s'étaient fait renvoyer comme des moins que riens. La tactique avait toujours été la même. C'était à l'autre de faire la faute. Tout était bon : petites remarques passagères, reproches et accusations injustifiées, critiques incessantes. Une fois le climat de terreur installé, l'autre se détournait de lui-même, se mettant à travailler mal et à arriver en retard. Il ne restait plus alors qu'à s'en débarrasser.

Un ricanement illumina son visage. Il reconnaissait bien là, la manière de faire du salopard qu'il était. De ce qu'on voulait bien penser de lui, il s'en était toujours absolument moqué. Avec tous les ennemis qu'il avait déjà en dehors de son entreprise, il vint un temps où Ihurel Leugadel trouva fatigant d'avoir à se battre dans sa propre firme. C'est à cette époque que lui était venu son plan diabolique. Il s'était justement séparé de son dernier élément, une forte tête qui n'avait pas manqué de crier haut et fort et à qui voulait l'entendre que c'était dégueulasse. Bref, il y avait eu du scandale. Le climat s'était d'ailleurs tant détérioré à cette période que même ses éléments fidèles lui avaient fait part de leur mécontentement.

Vint le jour où il passa en revue les nouveaux postulants.
Il y avait parmi eux un drôle de gars. Il ne souriait pas et avait l'air grincheux. Ses qualifications au poste étaient de loin les moins bonnes mais malgré tout, il l'engagea, et cela malgré la haine qu'il lui inspira. Il avait en effet eu l'outrecuidance de s'habiller de manière quasi-identique à la sienne, et cela en plus du fait qu'il portait comme lui les cheveux longs, attachées en natte et assortis à un casquette d'où ils dépassaient. De manière plus générale et à l'exception du visage, le nouveau lui ressemblait étrangement. Même taille, même dégaine et même démarche. De dos la ressemblance était frappante.



Ce  jour là donc, où le nouveau s'était présenté, la seule chose à laquelle aspirait Ihurel était de retrouver un certain calme dans son bizness. (à l'époque il employait encore ce mot en parlant de son entreprise, mot qui le répugnait depuis parce que dans le milieu hip-hop, on se l'était approprié).Sa pensée fut que s'il engageait quelqu'un d'apparence semblable, semblable serait aussi sa manière de travailler. Il ne s'était pas tout à fait trompé pensa-t-il.

Les premiers jours pourtant, la ressemblance avec lui était telle qu'il lui avait répugné à un tel point de faire équipe et qu'il avait été à deux doigts de rendre son contrat caduque sur le champ. C'est néanmoins à cette étrange ressemblance qu'il dut de trouver son plan diabolique.

Il s'en souvenait maintenant, il s'en était d'ailleurs ensuivi quelques jours où il n'était pas allé travailler - les seuls de sa vie -, tellement il avait douté de lui-même. Son salut, il l'avait trouvé dans un abus de benzédrine et autres hallucinogènes. Dans son mauvais flash, il était resté pendant toute la journée et une bonne partie de la nuit devant le miroir, en train de se critiquer, s'invectiver et se détester de toutes les manières qui soient.  La conclusion à laquelle il était arrivé finalement fut qu'il se répugnait lui-même, et que de maudire et de détester tous les autres ne pourraient jamais atténuer sa propre répugnance de lui-même.

L'idée avait germée. Il avait compris qu'en ayant un sosie parfait, il diminuerait son dégoût de lui-même puisqu'il en aurait un autre à haïr qui ne serait finalement rien d'autre qu'un autre lui-même. C'est ce jour là qu'il comprit que sa vie avait basculé. Si bien qu'il en tomba amoureux, ou alors tout du moins, puisqu'à l'époque il vouait encore une haine féroce envers tout ce qui ressemblait de près ou de loin à l'homosexualité. Disons donc qu'il aima le nouveau comme son frère et plus si affinités.
Ce jour là, par choix et par reconnaissance éternelle pour service rendu, le nouveau devint son confident et son protégé. Il fut le seul pour lequel Ihurel accepta jamais de déroger à ses habitudes.

Il était bien conscient que le nouveau eu pu en profiter  mais bon, s'il l'avait fait, ça n'avait pas été trop flagrant. Tout du moins jusqu'à aujourd'hui. Voilà une semaine qu'il s'était absenté. Il avait bien dit qu'il démissionnerait mais Ihurel croyait à un coup de tête. Il allait revenir, c'est sûr.




Ihurel Leugadel sortit soudain de sa longue rêverie dans les reflets de son miroir. Une esquisse de sourire illumina son visage. S'il arrivait à se trouver quelque peu beau, il le devait au nouveau, c'était sûr. Que ferait-il faire sans lui ?



