Ti-Moon-Ko

Le lutin des montagnes d’argent

Hellene "Matahan" Feuilleret

Dans les montagnes d’argent dressées au beau milieu des terres du grand nord, au pays des aurores boréales, vivait un lutin toujours triste. On l’appelait Ti-Moon-Ko, parce que sa seule amie était la lune et sa seule famille, les étoiles. Personne ne savait qui étaient ses vrais parents. Certains disaient qu’il était né un soir de pleine lune, d’une perle de rosée vespérale fécondée par un rayon bleuté et tiède; d’autres disaient simplement qu’un feu follet avait projeté une étincelle de vie dans ces contrées blanches et stériles... Personne ne savait et, à vrai dire, nul ne s’en était jamais vraiment soucier.

Dans ses grands yeux sombres, couleur de nuit, luisait une myriade d’étoiles, et ses pupilles abyssales n’étaient autre que des soleils éclipsés par deux lunes mélancoliques. Ses traits fins lui donnaient une grâce féminine, et c’était la cause de bien des railleries de la part des lutins farceurs de son âge. Ils trouvaient son nez trop petit et l’accusaient de manquer de personnalité, ils estimaient ses lèvres trop minces, sa peau trop pâle, ses manières trop délicates, et cependant, en dépit de ses allures douceâtres et inoffensives, ils n’osaient se moquer ouvertement de la créature chétive, car son air grave et triste les effrayait, eux, les farfadets joueurs et malicieux, qui n’avaient jamais vu le chagrin auparavant.

Ti-Moon-Ko errait des journées entières sur la lagune gelée, murmurant des musiques torturées et obscures, observant le vol des labbes dans le lointain, et vacillant parfois sur la névé limpide tant ses jambes frêles pouvaient à peine le soutenir. Ses regards interrogeaient chaque trait de la nature et posaient des questions que nul autre enfant ne posait... Il voyageait seul dans sa bulle protectrice et sondait l’univers au mille curiosités, s’immergeant à chaque instant dans un monde qu’il contemplait de loin et n’infiltrait que par l’esprit. Il se portait hors de ce monde clos, sphère qui le retenait prisonnier des joies d’une vie simple et indolente, par des regards avides, qui embrassaient tant de choses qu’ils en paraissaient vagues, des yeux immenses qui comprenaient tant de choses qu’il ne laissaient transparaître finalement qu’une expression de lassitude et d’aspiration vers un inconnu toujours plus nouveau.

Il marchait toujours droit devant, impassible, et rejoignait les montagnes d’argent qui dominaient de leur éternelle majesté la plaine de coton. Il s’élevait toujours plus haut dans le bloc compact et luisant du massif, sans jamais se retourner. Il voulait atteindre les sommets, pour régner un instant sur ces terres qui le noyaient depuis sa naissance, et regarder de haut ceux qui le laissaient sombrer. Il suivait les sentes dessinées par les animaux et, pour encore plus de sûreté, pour ne pas glisser, il tenait un bâton de thuya dans sa petite main. Il portait à chaque instant ses yeux et sur le sol et sur l’horizon et sur le ciel empourpré, qui le couvrait d’une chape de cuivre, armure contre les mauvais esprits des nuages et contre son amertume latente.

Les deux globes dorés d’une chouette le poursuivaient et s’étonnaient de voir ce petit bonhomme sombre souiller ainsi la neige immaculée du royaume de la forêt. Les yeux d’émeraude d’un loup, tapi dans les fourrées, le fixaient avidement. Des entités immatérielles étaient embusqués dans les ronces violettes. Les sapins céruléens dissimulaient des adversaires malfaisants. Il courait, animal traqué par des ennemis invisibles, il s’essoufflait vainement dans une course contre lui-même. Et lorsqu’enfin il échappait aux êtres sylvestres, il affrontait les chênes solides qui se dressaient face à lui, impressionnants. Il gravissait les versants glissants, au risque de se perdre ou de tomber, pour atteindre ces soldats de l’ombre. Il désirait toucher leur peau rugueuse, comme pour sentir le contact rassurant et paternel de leur corps éprouvé par les siècles de sagesse et d’expérience. Il désirait sentir sous ses doigts délicats chaque anfractuosité de l’épiderme noueux de ces patriarches surannés, dont les bras maigres et coriaces le fouettaient de caresses, plus douces que la présence d’un être de chair dans sa mémoire. Les feuilles sanguines et veloutées du bout de leurs doigts effleuraient ses joues humides et chaudes. Et il se laissait sombrer aux pieds de ces monstres, enlaçant leurs corps dans des étreintes désespérées et s’assoupissant quelques secondes dans cette harmonie.

