Ti-Moon-Ko
Le lutin des montagnes d’argent
Hellene "Matahan" Feuilleret
Dans les
montagnes d’argent dressées au beau milieu des terres du
grand nord, au pays des aurores boréales, vivait un lutin
toujours triste. On l’appelait Ti-Moon-Ko, parce que sa
seule amie était la lune et sa seule famille, les étoiles.
Personne ne savait qui étaient ses vrais parents. Certains
disaient qu’il était né un soir de pleine lune, d’une perle
de rosée vespérale fécondée par un rayon bleuté et tiède;
d’autres disaient simplement qu’un feu follet avait projeté
une étincelle de vie dans ces contrées blanches et stériles...
Personne ne savait et, à vrai dire, nul ne s’en était jamais
vraiment soucier.
Dans ses
grands yeux sombres, couleur de nuit, luisait une myriade
d’étoiles, et ses pupilles abyssales n’étaient autre que
des soleils éclipsés par deux lunes mélancoliques. Ses traits
fins lui donnaient une grâce féminine, et c’était la cause
de bien des railleries de la part des lutins farceurs de
son âge. Ils trouvaient son nez trop petit et l’accusaient
de manquer de personnalité, ils estimaient ses lèvres trop
minces, sa peau trop pâle, ses manières trop délicates,
et cependant, en dépit de ses allures douceâtres et inoffensives,
ils n’osaient se moquer ouvertement de la créature chétive,
car son air grave et triste les effrayait, eux, les farfadets
joueurs et malicieux, qui n’avaient jamais vu le chagrin
auparavant.
Ti-Moon-Ko
errait des journées entières sur la lagune gelée, murmurant
des musiques torturées et obscures, observant le vol des
labbes dans le lointain, et vacillant parfois sur la névé
limpide tant ses jambes frêles pouvaient à peine le soutenir.
Ses regards interrogeaient chaque trait de la nature et
posaient des questions que nul autre enfant ne posait...
Il voyageait seul dans sa bulle protectrice et sondait l’univers
au mille curiosités, s’immergeant à chaque instant dans
un monde qu’il contemplait de loin et n’infiltrait que par
l’esprit. Il se portait hors de ce monde clos, sphère qui
le retenait prisonnier des joies d’une vie simple et indolente,
par des regards avides, qui embrassaient tant de choses
qu’ils en paraissaient vagues, des yeux immenses qui comprenaient
tant de choses qu’il ne laissaient transparaître finalement
qu’une expression de lassitude et d’aspiration vers un inconnu
toujours plus nouveau.
Il marchait
toujours droit devant, impassible, et rejoignait les montagnes
d’argent qui dominaient de leur éternelle majesté la plaine
de coton. Il s’élevait toujours plus haut dans le bloc compact
et luisant du massif, sans jamais se retourner. Il voulait
atteindre les sommets, pour régner un instant sur ces terres
qui le noyaient depuis sa naissance, et regarder de haut
ceux qui le laissaient sombrer. Il suivait les sentes dessinées
par les animaux et, pour encore plus de sûreté, pour ne
pas glisser, il tenait un bâton de thuya dans sa petite
main. Il portait à chaque instant ses yeux et sur le sol
et sur l’horizon et sur le ciel empourpré, qui le couvrait
d’une chape de cuivre, armure contre les mauvais esprits
des nuages et contre son amertume latente.
Les deux
globes dorés d’une chouette le poursuivaient et s’étonnaient
de voir ce petit bonhomme sombre souiller ainsi la neige
immaculée du royaume de la forêt. Les yeux d’émeraude d’un
loup, tapi dans les fourrées, le fixaient avidement. Des
entités immatérielles étaient embusqués dans les ronces
violettes. Les sapins céruléens dissimulaient des adversaires
malfaisants. Il courait, animal traqué par des ennemis invisibles,
il s’essoufflait vainement dans une course contre lui-même.
Et lorsqu’enfin il échappait aux êtres sylvestres, il affrontait
les chênes solides qui se dressaient face à lui, impressionnants.
