La lettre morte

par David Martin

Ecriture. n.f. (XIIe ; scripture, 1050 ; lat. scriptura) :
Représentation de la parole et de la pensée par des signes organisés.


". et c'est exactement comme ça que ça se passe. D'abord c'est lent, profond. C'est comme un battement de coeur, imperceptible, sourd et pourtant essentiel. C'est un souvenir enfoui qu'on revoit tous les jours sans en imaginer l'impact au fond de soi. C'est comme une nature morte qui vibre dans son cadre. C'est beau, mais on ne le voit pas. On le sent. C'est une ombre qui dort au plus profond d'un lac. C'est tout. C'est une inspiration.
Ensuite ça grandit. C'est un Ave qui résonne et recouvre la Terre. C'est un parfum diffus, qui envoûte et qui charme les tourments d'un coeur. C'est l'idée, brute et froide, qu'on doit écarteler pour en voir la substance. Mais on ne le peut pas, pas encore. Et c'est là qu'on s'endort, qu'on croit qu'elle est partie, elle qui continue à perler chaque nuit dans les rêves qu'on fait et les peurs que l'on sait. L'ombre semble habitée de vie. C'est tout. C'est un souffle bloqué.
Et puis ça s'accélère. Ca devient un message. Ca devient une image aux contours délicats, et on les aperçoit sans trop savoir comment. Ils sont là, clairs et flous à la fois, présents et trop discrets. Mais là, bien là. C'est l'ombre qui remonte vers la surface du lac, mais jamais assez pour qu'on distingue sa forme. C'est tout. C'est une attente. 
Et puis ça s'accélère, encore, et encore. C'est comme un tourbillon, un pays d'Oz en ruines. Mais ça reste trop loin pour qu'on l'identifie. On s'y perd, on s'y noie, on y enfouit ses peines. On espère une joie, un silence. Et ça croît, et ça gonfle et ça ronge et ça voit. Ca crie à l'intérieur mais on ne l'entend pas. Alors ca continue. Ca grandit. C'est tout. C'est une expiration.
Et là ça devient trop. C'est trop fort. C'est trop loin. C'est trop vite. On n'y peut plus grand chose, on s'y soumet, c'est tout. C'est l'éruption, parfois violente, parfois réfléchie. Mais jamais contrôlée. L'image devient trop nette et on ne voit plus qu'elle. C'est l'ombre à fleur de l'eau, hésitant à sortir. C'est une image qui veut. C'est une image qui doit. C'est tout. C'est un souffle rageur.

Voilà comment je vois l'écriture. Je sais depuis toujours qu'elle est mon devoir, ma Loi, ma vie. Pourtant je ne suis pas écrivain. Mais je voudrais bien. J'ai des histoires à dire. J'ai cent vies qui bouillonnent à l'intérieur d'une seule et qui voudraient sortir.

Voilà bientôt deux ans que j'essaie d'écrire. Pas pour la gloire, pas encore. Juste pour dire les mots que je suis seul à entendre, pour dire toutes ces choses que je suis seul à entendre. Ce sang qui coule à flots, dans les rues, partout. Dans les coeurs surtout. C'est vrai : qui n'a jamais songé à aller là où tout nous interdit d'aller, à braver les interdits. Qui n'a jamais haï au point d'être aveuglé par la Colère, d'y être presque soumis. avant de se raviser. Par prudence ? Certainement. Par pudeur ? Peut-être. Par lâcheté ? Assurément.
C'est ça que je veux raconter, cette quête de l'absolu, cette conquête du néant. Tuer.
Dieu sait que les romans policiers sont rarement considérés comme des ouvres littéraires ; et pourtant. Quoi de plus difficile, de plus littéraire, de plus artistique que de dépeindre l'indescriptible, d'expliquer l'incompréhensible, de disséquer l'horreur. Comme si les bourgeois du tableau de Rembrandt savaient que cette Ronde de Nuit était leur dernière, que la cité allait bientôt tomber - et eux avec elle. Je veux raconter des meurtres.