Puis, il repartait, certain de les revoir une prochaine fois. Il continuait sa marche. Voyait sans cesse les hauteurs se rapprocher, mais ses forces ne lui permettaient pas de continuer inlassablement, et aussitôt ses aspirations s’éloignaient : il devait s’arrêter, respirer l’air froid et pur, puis reprendre un peu, progresser, et à nouveau délasser ses muscles fatigués. La brume tombait dans ses yeux, troublant sa vision et semant les couleurs du désordre sur les étendues denses qui s’étalaient devant lui. Les sons, de plus en plus indistincts, se mêlaient en des psaumes étranges et effrayants, il n’entendait plus qu’un concert de voix d’outre-tombe qui couvrait ses repères sous des accords surnaturels. Le hululement de la chouette lui évoquait seulement la complainte des esprits de la forêt, les cris stridents d’un oiseau affamé se muaient en gémissements maladifs et malsains d’un condamné à mort : lui revenaient alors les lamentations des fantômes de ses souvenirs qui l’emmenaient la nuit dans leur royaume gris, et faisaient de ses rêves paisibles des épopées terrifiantes. La voix de la nature se perdait en des échos confus, qui vibraient dans chaque partie de son corps. La perception d’un monde étranger à lui tissait tout à coup dans ses pensées un autre monde, mélange de ce qu’il saisissait à l’instant présent et des chimères qui peuplaient sa raison depuis toujours...

Il avançait, avançait sans cesse, exhalant des souffles brûlants, et avançait encore jusqu’à tomber sous l’épuisement le plus complet. Les spectres qui glissaient dans le néant l’ensorcelaient, il volait à leur côté au-delà des ses propres limites. Il ne sentait plus son corps, juste son âme qui déployait ses ailes... Il voguait au-dessus d’un lac, bercé par les mélodieuses modulations de l’onde marine, pénétré par la brise glacée aux effluves sucrées, charmé d’un parfum délicat. Léger, aérien, il filait comme le vent, évitait les écueils et ne retombait que pour cueillir les fleurs de beauté que l’azur déposait sur son passage. Il tenait lascivement la main des ombres de ses peurs et n’hésitait pas à la lâcher pour jouir pleinement de sa liberté et de son bonheur.

A son réveil, Ti-Moon-Ko se trouvait, comme toujours, seul. Etendu sous une couverture de neige à demi fondue, il frissonnait. Les environs lui étaient entièrement inconnus. Il n’apercevait aucun chemin, aucune trace familière. La nuit avait ouvert ses voiles satinés et filtrait une lumière rosée, qui marquait d’auréoles artificielles son visage ténébreux. Le silence de l’aube l’angoissait. Rien. Juste lui et son appréhension. Les animaux sommeillaient tranquillement dans leurs demeures. Les chênes aussi dormaient encore. Ils se tenaient droits et immobiles, présents et pourtant distants, voire méprisants à l’égard de ce petit corps étranger dans leur domaine. Un drap blanc s’était posé sur la forêt.

Il se releva et, comme chaque fois, amassa ses forces recouvrées pour descendre le flanc hasardeux et retrouver des contrées habituelles et recommencer comme chaque fois la même vie, et retrouver les mêmes paysages, et les mêmes nuances, et les mêmes courbes... et le même monde.

Personne ne remarquait jamais ses absences, c’est pourquoi il pouvait se permettre de les renouveler assez souvent, jusqu’à ne plus dormir du tout pendant des semaines entières dans la hutte qui lui servait de maison. C’était un terrier abandonné, en terre et feuilles séchées, avec pour seul meuble un lit de fougères, et pour seule décoration un bouquet de myosotis dans un vase en forme de champignon. Là, il passait sa vie sans jamais recevoir de visite de personne. D’ailleurs, il n’y avait de place que pour accueillir une seule personne à la fois.