Il gravissait les versants glissants, au risque de se perdre
ou de tomber, pour atteindre ces soldats de l’ombre. Il
désirait toucher leur peau rugueuse, comme pour sentir le
contact rassurant et paternel de leur corps éprouvé par
les siècles de sagesse et d’expérience. Il désirait sentir
sous ses doigts délicats chaque anfractuosité de l’épiderme
noueux de ces patriarches surannés, dont les bras maigres
et coriaces le fouettaient de caresses, plus douces que
la présence d’un être de chair dans sa mémoire. Les feuilles
sanguines et veloutées du bout de leurs doigts effleuraient
ses joues humides et chaudes. Et il se laissait sombrer
aux pieds de ces monstres, enlaçant leurs corps dans des
étreintes désespérées et s’assoupissant quelques secondes
dans cette harmonie.
Puis,
il repartait, certain de les revoir une prochaine fois.
Il continuait sa marche. Voyait sans cesse les hauteurs
se rapprocher, mais ses forces ne lui permettaient pas de
continuer inlassablement, et aussitôt ses aspirations s’éloignaient
: il devait s’arrêter, respirer l’air froid et pur, puis
reprendre un peu, progresser, et à nouveau délasser ses
muscles fatigués. La brume tombait dans ses yeux, troublant
sa vision et semant les couleurs du désordre sur les étendues
denses qui s’étalaient devant lui. Les sons, de plus en
plus indistincts, se mêlaient en des psaumes étranges et
effrayants, il n’entendait plus qu’un concert de voix d’outre-tombe
qui couvrait ses repères sous des accords surnaturels. Le
hululement de la chouette lui évoquait seulement la complainte
des esprits de la forêt, les cris stridents d’un oiseau
affamé se muaient en gémissements maladifs et malsains d’un
condamné à mort : lui revenaient alors les lamentations
des fantômes de ses souvenirs qui l’emmenaient la nuit dans
leur royaume gris, et faisaient de ses rêves paisibles des
épopées terrifiantes. La voix de la nature se perdait en
des échos confus, qui vibraient dans chaque partie de son
corps. La perception d’un monde étranger à lui tissait tout
à coup dans ses pensées un autre monde, mélange de ce qu’il
saisissait à l’instant présent et des chimères qui peuplaient
sa raison depuis toujours...
Il avançait,
avançait sans cesse, exhalant des souffles brûlants, et
avançait encore jusqu’à tomber sous l’épuisement le plus
complet. Les spectres qui glissaient dans le néant l’ensorcelaient,
il volait à leur côté au-delà des ses propres limites. Il
ne sentait plus son corps, juste son âme qui déployait ses
ailes... Il voguait au-dessus d’un lac, bercé par les mélodieuses
modulations de l’onde marine, pénétré par la brise glacée
aux effluves sucrées, charmé d’un parfum délicat. Léger,
aérien, il filait comme le vent, évitait les écueils et
ne retombait que pour cueillir les fleurs de beauté que
l’azur déposait sur son passage. Il tenait lascivement la
main des ombres de ses peurs et n’hésitait pas à la lâcher
pour jouir pleinement de sa liberté et de son bonheur.
A son
réveil, Ti-Moon-Ko se trouvait, comme toujours, seul. Etendu
sous une couverture de neige à demi fondue, il frissonnait.
Les environs lui étaient entièrement inconnus. Il n’apercevait
aucun chemin, aucune trace familière. La nuit avait ouvert
ses voiles satinés et filtrait une lumière rosée, qui marquait
d’auréoles artificielles son visage ténébreux. Le silence
de l’aube l’angoissait. Rien. Juste lui et son appréhension.
Les animaux sommeillaient tranquillement dans leurs demeures.
Les chênes aussi dormaient encore. Ils se tenaient droits
et immobiles, présents et pourtant distants, voire méprisants
à l’égard de ce petit corps étranger dans leur domaine.
Un drap blanc s’était posé sur la forêt.
Il se
releva et, comme chaque fois, amassa ses forces recouvrées
pour descendre le flanc hasardeux et retrouver des contrées
habituelles et recommencer comme chaque fois la même vie,
et retrouver les mêmes paysages, et les mêmes nuances, et
les mêmes courbes... et le même monde.
Personne
ne remarquait jamais ses absences, c’est pourquoi il pouvait
se permettre de les renouveler assez souvent, jusqu’à ne
plus dormir du tout pendant des semaines entières dans la
hutte qui lui servait de maison. C’était un terrier abandonné,
en terre et feuilles séchées, avec pour seul meuble un lit
de fougères, et pour seule décoration un bouquet de myosotis
dans un vase en forme de champignon. Là, il passait sa vie
sans jamais recevoir de visite de personne. D’ailleurs,
il n’y avait de place que pour accueillir une seule personne
à la fois.