Je vous vois venir, vous vous dites "encore un écrivain qui va tout inventer, qui va nous dire tout ce qu'on sait déjà". Mais non, ce n'est pas mon but. Ca, Agatha Christie, P. D. James, tous l'ont déjà raconté. Et mieux sans doute que je ne le pourrais. Non, moi ce que je veux, c'est traduire le quotidien. Le mari qui égorge sa femme parce qu'elle est rentrée tard, le vieillard qui poignarde son voisin bruyant. Surnaturel, me direz-vous ? Pas du tout. Ouvrez les yeux et vous verrez : c'est souvent au pas de nos portes que règne le plus grand chaos.
Mais tuer n'est pas une affaire de chaos. C'est plus que ça. Ce n'est pas gratuit, bien au contraire. Même impulsif, l'acte de tuer est réfléchi, ou du moins pensé. On ne s'improvise pas tueur, on le devient patiemment. Il n'y a qu'à attendre que ça mûrisse, que ça prenne de l'ampleur et du sens et un jour, hop. C'est le premier. Et il en appelle d'autres.
Mirder Ballads, de Nick Cave. "Ten years ago I met a girl named Joy, she was a sweet and happy thing". La situation initiale parfaite. Des ouvertures multiples, des chemins sinueux. Et une seule fin possible. C'est cela que je veux retranscrire. Une seule fin possible.
Mais je n'y arrive pas, rien à faire. J'ai beau regarder, écouter, lire surtout (Dantec, Brett Easton Ellis, Jay McInerney : le vide pour le vide, le comment sans pourquoi, l'âme humaine mise à nu), rien n'y fait. Mon esprit reste imperméable. Je n'arrive pas à comprendre un meurtre, à le découper en segments narratifs. Oh, bien sûr, je peux construire une histoire, mais jamais avec précision, en entrant dans les détails qui sont pourtant le coeur de tout. Je n'arrive pas à m'immerger dans cet acte, à devenir le temps de l'écrire le héros de mon livre, ce tueur implacable et pourtant si logique, si. rationnel. Natural Born Killers, d'Oliver Stone : plus qu'un film, un plaidoyer contre mon inconsistance et pour mon incapacité. Il y arrive, lui. A raconter sans savoir, à se plonger dans l'impossible, sans chercher à l'expliquer puisque de toutes façons c'est impossible. A mettre mal à l'aise.

"She was a sweet and happy thing".

Bientôt deux ans. Et j'arrive au bout de mes économies et de mon héritage. Je ne peux pas travailler, d'ailleurs que pourrais-je faire ? Je dois réussir, cette fois. Je n'ai plus de temps à perdre. Je dois écrire.

A l'instar de Bataille - mais dans une autre optique néanmoins -, je tiens le corps pour être au coeur de toute chose humaine, et en particulier de la littérature. Parce qu'un livre ou une histoire, quels qu'ils soient, comportent toujours au moins un personnage ; donc un corps. Parce qu'écrire est un acte émanant d'un corps. Parce que les mots prennent corps par la magie du langage, parce qu'ils ont un poids, une musique, une intensité émotionnelle. Et parce que tout cela se transmet au final à un autre corps, celui du lecteur. Pour moi, écrire, c'est une sublimation du corps. C'est comme baiser.

Mais qui parle de corps en littérature policière parle en fait de cadavre. Après tout, c'est ce qui nous attend tous. et c'est ça que les gens veulent : au moins un beau cadavre, encore tiède, peut-être presque encore vivant, pour qu'on le saisisse tout à fait. Parce qu'ils n'en ont jamais vu en vrai et que ça les fascine. Parce que c'est du domaine de l'interdit. Voir un cadavre frais, être témoin d'un meurtre, c'est une expérience réservée à des "élus". Ou alors soumise à tant d'aléas qu'il ne sert à rien de prier le Hasard et d'attendre l'hypothétique, puisqu'il a justement de bonnes chances de ne pas se passer. Combien sont ceux qui ont déjà assisté à un meurtre ?
Bref, mon public me réclame des meurtres, et c'est bien là le problème. Je suis assez tordu pour inventer des machinations diaboliques, encore plus complexes que celles d'Ellroy. J'ai vu assez de films et lu assez de magazines pour détailler un cadavre en long, en large et en profondeur. Mais reste l'acte, le moment où tout bascule. Le meurtre en lui-même. L'Acte. Là où le cinéaste recrée, l'auteur, lui, invente. Un meurtre, je ne sais pas le décrire. Et ça me pourrit mon rêve. Imaginez : un pistolet sans percuteur, une Audi TT sans démarreur, l'Ericsson T28s sans batterie. Je suis comme ça. Inutile. Insensé. Incapable.