Ce matin-là, il rentra et s’échoua sur son matelas pour quelques heures de sommeil en plus. L’expédition avait été difficile. Dans ce second sommeil, il ne retrouva pas le lac merveilleux, mais juste des rêves familiers, teintés de cauchemars rouges et de visages blêmes.

Le petit bonhomme blotti dans son repaire souterrain, vidé de ses forces et de toute illusion à force de voir se dérober les sommets, était las de lutter, de sans cesse gravir cette montagne inaccessible dans le seul but de... Il ne savait même plus pourquoi il le faisait. Son enthousiasme l’abandonnait, il avait perdu le goût de la vie, le sel de l’existence qui le poussait tout le temps à courir, à chercher... Chercher quoi? Cela non plus il ne le savait plus, mais il cherchait, et juste ce simple fait, poursuivre le hasard et l’inconnu, l’avait satisfait jusqu’à présent. Il poursuivait un destin qu’il croyait écrit dans quelque grand livre cosmique et qui devait nécessairement finir par le mener quelque part un jour, du moins le pensait-il. Tous ses projets perdus, ses espoirs déçus, ses rêves brisés... Il se persuadait qu’ils n’avaient pas été vains et que ce n’étaient que des tentatives avant le vrai commencement de son existence. Il avait persévéré sans relâche dans une voie fangeuse et obscure, subi les sarcasmes des farfadets facétieux, sans que cela le gênait, jusqu’à ce matin où il se réveilla dans la montagne hostile, et finit par tout abandonner. Finit les souffrances inutiles, les échappées nocturnes et les craintes, finit l’errance sans but le long d’une destinée incertaine, il fallait bouger. Il décida par conséquent de cesser toute action qui ne donnerait pas une cohérence à ses errances dérisoires. Le nouveau rêve de Ti-Moon-Ko était de se découvrir lui-même, de cesser de quérir des mystères ailleurs, dans une sphère pleines de secrets sans réponses, mais de partir en chasse dans son propre univers. De se construire une vie.

Lorsqu’il songea à sa future oeuvre il s’aperçut hélas qu’il ne savait pas quel chemin il devait suivre, comment il pouvait résoudre des secrets encore plus grands. Il lui fallait trouver la substance qui l’emplissait, et en extraire les essences d’une nouvelle vie. Il avait besoin de combler ce vide affamé qui dévorait son élan vital et sa curiosité naturelle : c’était urgent, car il se sentait dépérir. Le lutin aux yeux insatiables s’ennuyait de tout, il ne trouvait plus autour de lui de quoi nourrir son imagination. Un souffle de vent pouvait éteindre du jour au lendemain la flamme de son âme vacillante. Déjà la lueur s’évanouissait. Il ressentait le besoin, et même la nécessité, de faire quelque chose, de trouver le Graal de son existence et de brûler le fil de sa vie dans cet ultime quête.

Il se leva avec plus d’entrain que d’habitude, et décida que sa première démarche serait de sonder les autres lutins du village pour comprendre comment ils avaient trouver, eux, leur voie. Il se rendit à Sky-Polje, son hameau. Serti dans un écrin d’opale, du bleu nacré de la forêt, du bleu azuré des feuilles, du bleu argenté de la lisière des bois, non loin du pied des montagnes, Sky-Polje était bâti tout en cercles concentriques autour d’une colonne de feu, apportée par des dieux bienveillants il y avait bien longtemps de cela. En haut de la colonne était représenté un ange aux ailes ignées, plus lumineuses que n’importe quelle étoile du firmament. Personne ne savait qui entretenait ce feu, car malgré les tempêtes, le froid, les eaux du ciel, il ne s’éteignait jamais. C’était le miracle de Sky-Polje, car ce joyau incandescent procurait chaleur et vie au village. L’ange, au visage calme et songeur, regardait le ciel. Il tenait les bras levés comme pour son envol. Une longue robe de cristal lui couvrait le corps et les pieds, tant soit peu qu’il en ait, car sa grâce et sa légèreté donnait l’impression que cette créature était plus colombe qu’être terrestre. Les maisons se regroupaient donc autour de lui. Toutes étaient différentes. Des hautes, des larges, des blanches, des bleues, en pierre, en marbre, en bois, en feuilles, elle ne se distinguaient pas par la richesse de leur propriétaire, car il n’y avait pas d’argent à Sky-Polje, mais seulement par sa fantaisie. Du village, on aurait dit une spirale de visages souriants.