Ce matin-là,
il rentra et s’échoua sur son matelas pour quelques heures
de sommeil en plus. L’expédition avait été difficile. Dans
ce second sommeil, il ne retrouva pas le lac merveilleux,
mais juste des rêves familiers, teintés de cauchemars rouges
et de visages blêmes.
Le petit
bonhomme blotti dans son repaire souterrain, vidé de ses
forces et de toute illusion à force de voir se dérober les
sommets, était las de lutter, de sans cesse gravir cette
montagne inaccessible dans le seul but de... Il ne savait
même plus pourquoi il le faisait. Son enthousiasme l’abandonnait,
il avait perdu le goût de la vie, le sel de l’existence
qui le poussait tout le temps à courir, à chercher... Chercher
quoi? Cela non plus il ne le savait plus, mais il cherchait,
et juste ce simple fait, poursuivre le hasard et l’inconnu,
l’avait satisfait jusqu’à présent. Il poursuivait un destin
qu’il croyait écrit dans quelque grand livre cosmique et
qui devait nécessairement finir par le mener quelque part
un jour, du moins le pensait-il. Tous ses projets perdus,
ses espoirs déçus, ses rêves brisés... Il se persuadait
qu’ils n’avaient pas été vains et que ce n’étaient que des
tentatives avant le vrai commencement de son existence.
Il avait persévéré sans relâche dans une voie fangeuse et
obscure, subi les sarcasmes des farfadets facétieux, sans
que cela le gênait, jusqu’à ce matin où il se réveilla dans
la montagne hostile, et finit par tout abandonner. Finit
les souffrances inutiles, les échappées nocturnes et les
craintes, finit l’errance sans but le long d’une destinée
incertaine, il fallait bouger. Il décida par conséquent
de cesser toute action qui ne donnerait pas une cohérence
à ses errances dérisoires. Le nouveau rêve de Ti-Moon-Ko
était de se découvrir lui-même, de cesser de quérir des
mystères ailleurs, dans une sphère pleines de secrets sans
réponses, mais de partir en chasse dans son propre univers.
De se construire une vie.
Lorsqu’il
songea à sa future oeuvre il s’aperçut hélas qu’il ne savait
pas quel chemin il devait suivre, comment il pouvait résoudre
des secrets encore plus grands. Il lui fallait trouver la
substance qui l’emplissait, et en extraire les essences
d’une nouvelle vie. Il avait besoin de combler ce vide affamé
qui dévorait son élan vital et sa curiosité naturelle :
c’était urgent, car il se sentait dépérir. Le lutin aux
yeux insatiables s’ennuyait de tout, il ne trouvait plus
autour de lui de quoi nourrir son imagination. Un souffle
de vent pouvait éteindre du jour au lendemain la flamme
de son âme vacillante. Déjà la lueur s’évanouissait. Il
ressentait le besoin, et même la nécessité, de faire quelque
chose, de trouver le Graal de son existence et de brûler
le fil de sa vie dans cet ultime quête.
Il se
leva avec plus d’entrain que d’habitude, et décida que sa
première démarche serait de sonder les autres lutins du
village pour comprendre comment ils avaient trouver, eux,
leur voie. Il se rendit à Sky-Polje, son hameau. Serti dans
un écrin d’opale, du bleu nacré de la forêt, du bleu azuré
des feuilles, du bleu argenté de la lisière des bois, non
loin du pied des montagnes, Sky-Polje était bâti tout en
cercles concentriques autour d’une colonne de feu, apportée
par des dieux bienveillants il y avait bien longtemps de
cela. En haut de la colonne était représenté un ange aux
ailes ignées, plus lumineuses que n’importe quelle étoile
du firmament. Personne ne savait qui entretenait ce feu,
car malgré les tempêtes, le froid, les eaux du ciel, il
ne s’éteignait jamais. C’était le miracle de Sky-Polje,
car ce joyau incandescent procurait chaleur et vie au village.
L’ange, au visage calme et songeur, regardait le ciel. Il
tenait les bras levés comme pour son envol. Une longue robe
de cristal lui couvrait le corps et les pieds, tant soit
peu qu’il en ait, car sa grâce et sa légèreté donnait l’impression
que cette créature était plus colombe qu’être terrestre.
Les maisons se regroupaient donc autour de lui. Toutes étaient
différentes. Des hautes, des larges, des blanches, des bleues,
en pierre, en marbre, en bois, en feuilles, elle ne se distinguaient
pas par la richesse de leur propriétaire, car il n’y avait
pas d’argent à Sky-Polje, mais seulement par sa fantaisie.