Pourtant j'ai du papier, de la culture et de l'imagination. Mais pour un détail mon rêve en reste un. Je ne veux pas qu'il en reste un. Je veux vivre mon rêve, devenir écrivain. Quitter ma start-up, mes soucis de métro, mes galères de fric et vivre à fond. J veux écrire un roman policier. Je vais le faire. Et je vais décrire un meurtre. Je vais apprendre le meurtre.

Je connais déjà le titre de mon roman. Ca s'appellera La lettre morte. Et puis la trame aussi : il s'appelle Axel, elle Justine. Elle est belle. Classique. Ils s'aiment depuis le Lycée. Classique. Elle le trompe, avec son propre frère. Il l'apprend par hasard, en découvrant une lettre. Classique. Et il veut se débarrasser d'eux. Classique. Putain, trop classique. Je vais trouver autre chose, je dois trouver autre chose. Je ne suis pas un auteur de gares, merde ! Je suis un écrivain policier, comme si peu ont réussi à l'être vraiment. Conan Doyle, Christie, Ellroy, peut-être Dantec. Je trouverai autre chose.


Dimanche, 7 heures du matin. Pas dormi, ou si peu. Mal de crâne. C'est le grand jour.
Tenue discrète ; aucune raison d'attirer l'attention. Au contraire.
3000 francs en liquide, un couteau et un appareil photo. Pas une caméra, c'est trop sordide. Ca fait voyeur, morbide, nauséabond. Ces snuff movies, qu'on ne voit jamais et dont on parle tant, où on voit des filles mutilées et assassinées en direct, ça m'écoure. Jusqu'où peut descendre l'Homme, c'est effrayant. Mais puisque tous les goûts sont dans la nature.
D'abord le métro. Ligne 4, des Halles jusqu'à Barbès. Rien. Ligne 2, de Barbès à Nation. Rien, juste une fille à Stalingrad, mais trop jolie. Je veux du normal. Peut-être ce petit vieux qui fait la manche sur les marches qui mènent à la 6. Je l'ai déjà vu, il doit être là souvent. Mauvais choix, il a peut-être des amis, je ne sais pas, des "habitués". Ligne 1, jusqu'à La Défense. Trop de monde. Ligne 1 à nouveau, dans l'autre sens. Descente à Saint Paul, puis trois bières dans un pub, un mec en T-shirt moulant qui me mate en souriant. Je trouve ça immonde. Je rentre à pieds, en crachant tous les 10 mètres.

5 semaines en tout à faire ça, rien que ça - je me suis mis en arrêt maladie -, sans réel succès. J'ai bien rencontré 3 ou 4 candidats sérieux ; mais à chaque fois j'ai eu peur. Le sentiment de ne pas être tout à fait dans mon élément, d'avoir plus à y perdre qu'à y gagner. A chaque fois une hésitation, pour l'éclat d'un regard, la franchise d'un sourire. La peur de passer à l'acte. En fait, je ne suis pas sûr que j'y arriverai. Je n'en suis plus sûr. Il y a de fortes chances que La lettre morte reste. lettre morte, justement. Quand l'ironie gouverne le monde.

Je vais me reprendre. Peut-être ai-je juste besoin de vacances.