Ti-Moon-Ko circulait sur les étroits chemins de terre battue, et, hanté par ce constant besoin de se trouver, il ne percevait rien que les petites portes fermées sur des vies étrangères et mystérieuses, qui avaient dû trouver leur accomplissement à en juger par la joie et l’insouciance des habitants du village. Il se demandait comment tous ces lutins avaient fait pour achever leur aventure intérieure, sans même avoir montrer un signe d’inquiétude ou de doute, durant toutes les années où il les avaient côtoyer sans jamais rien remarquer. Car lui se sentait si affecté que son visage ne reflétait que torture et tourment.

S’il craignait de se perdre dans la montagne, il n’avait seulement jamais songé qu’il pouvait se perdre à l’intérieur de lui-même. Il était en train de plonger dans les abîmes de ses pensées et s’égarait dans un labyrinthe de doutes et de questions. Si bien qu’il ne comprenait plus le simple parcours de son village et s’enfonçait dans les mêmes voies sans issues, tournaient plusieurs fois autour de la colonne, manquait même de se cogner aux murs.

Ce furent des rires qui le ramenèrent à la réalité du monde extérieur, et l’aidèrent à s’échapper du dédale obscur pour remonter à la surface. C’est alors qu’il aperçut un groupe de lutins, plutôt jeunes, de tout au plus trois cents ans.

Il s’approcha d’eux. Il les regarda. Ils le regardèrent. Sans mot dire. Cela dura environ trois minutes. Ti-Moon-Ko ne pouvait articuler une parole et les autres ne faisaient rien pour l’aider. Enfin, le plus petit des trois lança :

"-Et bien, ça ne va pas? Tu cherches quelque chose ? C’est nous que tu regardes comme ça?

Ti-Moon-Ko était paralysé :

- Oui... enfin, ça va... je ne cherche rien. C’est une erreur. Je... excusez-moi."

Et le pauvre Ti-Moon-Ko s’éloigna la tête basse, fixant ses souliers en fourrure de renard argenté, et se pétrissant les mains confusément. Le rouge de l’embarras lui montait aux joues, et comprenant tout d’un coup que derrière son dos, les trois lutins l’observaient et parlaient de lui, il se mit à courir aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient, au milieu des rires qui s’élevaient derrière lui. Il courut pour échapper à sa honte, agressé par les ricanements : il tomba deux ou trois fois, se releva, puis oscilla sur le givre des sentiers, et, n’osant toujours pas se retourner, se pressa jusqu’à sa hutte. Là, il se réfugia sur sa couche, replié sur lui-même, ses genoux touchant son front, ses bras serrant ses jambes, ses yeux contemplant la splendeur des ténèbres, et, blotti ainsi, il ne tenta plus de sortir avant le lever du jour suivant.

Lorsqu’un soleil gris, dont l’éclat terne se dissimulait derrière de fines perles de pluie, vint à bout des brouillards matinaux et réussit à se dégager pour éclairer de quelques rayons timides le trou de Ti-Moon-Ko, le lutin sortit de sa tanière et se décida pour la seconde fois à affronter le monde hostile des lutins joyeux et insouciants.

Son amie la nuit lui avait apporté la confiance et la consolation nécessaire pour se remettre de sa malheureuse aventure. Il lui avait livré ses tracas, elle les avaient fait disparaître dans son néant. Elle lui avait offert des lumières plus belles, des couleurs plus nuancées. Ses cadeaux précieux atténuaient la tristesse de Ti-Moon-Ko et dessinaient sur son visage l’esquisse d’un sourire qu’elle seule pouvait deviner. Les larmes disparurent au matin et laissèrent place, au réveil, à ce léger sourire qui rayonnait plus dans l’âme du petit être rassuré que sur son visage ému.