Du village, on aurait dit une spirale de visages souriants.
Ti-Moon-Ko
circulait sur les étroits chemins de terre battue, et, hanté
par ce constant besoin de se trouver, il ne percevait rien
que les petites portes fermées sur des vies étrangères et
mystérieuses, qui avaient dû trouver leur accomplissement
à en juger par la joie et l’insouciance des habitants du
village. Il se demandait comment tous ces lutins avaient
fait pour achever leur aventure intérieure, sans même avoir
montrer un signe d’inquiétude ou de doute, durant toutes
les années où il les avaient côtoyer sans jamais rien remarquer.
Car lui se sentait si affecté que son visage ne reflétait
que torture et tourment.
S’il craignait
de se perdre dans la montagne, il n’avait seulement jamais
songé qu’il pouvait se perdre à l’intérieur de lui-même.
Il était en train de plonger dans les abîmes de ses pensées
et s’égarait dans un labyrinthe de doutes et de questions.
Si bien qu’il ne comprenait plus le simple parcours de son
village et s’enfonçait dans les mêmes voies sans issues,
tournaient plusieurs fois autour de la colonne, manquait
même de se cogner aux murs.
Ce furent
des rires qui le ramenèrent à la réalité du monde extérieur,
et l’aidèrent à s’échapper du dédale obscur pour remonter
à la surface. C’est alors qu’il aperçut un groupe de lutins,
plutôt jeunes, de tout au plus trois cents ans.
Il s’approcha
d’eux. Il les regarda. Ils le regardèrent. Sans mot dire.
Cela dura environ trois minutes. Ti-Moon-Ko ne pouvait articuler
une parole et les autres ne faisaient rien pour l’aider.
Enfin, le plus petit des trois lança :
"-Et
bien, ça ne va pas? Tu cherches quelque chose ? C’est nous
que tu regardes comme ça?
Ti-Moon-Ko
était paralysé :
- Oui...
enfin, ça va... je ne cherche rien. C’est une erreur. Je...
excusez-moi."
Et le
pauvre Ti-Moon-Ko s’éloigna la tête basse, fixant ses souliers
en fourrure de renard argenté, et se pétrissant les mains
confusément. Le rouge de l’embarras lui montait aux joues,
et comprenant tout d’un coup que derrière son dos, les trois
lutins l’observaient et parlaient de lui, il se mit à courir
aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient, au
milieu des rires qui s’élevaient derrière lui. Il courut
pour échapper à sa honte, agressé par les ricanements :
il tomba deux ou trois fois, se releva, puis oscilla sur
le givre des sentiers, et, n’osant toujours pas se retourner,
se pressa jusqu’à sa hutte. Là, il se réfugia sur sa couche,
replié sur lui-même, ses genoux touchant son front, ses
bras serrant ses jambes, ses yeux contemplant la splendeur
des ténèbres, et, blotti ainsi, il ne tenta plus de sortir
avant le lever du jour suivant.
Lorsqu’un
soleil gris, dont l’éclat terne se dissimulait derrière
de fines perles de pluie, vint à bout des brouillards matinaux
et réussit à se dégager pour éclairer de quelques rayons
timides le trou de Ti-Moon-Ko, le lutin sortit de sa tanière
et se décida pour la seconde fois à affronter le monde hostile
des lutins joyeux et insouciants.
Son amie
la nuit lui avait apporté la confiance et la consolation
nécessaire pour se remettre de sa malheureuse aventure.
Il lui avait livré ses tracas, elle les avaient fait disparaître
dans son néant. Elle lui avait offert des lumières plus
belles, des couleurs plus nuancées. Ses cadeaux précieux
atténuaient la tristesse de Ti-Moon-Ko et dessinaient sur
son visage l’esquisse d’un sourire qu’elle seule pouvait
deviner. Les larmes disparurent au matin et laissèrent place,
au réveil, à ce léger sourire qui rayonnait plus dans l’âme
du petit être rassuré que sur son visage ému.
Il partit
plus résolu que jamais. D’un pas ferme et assuré, cette
fois présent à lui-même, et il rejoint le coeur de Sky-Polje.