Avant de partir, j'ai acheté un livre pour apprendre à développer moi-même mes photos. 49 francs chez Gibert Jeune, plus les produits et les indispensables bacs, pincettes et ampoule rouge. On ne sait jamais. On ne sait jamais ce que j'aurai à photographier. Peut-être rien, d'ailleurs. Peut-être suis-je voué à l'échec. Peut-être que je n'écrirai jamais ce livre.
J'ai aussi demandé à un copain russe d'Aulnay-Sous-Bois de me faire des faux papiers. Je m'appelle désormais James G. Doyle et j'ai la double nationalité franco-américaine. Carte d'identité, passeport, permis de conduire, carte de donneur de sang et licence de pilote d'hélicoptère, tous plus vrais que nature. J'ai même retrouvé des photos d'identité où je souriais. Vraiment une autre époque.

Pris le train à 23 heures 27, un mardi. Partout la ville dormait.

Morillon, charmante station familiale de Haute-Savoie. 498 "vrais" habitants, 265 km de pistes et un massif montagneux remarquable. Je m'en fous. Je ne skie pas et d'ailleurs, je ne suis pas là pour ça. Je ne sais plus trop pourquoi je suis venu. J'ai laissé de côté l'idée d'écrire, contraint et forcé. De toutes façons les gens ne lisent plus. Plus comme avant. Je crois que j'ai juste besoin de retrouver la foi, une raison d'être. Un mobile d'être. Loin du mal de vivre et du suicide collectif qui sont les seules promesses de Paris. Je ne suis même pas sûr du mal qui me ronge.

Cela fait trois jours que je suis arrivé. Des tas de souvenirs me remontent, de l'enfance, peut-être. Des parfums de colonie, de repas en groupe, de guitares et de chants au coin du feu. Curieux. Je ne suis jamais allé en colonie.
Je n'étais même jamais allé à la montagne jusque là. Je n'en connaissais que la chanson de Jean Ferrat et quelques cartes postales reçues de temps à autre. Et l'inévitable boule à neige "j'aime la Savoie" chez ma grand-mère. Je n'en connaissais rien du tout.

Il n'y avait pas de neige au village, mais en haut du massif, près d'un mètre trente, tombés en quelques jours.

Je me suis promené, un peu. J'ai découvert un petit chalet isolé, apparemment à l'abandon. Il est à l'écart du village, au beau milieu de rien du tout. Je ne sais même plus comment j'y suis arrivé. Plusieurs carreaux manquaient aux vitres, dont les éclats jonchaient le sol. Derrière coulait un petit ruisseau, trente centimètres de fond pour quatre-vingts de large. L'eau était glaciale. J'ai donné un coup de pied dans la porte vermoulue, qui a cédé d'un coup. Visite rapide, deux pièces correctes dont une avec deux grandes fenêtres au Sud - parfait pour la lumière, ça - plus une cave. Parfait, et très pittoresque, en plus. Je n'avais plus qu'à y amener tout ce dont j'aurai besoin. J'ai fait bien attention au chemin au retour.

Je suis aussi allé jusqu'à l'Office du Tourisme. Ils m'ont dit qu'il y avait un héliport à Flaine, et qu'on pouvait y louer es hélicos pour la journée. Parfait, ça. J'espère que ma banque acceptera mon paiement par carte bleue car je ne suis pas au mieux financièrement en ce moment.

Je suis resté à l'hôtel, beaucoup. Immobile. Silencieux. Prostré. Et puis j'ai à nouveau entendu la voix, celle qui me parlait, petit, quand mon père me battait. "Reste calme, ne crie pas, tout va s'arranger." Ca s'était arrangé, en effet, quand il était tombé sur les rails à Voltaire au moment où une rame arrivait. J'avais six ans, et tout ce sang, ces hurlements, et surtout ce bruit du corps contre la motrice, c'était ma libération. Mon émancipation. Là, la voix était plus douce, plus féminine. Ethérée, comme si une onde parcourait chacune de mes veines et de mes artères. J'ai pris deux Xanax. La voix s'est tue. Je me suis endormi.
Quand je me suis réveillé, il ne faisait pas encore jour. J'ai repris deux Valium, allumé une cigarette et suis sorti sur le balcon. Le thermomètre extérieur indiquait - 3°C. Mais moi, je brûlais. Je suis resté là jusqu'au lever du soleil sur les montagnes d'en face. C'était beau.
C'est alors que la voix est revenue, riante, chantante. Malgré les médicaments. Je l'entendais claire et distincte. Mais pas dans ma tête, cette fois-ci. Elle venait de dehors, de tout autour de moi. Elle venait de la cour de l'hôtel.
Je l'ai regardé longtemps s'éloigner, pour être sûr de la reconnaître. Puis j'ai pris encore deux Xanax avec un fond de whisky, je me suis habillé et je suis sorti en courant. Je suis parti à sa recherche. A ma recherche.