Il partit plus résolu que jamais. D’un pas ferme et assuré, cette fois présent à lui-même, et il rejoint le coeur de Sky-Polje. Il croisa une vieille femme du village, Kiulsko-Woa, qui possédait, disait-on, des ancêtres korrigans... Elle était depuis si longtemps dans ce pays que personne ne pouvait plus dire quand elle était arrivée. Elle était respectée de tous et, sans aucun doute, tout le monde l’appréciait beaucoup. Certainement que ses yeux de renard profondément enfoncés dans une peau ocre creusées par les sillons des ans lui donnaient le caractère solennel et l’air tranquille d’une statue de cire. Pour cela, Ti-Moon-Ko n’était aucunement intimidé d’aller la voir : il était à peu près certain de recevoir un bon accueil et une oreille attentive.

Mais comment lui demandait quelle était la voie qu’elle avait suivie, il ne la connaissait pas. Il réalisa qu’il ne pouvait, à son grand regret, pénétrer l’esprit des gens qu’il croisait dans la rue, que c’était indécent de s’immiscer ainsi dans leur vie. Et la voie d’un autre n’était peut-être pas la sienne... C’était sa propre mission après tout, pourquoi ennuyer tout le monde avec ça... Mais le temps de réfléchir, il avait souri, d’un sourire gêné. Puis quand il reçut une réponse positive, il s’approcha. Il se dirigea vers elle, et alors Kiulsko-Woa ralentit jusqu’à s’arrêter pour attendre le jeune lutin.

"- Bonjour...Ti-Moon-Ko, je crois?

- C’est ça...bonjour madame.

- Tu veux quelque chose ?

- ...Non...Je...

- Tu ne te sens pas bien ? tu sais que tu n’a pas l’air bien...

- Je vais bien merci... Je voulais...

- Oui...

- Euh... non! Je ne peux pas!"

Ti-Moon-Ko s’envola à nouveau aussi vite qu’il put sans chercher de direction précise, il voulait juste fuir car il s’en voulait d’avoir été si stupide. Et il finit par trouver refuge dans les montagnes cette fois. Il avait traversé si vite la lagune ensevelie sous le miroir de glace, qu’il n’avait pas eu le temps de tomber. Il filait droit devant, ne vérifiant même plus où ses minces pieds se posaient, il s’esquivait avec l’imprudence d’un jeune oiseau qui prend l’élan de son premier envol. Il ne voyait plus que la buée de ses yeux. Il n’entendait plus que le vent. Il ne sentait plus que le froid.

Son esprit tellement préoccupé par sa faiblesse, son incapacité à entrer dans ce monde parfois si chaleureux et pourtant si effrayant, qu’il ne percevait plus rien d’autre. Il ne réagissait plus du tout aux signes extérieurs, et quand, environ après deux heures de folle course ininterrompue et déchaînée, il finit par rouvrir les yeux et l’esprit sur le nouvel univers qui l’entourait, il s’aperçut qu’il était au sommet de la montagne Lestato, la plus haute des montagnes d’argent. Il s’évanouit.

Sa perte de connaissance était autant provoquée par sa poursuite furieuse et harassante, que par sa frayeur de se trouver tout d’un coup isolé et perdu, que de s’être une fois de plus ridiculisé devant les gens du village, que la fabuleuse surprise de se trouver enfin au sommet de toutes ses espérances. Il disparut quelques heures. Ce fut la bise glaciale qui le ramena à la vie, déposant un baiser coupant sur ses lèvres bleues. Il cligna des yeux, et sa première réaction fut de gémir de douleur. Car son corps engourdi ne répondait que par des signaux de souffrance, rien à faire, il ne pouvait bouger aucun membre. Un papillon dans un scaphandre. Son esprit ne demandait qu’à s’envoler mais ses muscles pétrifiés refusaient de remuer, l’emprisonnaient. Il ne commandait plus son propre corps. Gelé. Il était une statue de glace qu’un simple jet de pierre pouvait briser.