Il croisa une vieille femme du village, Kiulsko-Woa, qui
possédait, disait-on, des ancêtres korrigans... Elle était
depuis si longtemps dans ce pays que personne ne pouvait
plus dire quand elle était arrivée. Elle était respectée
de tous et, sans aucun doute, tout le monde l’appréciait
beaucoup. Certainement que ses yeux de renard profondément
enfoncés dans une peau ocre creusées par les sillons des
ans lui donnaient le caractère solennel et l’air tranquille
d’une statue de cire. Pour cela, Ti-Moon-Ko n’était aucunement
intimidé d’aller la voir : il était à peu près certain de
recevoir un bon accueil et une oreille attentive.
Mais comment
lui demandait quelle était la voie qu’elle avait suivie,
il ne la connaissait pas. Il réalisa qu’il ne pouvait, à
son grand regret, pénétrer l’esprit des gens qu’il croisait
dans la rue, que c’était indécent de s’immiscer ainsi dans
leur vie. Et la voie d’un autre n’était peut-être pas la
sienne... C’était sa propre mission après tout, pourquoi
ennuyer tout le monde avec ça... Mais le temps de réfléchir,
il avait souri, d’un sourire gêné. Puis quand il reçut une
réponse positive, il s’approcha. Il se dirigea vers elle,
et alors Kiulsko-Woa ralentit jusqu’à s’arrêter pour attendre
le jeune lutin.
"-
Bonjour...Ti-Moon-Ko, je crois?
- C’est
ça...bonjour madame.
- Tu veux
quelque chose ?
- ...Non...Je...
- Tu ne
te sens pas bien ? tu sais que tu n’a pas l’air bien...
- Je vais
bien merci... Je voulais...
- Oui...
- Euh...
non! Je ne peux pas!"
Ti-Moon-Ko
s’envola à nouveau aussi vite qu’il put sans chercher de
direction précise, il voulait juste fuir car il s’en voulait
d’avoir été si stupide. Et il finit par trouver refuge dans
les montagnes cette fois. Il avait traversé si vite la lagune
ensevelie sous le miroir de glace, qu’il n’avait pas eu
le temps de tomber. Il filait droit devant, ne vérifiant
même plus où ses minces pieds se posaient, il s’esquivait
avec l’imprudence d’un jeune oiseau qui prend l’élan de
son premier envol. Il ne voyait plus que la buée de ses
yeux. Il n’entendait plus que le vent. Il ne sentait plus
que le froid.
Son esprit
tellement préoccupé par sa faiblesse, son incapacité à entrer
dans ce monde parfois si chaleureux et pourtant si effrayant,
qu’il ne percevait plus rien d’autre. Il ne réagissait plus
du tout aux signes extérieurs, et quand, environ après deux
heures de folle course ininterrompue et déchaînée, il finit
par rouvrir les yeux et l’esprit sur le nouvel univers qui
l’entourait, il s’aperçut qu’il était au sommet de la montagne
Lestato, la plus haute des montagnes d’argent. Il s’évanouit.
Sa perte
de connaissance était autant provoquée par sa poursuite
furieuse et harassante, que par sa frayeur de se trouver
tout d’un coup isolé et perdu, que de s’être une fois de
plus ridiculisé devant les gens du village, que la fabuleuse
surprise de se trouver enfin au sommet de toutes ses espérances.
Il disparut quelques heures. Ce fut la bise glaciale qui
le ramena à la vie, déposant un baiser coupant sur ses lèvres
bleues. Il cligna des yeux, et sa première réaction fut
de gémir de douleur. Car son corps engourdi ne répondait
que par des signaux de souffrance, rien à faire, il ne pouvait
bouger aucun membre. Un papillon dans un scaphandre. Son
esprit ne demandait qu’à s’envoler mais ses muscles pétrifiés
refusaient de remuer, l’emprisonnaient. Il ne commandait
plus son propre corps. Gelé. Il était une statue de glace
qu’un simple jet de pierre pouvait briser.
Seuls
ses yeux bougeaient. Maintenant qu’il était tout en haut,
il apercevait sur sa droite l’étendue de paysages qu’il
n’avait même jamais vu de près. Au bas de la montagne se
trouvait le jardin miniature de Sky-Polje, une fourmilière
que le microscope oculaire de Ti-Moon-Ko observait en train
de s’agiter. Sinon, c’était tout autour un désert lacté.
Un océan où des îlots d’azur se perdaient accidentellement.