J'ai passé la journée avec elle. Derrière elle, pour être honnête. Je l'ai vue, regardée, observée, examinée, disséquée une première fois. Elle était brune. Ou blonde, je ne sais plus trop. Petite, je crois. Anglaise, ou était-ce hollandaise ? Non, anglaise. Je l'ai accostée le soir au bar de l'hôtel. Comme elle était assez jeune, donc a priori futile, et que je ne suis pas particulièrement beau, je me suis bien habillé. Chemise Ralph Lauren, pantalon CK, mocassins Clarks. Elle a flashé. On a bu quelques verres, ri, fumé, parlé. Je ne sais plus de quoi, mais en tout cas elle parlait français. Heureusement, d'ailleurs. Je crois qu'à un moment je l'ai trouvée jolie, et j'ai repris un Valium. Mon anxiolytique favori. Ca n'allait tout de même pas recommencer, pas maintenant, pas maintenant. "Reste calme, tout va s'arranger." Oui, je reste calme. Je vide ma Zubrowka d'un trait.

"She was a sweet and happy thing."

Je ne sais plus quand je l'ai assommée. Tout ce dont je me rappelle, c'est qu'il faisait nuit et qu'il neigeait. Il devait être tard, car nous n'avons croisé personne jusqu'à mon chalet. Nous marchions côte à côte, elle était à ma droite, je l'aidais à tenir debout. Elle souriait, je crois.

Je l'ai installée dans la pièce avec les deux grandes fenêtres. C'était mieux pour elle, elle pouvait voir dehors. Juste voir.

Je l'ai attachée sur une chaise, les mains dans le dos. Puis je suis redescendu au village faire quelque course pour le week-end, pour que nous ayons de quoi manger sans nous priver. Lorsque je suis revenu, elle dormait paisiblement. Je l'ai réveillée, doucement ; elle a hurlé, me suppliant de la détacher. "Reste calme, tout va s'arranger." Je lui ai donné un Xanax et j'en ai pris deux. J'ai préparé le repas. Elle n'a pas mangé de bon coeur, semble-t-il. J'avais pourtant fait de mon mieux. Je suis sorti.

En revenant, je vis qu'elle avait essayé de s'enfuir. La chaise était à terre, elle avec, essayant de se tordre comme un ver jusqu'à la porte. C'est là qu'elle a commencé à me décevoir. Je lui ai dit. Elle m'a répondu qu'elle n'en avait rien à foutre, que je pourrais bien crever dans la merde et que s'il le fallait elle m'y jetterait de bon coeur. Quelle violence, tant de violence. J'étais choqué. Comment pouvait-elle me dire ça à moi qui lui offrais une chance unique de devenir quelqu'un, de servir à quelque chose. On court tous après ça, pourtant, se trouver une utilité. Et elle semblait le refuser. Je lui ai expliqué tout ça après avoir redressé sa chaise. Elle a continué à hurler des horreurs. Je l'ai giflée, elle a pleuré. Je l'ai giflée encore, et encore, et encore, jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Ca a mis un peu de temps. J'ai pris son pouls et sa tension, puis je me suis couché.

Le lendemain matin, il faisait gris dehors. Une fine couche de neige était tombée dans la nuit, recouvrant nos traces de pas de la veille. Elle s'était calmée. Elle m'a demandé de ne plus lui faire de mal. Je ne lui avais jamais fait de mal, tout ce que je voulais c'était son bien, faire d'elle quelqu'un. Quelqu'un de bien.