Seuls ses yeux bougeaient. Maintenant qu’il était tout en haut, il apercevait sur sa droite l’étendue de paysages qu’il n’avait même jamais vu de près. Au bas de la montagne se trouvait le jardin miniature de Sky-Polje, une fourmilière que le microscope oculaire de Ti-Moon-Ko observait en train de s’agiter. Sinon, c’était tout autour un désert lacté. Un océan où des îlots d’azur se perdaient accidentellement. Les vagues étaient de faibles collines surmontées de fossiles gelés, de cathédrales de cristal pur qui se bâtissaient sur de faibles êtres vivants incapables de résister à l’âpreté du climat. Des animaux plus solides que d’autres couraient par endroit. Des milliers de pointillés multicolores égayaient cet horizon net et impeccable. Les fleurs de l’hiver étaient magnifiques. Ti-Moon-Ko désormais jouissait pleinement de cette vision et s’emplissait de la beauté qui s’étalait devant lui. Le jour, il ne voyait qu’une étendue blanche, où le soleil ne renvoyait qu’à sa propre lumière blafarde, éblouissante. Mais la nuit, Ti-Moon-Ko pouvait contempler les jeux de la lune, qui dessinait, sur cette toile tendue rien que pour elle, les mille et un tableaux de sa fantaisie. Les pâles traits argentés de ses rayons et les fils d’or des étoiles qui filaient sur la glace esquissaient des arabesques sur la plaine étincelante, disputaient aux ombres serpentines la meilleure place pour être vues des étoiles, les seules spectatrices dignes d’une telle représentation. Les reflets transparents des mers interstellaires se réfléchissaient ici. Chaque constellation prenait place dans ce cadre immense, où elle s’ajustait parfaitement au reste de la voie lactée. Car chaque chose avait ici un emplacement déterminé et précis, qui donnait au chaos une cohérence idéale et splendide. L’univers entier assistait ici, chaque nuit, à la contemplation de ses propres prodiges. Le céleste se complétait avec le terrestre, rien n’était plus grandiose alors. La valse du ciel se dansait sur cette plaine, tourbillonnait, virevoltait, étourdissait l’esprit de Ti-Moon-Ko, qui en cette nuit exceptionnelle de torpeur papillonnait avec les étoiles, folâtrait avec les astres... Un cyclone bleu griffait la peau laiteuse de la vierge steppe et y inscrivait des cicatrices d’encre nocturne, dans lesquelles Ti-Moon-Ko lisait l’histoire extraordinaire de l’univers. Puis, la tornade l’emportait plus loin encore. Il découvrait de nouveaux spectacles, dévoilait de nouveaux secrets. Il ne dormit pas. Il dansa toute la nuit.

Au sortir de ce songe naturel, il faisait jour à nouveau. Ti-Moon-Ko n’avait pas vu le soleil se levait. Les rayons tièdes avaient réchauffé ses muscles qu’il commençait à pouvoir remuer à nouveau. Il eut du mal à se redresser, mais au bout d’une heure, il réussit à s’asseoir. Un sang chaud circulait dans ses vaines violacées. La vie reprenait peu à peu possession de lui. Ses yeux alors rencontrèrent une seconde fois la surface infinie, et il ne vit que du blanc, provocant par tant de clarté, éblouissant. Mais il ne partit pas tout de suite, il se reposa encore. Il ne voulait quitter cet endroit tant désiré.

Il avait atteint, il ne savait plus trop comment, le sommet de toutes ses ambitions. Il dominait enfin son village, et tous ses habitants. Il revit le visage flétri de Kiulsko-Woa. Il se rappela sa folle course, la présence floue des chênes. Sa folle nuit. Il se sentait soudainement serein. Il avait atteint son but dans la vie finalement. Son rêve avait toujours été de rejoindre les hauteurs des montagnes d’argent, il y était maintenant. Et ensuite? La vie valait-elle encore d’être vécue? Il se remémora sa quête intérieure. Devait-il chercher autre chose? Là-bas, en bas, il reprendrait la même vie. Elle n’aurait pas changé. De toute façon, les autres lutins se moqueraient encore de lui, il ne croiraient pas qu’il soit arrivé si haut. Alors à quoi bon?... L’enthousiasme se mêlait à l’agitation de ses sentiments. Il venait d’apprendre tant de choses en si peu de temps... Il venait d’accomplir son but dans l’existence. Il se trouvait à la fois empli de sa propre substance, et creux, car vidé de toute aspiration dorénavant. Il s’était fini lui-même, il avait brisé son avenir dans l’accomplissement absolu de son présent. Il ne lui restait plus de rêves.

Le ciel rouge n’en finissait pas de réaliser sa révolution au-dessus de lui. Ti-Moon-Ko posa ses yeux sur l’espace blanc, et posa son regard sur lui-même. Tout était net et limpide. Blanc. Gelé. Figé.

 


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