No ganja, no beer !
(Une après-midi de ville du Nord)
Den Haag, 2 : 30 p.m.
Eclaboussé de lumière, ses yeux s'entrouvrent & se rétractent
rapidement, comme des cellules photographiques. Il s'éveille
le visage baigné d'une chaleur pure &, pendant quelques instants,
se fait l'effet d'un aéronef survolant des nuages de cristaux
nets & scintillants à haute altitude ; des barrières de coraux
réflecteurs en pleine mer.
Il met un peu de temps pour faire la mise au point.
Il baisse la tête pour éviter les picotements. Où est-ce qu'il
est, nom de Dieu ?… Dans un coffee shop, c'est sûr, mais il
ne sait plus très bien dire lequel… Si, si, ça lui revient
: le Cremers… Non, plutôt le Baba, sur Prins Hendrikstraat,
avec sa façade champlevée où se contorsionnent de drôles de
divinités hindoues… Oui, c'est ça…
Par un interstice entre les rideaux, un carreau projette un
spectre impalpable sur sa table ; un hologramme rugueux &
résonnant de poussières fines figé dans l'espace. A moins
que ce ne soit lui qui diffuse ce rayon visuel, ce feu ardent
& clair. Ce qui signifierait alors qu'Ibn al-Haytham, au Xe
siècle, se trompait en affirmant que l'œil est un récepteur
de rais lumineux & non un émetteur. Cela demande réflexion…
Le cendrier fume sur la table. Il n'a pas dormi longtemps.
Il rallume son mélange de Black Bombay & de Manali Cream &
regarde le papier sale jaunir progressivement, saturé d'huiles
& d'essences. Le souffle le colle à son siège. Un feu sourd
& brutal lui écrase le diaphragme & s'efforce de lui dévorer
l'intérieur. Quelque chose se fêle sous son crâne…
Il expire une fumée interminablement bleue, au goût d'épices
& d'opium, au parfum un peu fauve.
Sa vision se précise & les couleurs déteignent.
Il pense à la lumière. La lumière, qu'elle soit répandue par
le soleil ou les éclairages électriques, est un rayonnement
électromagnétique qui se répand en toutes directions. Son
spectre, très large, comprend les ondes radio comme les rayons
infrarouges, ultraviolets, X & gamma. Un être humain normalement
constitué ne perçoit en principe qu'une étroite fenêtre de
ce rayonnement, comprise entre le violet (0,4 micron de longueur
d'onde) & le rouge (0,8 micron), en passant par le bleu, le
vert, le jaune & l'orangé.
Il est donc pour le moins étrange, se dit-il, qu'il perçoive
maintenant des gammes de variations chromatiques aussi intenses.
Qu'il ait l'impression que des myriades de rayons gamma, justement,
bombardent les lieux l'obligeant à esquiver leurs coups de
fouet. Il est un peu inquiet. Cela demande réflexion…
Quoi qu'il en soit, cela corrobore ses certitudes : le monde
n'est qu'une construction cérébrale en couleur. Cette idée
le calme. Il se rassemble.
Dans l'atmosphère flotte un matelas de volutes bleuies par
l'obscurité ; une brume de marais tangible. Quelques notes
de jazz, rares & sèches, viennent se lover sur ces cendres
gazeuses, lapent le bois, les poutres & les tapisseries sombres
de la salle tandis qu'à l'interface, une voix se brise, psalmodiant
& cryptée par les craquements magnétiques du vinyle.
Fréquence d'environ 2000 hertz. Hip-hop glissant & liquide
; vague sans ressac dans un esprit lucide. Ca lui plaît bien…
Une basse le touche dans ses racines, soudain, & le reste
n'est plus que silence capitonné.
Parfois, imperceptibles, un rire, un son étouffés & désarticulés
le traversent comme des photons, sans l'atteindre, lui rappelant
juste la présence dans les alentours de ceux dont il ne connaît
pas le langage.
De petits insectes noirs aux mouvements désordonnés se collent
sur ses rétines dilatées…
Il est de nouveau préoccupé par une question d'importance
: le T.H.C. aurait-il des conséquences délétères sur les cellules
photo-réceptrices de l'œil ou bien plutôt sur les neurones
rétiniens qui, en principe, absorbent les grains de lumière
& les transforment en signaux bioélectriques. Si tel était
le cas, la situation serait catastrophique. Cela demande réflexion…
Il frotte ses paupières gonflées, halitueuses & d'une noirceur
de pneumatiques.
Il s'étire profondément, conscient de la qualité de ses gestes,
de l'homogénéité de ses muscles, de ses nerfs & de ses articulations.
Il se sent élastique, lisse & imperméable. Son champ de vision
embrasse & analyse à grande vitesse les produits d'une extériorité
ralentie, légère & irréelle.
La pesanteur n'est plus aussi sensible. Les objets paraissent
meubles, moins denses.
Il se demande si l'on pourrait danser sur la lune.