Il était temps de commencer.

Le premier jour, je lui ai donné des médicaments, beaucoup de médicaments différents. Pour voir jusqu'où elle irait et surtout, comment elle irait. Elle a d'abord été prise de tremblements, puis m'a dit être très fatiguée. J'ai déjeuné à côté d'elle. Dans l'après-midi, elle a commencé à délirer, à parler dans le vide. Ses phrases étaient incohérentes, et elle a même commencé à pleurer. Ensuite elle a vomi. Il m'a fallu du temps pour tout nettoyer. Je lui ai redonné des médicaments en début de journée. Son corps était pris de spasmes. Je l'ai nourrie, un peu, pour qu'elle tienne le coup. Elle allait tenir le coup. Obligé. Ses yeux se sont injectés de sang. J'ai pris son pouls et sa tension. Ils étaient largement montés de puis la veille. Elle était épuisée. Je l'ai laissée dormir dès qu'elle a pu le faire.

Elle a dormi 29 heures d'affilée. J'aurais pu m'inquiéter mais je savais qu'elle se réveillerait, il fallait qu'elle se réveille pour que nous puissions continuer ce que nous avions commencé.

En voyant son visage au réveil, et surtout son regard, je me suis senti mal à l'aise. Qu'étais-je en train de faire ? A quoi ça rimait ? Le jeu en valait-il la chandelle ? Non, pas encore une fois ces doutes. J'ai pris trois Valium, bu une grande vodka cul sec et suis sorti me dégourdir les jambes. J'avais des images atroces plein la tête, du genre qu'on voit une fois et qu'on n'oublie jamais. Des gens dans des camps de concentration, à bout de forces ; des visages sans nom et parfois sans corps alignés après un massacre en Afrique Noire ; des polytraumas presque plus humains dans les couloirs d'un hôpital ; des photos vues sur Internet : un fotus au fond d'une vasque de toilettes, des thorax ouverts au couteau, des yeux arrachés de leurs orbites. Et ces voix qui résonnaient dans ma tête, toujours plus fort, toujours plus tourbillonnantes, comme si elles essayaient de me perdre dans mon propre esprit, de me noyer dans mes psychoses. J'ai vomi au pied d'un arbre, plusieurs fois. Je me suis repris en la voyant à travers les grandes fenêtres. On avait quelque chose à finir, elle et moi. J'avais un livre à écrire, et il me fallait de la matière. Je me suis repris, j'ai inspiré un grand coup, soufflé dans mes mains pour les réchauffer et je suis rentré dans le chalet.

Le deuxième jour, je voulais vérifier certaines choses. J'ai choisi un couteau effilé dans ma valise et me suis approché d'elle. Elle semble avoir eu très peur car elle a crié très fort. J'ai du la frapper pour la faire taire. Un coup, un seul, derrière la nuque, mais pas trop fort - pour ne pas lui faire de mal. Elle s'est évanouie. J'ai approché la lame du lobe de son oreille, pour voir. L'acier était bien acéré, il s'est enfoncé sans difficulté dans la chair blanche. Un filet rouge et chaud s'est mis à couler le long de la lame, le long de ma main, jusqu'au sol. L'odeur était suave, âcre, presque plaisante. J'ai fermé les yeux, poussé la lame un peu plus loin. Jusqu'au bout. J'ai rouvert les yeux. L'hémorragie était conséquente. J'ai laissé mon couteau et le bout de lobe tomber par terre, et je me suis effondré avec eux. Que suis-je en train de faire ? A quoi ça sert, tout ça ? J'ai repris deux Valium ; la boîte est presque vide. J'ai pleuré, elle dormait encore. J'ai pansé son oreille comme j'ai pu, mais le sang continuait à perler à travers la compresse. Je suis allé fumer une cigarette dehors. J'avais presque oublié que je fumais, ça m'a fait un bien fou d'en griller une.

En revenant, j'avais repris le dessus.