Aujourd'hui Ihurel descendit à la cuisine en pyjama, ce qui était étonnant, puisque d'habitude il s'y rendait à ce point habillé qu'il en avait les santiagues au pieds. Il y traîna ainsi longuement, l'esprit vide, oubliant même un instant de faire le café, préoccupé qu'il était à contempler la vue sur le jardin arrière que lui donnait la fenêtre. Les choses qui lui passèrent durant ce court instant à l'esprit, Ihurel ne savait trop quoi en penser. Aux sentiments presque nouveaux pour lui tels que beauté, envie et grâce se mêlaient aussi d'autres, bien plus connus à lui-même tels que haine et dégoût, sauf que là, ils l'assaillirent avec une force à laquelle il n'était vraisemblablement pas habitué. Son coeur battait la chamade, si bien qu'il dut s'asseoir un instant. Il vacillait. Le café lui ferait le plus grand bien et le fit effectivement à la première gorgée. Un sentiment de sécurité lui revint. Son subconscient pourtant cherchait par tous les moyens à lui communiquer un message qu'il croyait pouvoir dissimuler et refouler à tout jamais, loin, profond, dans les entrailles de son corps puant de fumeur de gauloises et de grand mangeur de viande.

Il essaya de ne pas y être réceptif et repensa un instant à son  jardin qu'il avait trouvé beau et apaisant l'espace d'un instant. Ce jardin qu'il avait durant toutes ces années laissé à l'abandon, y jetant parfois des ordures depuis la fenêtre. Il pourrait bien entendu commencer tout de suite, sortir de la remise, les vieux outils. Il lui faudrait d'abord en apprendre l'usage, sûr, mais bon, ça ne devait pas être plus dur que - admettons, - de croire en Dieu. Il avait entendu une fois (et c'était drôle pensa-t-il qu'il se rappela une chose pareille) que l'état d'un jardin d'une personne était représentative de l'état de son âme, sous-entendant que si l'envie lui prenait soudain de vouloir embellir son jardin, il lui faudrait de ce fait aussi changer ses habitudes.


Cette pensée le terrifia, si bien qu'il s'alluma une cigarette, échappant un instant à cette douleur que lui communiquait son subconscient. Il poussa un long soupir et cracha la fumée dans les airs. A son grand étonnement, rien n'y fit, et cette cigarette là, pas plus que ne le seraient désormais les autres n'eut sur lui l'effet relaxant qu'elle avait toujours eue jusqu'à présent.
Il trouva soudainement toutes ses habitudes ridicules. Il ne sut s'il devait en rire ou en pleurer ( entre autre lorsqu'il observa son pyjama).


La logique voulait bien entendu que ce soit le départ du nouveau qui le mettait dans ces états là. Cette réalité le touchait.
Allait-il lui trouver un remplaçant ? Il pensa que non, il lui restait encore les autres après tout. Il leur avait déjà volé le visage, peut-être pourrait-il encore, pour se venger (mais de qui ?) leur voler encore leur âme, leur demander reconnaissance éternelle.

Cette pensée ne le marqua pas outre mesure.
Après tout, il lui restait Thoma. Mais bon, Thoma ne comptait pas ou plus vraiment, et s'il l'avait gardé toutes ces années (c'était le seul), c'était parce qu'il était si docile et que, même si ça n'avait jamais été prouvé, il avait ce visage, qui était si typique des gens un peu simple d'esprit.

Faible, l'était-il lui-même ? Qu'est-ce que ça voulait dire de toute manière. Déroger à ses lois et à ses règles ?
Le soir de son anniversaire, le soir de la fin de l'hiver, le soir où le nouveau l'avait invectivé, oui, ce soir là il s'était senti faible. Ce qui avait été dit était véritable, il avait bien dû l'admettre. Sa réaction, avait été en totale opposition aux règles qu'il avait un jour établies et qui avaient toujours régi sa vie. La logique voulut que, pareillement attaqué dans ses fondements, il aurait du nier tout en bloc, contre-attaquer le délateur (qui ne l'était bien sûr pas), la technique de tout homme qui basait son idéologie de vie sur des valeurs moralement condamnables.

Il l'avait pourtant laissé continuer, écoutant attentivement, bien que de manière absente. Ihurel,  même s'il s'était senti en péril, attaqué de toutes parts, il n'avait pu rester indifférent aux sages paroles, quand bien même, habituellement, des paroles comme ça, plus elles le  touchaient, et plus violente était généralement sa  répartite. Il se demanda si pour des gens comme lui, les répliques étaient  proportionnelle au degré de vérité et de sagesse de ce qui leur était reproché.


Ihurel Leugadel avait mal au coeur, et il savait pourquoi. C'était du moins ce qui lui semblait. De ne pas avoir changé ses habitudes.
Qu'avait-il attendu de plus que ce qui lui arrivait mainte-nant ? Rien; nada, c'était la logique même, la fin du cycle. Ihurel ferma les yeux et sauta par la fenêtre. A vrai dire il se laissa juste tomber.


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Anonyme

tres sympa plein d'imagination et pas mal ecris. Juste une petite remarque... je ne penses pas qu'il faille mentioner quelque date que ce soit, l'histoire pourrait tres bien se passer aujourd'hui ou sous peu.