Les vagues étaient de faibles collines surmontées de fossiles
gelés, de cathédrales de cristal pur qui se bâtissaient
sur de faibles êtres vivants incapables de résister à l’âpreté
du climat. Des animaux plus solides que d’autres couraient
par endroit. Des milliers de pointillés multicolores égayaient
cet horizon net et impeccable. Les fleurs de l’hiver étaient
magnifiques. Ti-Moon-Ko désormais jouissait pleinement de
cette vision et s’emplissait de la beauté qui s’étalait
devant lui. Le jour, il ne voyait qu’une étendue blanche,
où le soleil ne renvoyait qu’à sa propre lumière blafarde,
éblouissante. Mais la nuit, Ti-Moon-Ko pouvait contempler
les jeux de la lune, qui dessinait, sur cette toile tendue
rien que pour elle, les mille et un tableaux de sa fantaisie.
Les pâles traits argentés de ses rayons et les fils d’or
des étoiles qui filaient sur la glace esquissaient des arabesques
sur la plaine étincelante, disputaient aux ombres serpentines
la meilleure place pour être vues des étoiles, les seules
spectatrices dignes d’une telle représentation. Les reflets
transparents des mers interstellaires se réfléchissaient
ici. Chaque constellation prenait place dans ce cadre immense,
où elle s’ajustait parfaitement au reste de la voie lactée.
Car chaque chose avait ici un emplacement déterminé et précis,
qui donnait au chaos une cohérence idéale et splendide.
L’univers entier assistait ici, chaque nuit, à la contemplation
de ses propres prodiges. Le céleste se complétait avec le
terrestre, rien n’était plus grandiose alors. La valse du
ciel se dansait sur cette plaine, tourbillonnait, virevoltait,
étourdissait l’esprit de Ti-Moon-Ko, qui en cette nuit exceptionnelle
de torpeur papillonnait avec les étoiles, folâtrait avec
les astres... Un cyclone bleu griffait la peau laiteuse
de la vierge steppe et y inscrivait des cicatrices d’encre
nocturne, dans lesquelles Ti-Moon-Ko lisait l’histoire extraordinaire
de l’univers. Puis, la tornade l’emportait plus loin encore.
Il découvrait de nouveaux spectacles, dévoilait de nouveaux
secrets. Il ne dormit pas. Il dansa toute la nuit.
Au sortir
de ce songe naturel, il faisait jour à nouveau. Ti-Moon-Ko
n’avait pas vu le soleil se levait. Les rayons tièdes avaient
réchauffé ses muscles qu’il commençait à pouvoir remuer
à nouveau. Il eut du mal à se redresser, mais au bout d’une
heure, il réussit à s’asseoir. Un sang chaud circulait dans
ses vaines violacées. La vie reprenait peu à peu possession
de lui. Ses yeux alors rencontrèrent une seconde fois la
surface infinie, et il ne vit que du blanc, provocant par
tant de clarté, éblouissant. Mais il ne partit pas tout
de suite, il se reposa encore. Il ne voulait quitter cet
endroit tant désiré.
Il avait
atteint, il ne savait plus trop comment, le sommet de toutes
ses ambitions. Il dominait enfin son village, et tous ses
habitants. Il revit le visage flétri de Kiulsko-Woa. Il
se rappela sa folle course, la présence floue des chênes.
Sa folle nuit. Il se sentait soudainement serein. Il avait
atteint son but dans la vie finalement. Son rêve avait toujours
été de rejoindre les hauteurs des montagnes d’argent, il
y était maintenant. Et ensuite? La vie valait-elle encore
d’être vécue? Il se remémora sa quête intérieure. Devait-il
chercher autre chose? Là-bas, en bas, il reprendrait la
même vie. Elle n’aurait pas changé. De toute façon, les
autres lutins se moqueraient encore de lui, il ne croiraient
pas qu’il soit arrivé si haut. Alors à quoi bon?... L’enthousiasme
se mêlait à l’agitation de ses sentiments. Il venait d’apprendre
tant de choses en si peu de temps... Il venait d’accomplir
son but dans l’existence. Il se trouvait à la fois empli
de sa propre substance, et creux, car vidé de toute aspiration
dorénavant. Il s’était fini lui-même, il avait brisé son
avenir dans l’accomplissement absolu de son présent. Il
ne lui restait plus de rêves.
Le ciel
rouge n’en finissait pas de réaliser sa révolution au-dessus
de lui. Ti-Moon-Ko posa ses yeux sur l’espace blanc, et
posa son regard sur lui-même. Tout était net et limpide.
Blanc. Gelé. Figé.
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