On y a passé trois jours, elle et moi. Elle n'a pas bougé de sa chaise. On a tout essayé : la faim, la soif, les produits chimiques, les tendons coupés, les articulations brisées, les entailles d'abord superficielles puis profondes, les mutilations des organes sexuels, l'ouverture de l'abdomen et l'extraction d'organes. J'ai pris plusieurs pellicules de photos de ces "recherches". L'odeur était parfois insoutenable, et j'ai du plusieurs fois sortir faire un tour au village racheter des médicaments pour tenir le choc. J'ai beaucoup pleuré, elle aussi. Au début. Parce qu'après, le dernier jour, elle était presque toujours silencieuse. Je ne sais plus quand elle a arrêté de respirer, mais c'était bien avant que je n'arrête mes expériences. Elle ne m'a même pas dit au revoir avant de mourir.

Quand j'ai eu fini, je me suis reculé et je l'ai regardée. Je ne l'ai pas reconnue. Je n'avais plus devant moi qu'un amas informe d'ADN. Au début, ça m'a refait peur. Alors j'ai bu, une bouteille de vodka, puis deux, entrecoupées de Temesta et de Xanax (le médecin du village n'a pas voulu me prescrire de Valium). Et quand je me suis couché au soir de ce dernier jour, je me suis masturbé en pensant à elle, avant. Puis une deuxième fois en pensant à elle après. Je crois que j'ai préféré la deuxième fois.

Le lendemain, j'ai rassemblé toutes mes affaires dans mon grand sac et je suis monté à Flaine louer l'hélicoptère. J'ai présenté ma licence de pilote, et on ne m'a posé aucune question. J'ai quand même précisé que j'allais faire une balade à travers le Grand Massif.

Je suis d'abord passé la prendre au chalet. J'ai chargé tous les sacs poubelle à l'arrière de l'appareil et nous sommes repartis. Nous avons volé un petit quart d'heure, vers les plus hauts sommets que j'étais en état d'atteindre et sur lesquels aucune trace du passage d'un skieur n'était visible.. Arrivé au dessus d'un d'entre eux, je me suis mis en vol stationnaire et j'ai poussé les sacs hors de l'hélicoptère, un à un. J'ai eu du mal pour certains, mais ils sont tous tombés dans un rayon de 10 mètres au sol. La météo annonçait d'importantes chutes de neige pour les jours à venir. J'ai ramené l'hélico et suis monté dans le train. Je suis rentré chez moi, à Paris.

Et il a neigé, beaucoup, comme prévu. Je suppose que les trous créés dans la neige par la chute des sacs poubelle ont vite été recouverts, car ils n'ont découvert son corps qu'au mois de juin. J'avais déjà écrit mon roman, l'éditeur avait déjà fabriqué le livre, qui était déjà en librairies. Ils avaient beaucoup cru en moi. "Ca va faire un carton, c'est si réaliste ! Comment avez-vous fait ?" Je leur ai dit que j'avais simplement mis deux ans à l'écrire. C'était vrai, d'ailleurs. Et quelques semaines après, ,j'ai été dans ce grand hôtel, dans le Salon d'Honneur, où on m'a remis ce prix. Le Renaudot. Pour un roman policier, vous vous rendez compte ? J'ai réussi ma vie. Je n'ai plus rien à craindre, maintenant. Je peux mourir à mon tour, l'âme en paix. J'ai fait ce que j'avais à faire. J'ai vécu mon rêve.

Vous vouliez savoir comment j'ai écrit mon livre. Voilà. Voilà comment ça s'est vraiment passé."



Je ne savais plus quoi dire, quoi penser. Génie ? Insanité ? Trois heures d'interview du lauréat du Prix Renaudot et autant de claques dans la gueule. Qu'est-ce qu'ils vont dire, au journal ? Ils ne me croiront pas. Et ils ne publieront pas mon article. Mon premier article. C'est quoi, le secret pour réussir ?


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Thierry Alvés

J'ai entendu ton appel à la générosité sur la liste "vos écrits", et comme j'ai le coeur sur la main je suis venu lire ce texte... et je ne le regrette pas... Bravo...