L'air - aquatique - continue à s'effilocher & se meut sur
lui-même. Un banc de méduses décolorées, translucides, hésite
à se solidifier. Il nage dans les profondeurs sous-marines
& respire lentement pour atteindre quelques haut-fond découvrant.
Au-dehors, le monde est tissé de silence.
Par la vitre dénudée, il aperçoit le tramway qui fuse & passe
sans bruit. Puis, il repère les babylones qui rôdent & font
tournoyer leurs gyrophares, bolasses de néons orange & bleu
. Il n'entend rien, pourtant il sait. Il sait la propagande,
les slogans hachurés délivrés aux foules, assénés à la meute
docile & apeurée.
"No ganja, no beer !"
Le cri muet retentit & se répercute sur les murs de brique
rouge, les fenêtres nues & hautes des bas immeubles flamands,
& les flashs tournoient, tournoient, aveuglants comme des
hématomes…
Les prédateurs. L'évolution naturelle, par la biais d'une
sélection génétique aiguë, a adapté la vision animale aux
nécessités inhérentes à la survie de chaque espèce. Les reptiles
& les sauriens sont sensibles aux infrarouges, tandis que
la langouste, la tortue d'eau douce et la sterne, elles, perçoivent
plutôt les ultraviolets. Question de point de vue. Car selon
que l'on est proie ou prédateur, la structure visuelle n'est
pas la même & l'on ne voit pas la vie sous les mêmes angles
ni selon les mêmes teintes.
Les prédateurs. Avec un peu d'entraînement, donc, on les détecte
aisément même quand ils ne sont pas en uniforme. A leurs yeux
rapprochés. & l'éclat étrange dans ces yeux découpés semble
indiquer une acuité visuelle menaçante & acérée, sans cesse
à la recherche de quelque pâture. Protège ta nuque en toutes
circonstances, lui a-t-on dit un jour, car il y en aura toujours
un derrière toi qui t'aura vu le premier…
& les prédateurs de hurler :
"No ganja, no beer !"
Car
les gens lucides doivent s'éteindre. & il est lucide. Il est
même extralucide. Les fumeurs sont des magiciens. Les buveurs
aussi, quoique leurs sortilèges n'enchantent qu'eux-même.
Sur ce, il termine son verre, se brûle les lèvres & avale
un peu de cendre.
Dehors, il fait froid & Babylone est tapie sous un soleil
glacé.
Il se lève & contrôle sa structure atomique. Tout à l'air
o.k. Il relève ses tresses longues & épaisses, tentacules
noires & vivantes qui s'écroulent sur ses épaules, avant de
les rattacher sur sa nuque…
C'est un résistant aux yeux jaunes & au poil rongé. & il est
temps de repartir.
De nouveau chasser, combattre & lutter pour rester quelqu'un
; demeurer un lion éthiopien qui secoue sauvagement sa crinière
dans les déserts de Judée quand bon lui chante.
Mais il doit faire attention. Cela fait quelques temps, déjà,
que sa magie n'est plus aussi efficace ; qu'il se fatigue
rapidement & pour des interventions mineures. & il pense que
si ça aussi ça devait l'abandonner, alors il n'y aurait plus
rien à faire…
Il a faim. Il n'est pas certain de ce qu'il va manger ce soir.
Il voudrait bien trouver un peu de monnaie.
"No ganja, no beer !"
C'est
ce que lui a dit son manager ce matin, quand il s'est pointé
au travail l'air un peu vague & en retard. Un travail, il
pense qu'il va encore falloir en chercher un autre. De toutes
manières, il n'en voulait plus de celui-là. Fabriquer du poison
dans une cuisine de fast-food sordide qui pue la frite & les
graisses saturées, pendant que les cochons de la C.I.A. complotent
dans les couloirs de Babylone, alors ça : non ! il ne voulait
plus le faire.
Il se dit : "Tu vis comme un homme, mon frère". & ça le rend
moins malheureux.
Lui, ce qu'il voudrait, en fait, c'est rentrer là-bas, sur
sa langue de terre insulaire couchée au milieu des eaux bleues
& salées. Ces étendues marines, si belles, où il n'y a qu'à
poser sa pirogue de pêcheur & attendre de voir les gros poissons
d'argent tressauter dans les filets, luisants comme du verre
sous la lumière génératrice.
Il chasse vite ces pensées qui lui font mal. Tout ça, il l'a
perdu il y a longtemps. & il ne le reverra pas.
"No ganja, no beer !"
Il
a un peu peur. Allez, il faut y aller maintenant. Sa vue se
brouille & sa démarche est trop chaloupée.
La porte s'ouvre lourdement sur un ciel gris-fer.
Il sent l'odeur de brousse qui le presse, s'échappe derrière
lui & va se frotter à la rue. Au même instant, il est saisi
par la froideur de l'après-midi.
Une après-midi de ville du Nord.
Il sort.
FIN
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