Lécher le béton
par ketamine
C'était
encore la canicule dans le quartier d'Overtown, Miami, une tempête de feu
avait balayé du ciel les dernières particules de vapeur, l'humidité bouillonnait
sur notre peau, et le mercure tremblotait autour des 100°. Avec Craig, Bob
et Spoutnik le débile, on s'était réfugié sur la terrasse, là où parfois
les soixante-dix mètres du building de la prison fédérale nous offraient
un peu d'ombre. L'ennui : toutes les chaises étaient en fer blanc, sous
100° Fahrenheit, pas question d'y poser un pouce de peau nue ; il y avait
bien le canapé (bouffé par les cafards, ceux qui venaient de la dizaine
de poubelles qu'on entreposait sur la terrasse, ce tas flasque de tissu
moisi avait même survécu à l'ouragan Andrew), mais Craig y cuvait sur un
oreiller de Natural Ice vidées jusqu'à la dernière lampée. Alors, tandis
que Spoutnik le débile s'était accoudé à la rambarde en béton et qu'il y
récitait d'inquiétants mantras, Bob et moi, on s'est assis par terre, et
on a entamé la dernière bouteille de Skol. Bob, tout en grattant ses côtes
de vieillard, sous sa veste de la guerre du golfe, fouissait les trous de
son cerveau à la recherche d'une improbable citation de Socrate.
- ... de toute façon, on s'en fout petit. Mais je reviens à ma première
question, dis-moi C., si après ta mort on te donnait le choix, tu reviendrais
pour tout ça ?
- Sûr que non mec, plutôt crever pendant l'éternité.
- Tu te fous de moi ! T'es pas comme ces deux abrutis, il a fait un geste
circulaire pour désigner Craig et Spoutnik le débile, c'est vraiment que
t'es un menteur ou un abruti de français. Alors C., tu reviendrais ou pas
?
- Sûr que non mec, et j'ai craché par terre, au pied de la montagne de poubelles.
- Abruti de français. Tu reviendrais pas pour les crèmes glacées, pour le
soleil ou l'océan, pour une petite bouche rose de quinze ans qui te ferait
des trucs ?
- Nan Bob, une crème glacée et une pipe par une gamine de quinze ans ça
vaut pas une vie de souffrance. Hé Spoutnik, il se passe quoi là avec les
élections ?
Spoutnik s'est penché, et cet idiot aurait fait une chute de trois mètres
si je l'avais pas rattrapé par le caleçon : il essayait d'apercevoir les
journalistes qui grouillaient autour du palais de justice dans l'attente
des résultats du comté de Dade. 'L'Histoire en construction', NBC avait
dit.
- Je sais pas C., mais c'est Bush qui va gagner, ça c'est sûr, vu que les
élections y en a pas.
- Putain Spoutnik, y a des fois où tu me troues le cul, je comprends vraiment
pas pourquoi on t'appelle 'le débile'.
- Parce qu'il a soixante de QI et qu'il se balade à poil dans la rue, a
ronflé Craig sur son canapé.
- C'était pendant l'été 65 dans les Keys, a continué Bob qui n'avait rien
à battre du futur président ou de Spoutnik, visiblement ces choses-là n'ont
pas plus d'importances que les ice creams quand on a soixante-cinq ans,
l'été où Virginia s'est faite happer par un squale de six mètres, et bien
au moment où j'ai vu la moitié de sa cage thoracique émerger au milieu du
sang, j'ai su que j'allais revenir après la mort pour me dégoter une autre
Virginia. Tu verras ça en vieillissant petit.
- Hardbody, a fait Spoutnik le débile.
J'ai bondi sur mes deux pieds, comme si un cobra m'avait piqué, et j'ai
maté dans la rue. Une chienne. Une vraie putain de chienne. En robe de spendex
rouge moulante, au moins quatre-vingts centimètres de jambes nues, même
pas de chaussures, ses pieds merveilleux devaient caresser le bitume brûlant,
sa chevelure platine tressautait sur un fessier taillé au laser, et chose
rare mais sublime, ses seins ensorcelants étaient naturels. Hypnotisés,
Spoutnik et moi, on l'a regardée remonter deux blocks vers le nord, dépasser
l'arène, puis tourner à gauche vers Liberty City, droit vers le cour du
ghetto.
J'avais du mal à respirer, ses yeux gris m'avaient regardé, bordel, ils
m'avaient fixé, et sa bouche de fée avait souri d'au moins cinq millimètres
! Si je n'avais pas bougé, je serais mort comme un poisson brutalement arraché
à l'eau, pris de convulsions au sol, mes branchies retroussées autour de
mes écailles ternies.
- Ça va pas C. ? C'est la vodka qui passe pas ? a fait Craig qui avait retrouvé
assez d'énergie pour s'asseoir.
- Bon sang de Christ, il faut que j'y aille mec, il faut que j'y aille,
c'est la putain de chance de ma vie.
- Où ça ?
- À Liberty City.
Quatre secondes plus tard, j'étais devant ma porte de chambre à tenter de
l'ouvrir à coups de pompes, jusqu'à ce que je retrouve la clé, toujours
la bouteille de Skol à la main, j'ai passé un pantalon, n'ait même pas fait
les lacets, et j'ai tracé vers l'escalier pour heurter un Craig à moitié
beurré qui m'a collé un flingue dans la main.
- Mais qu'est ce que tu veux que je foute de ça ? J'en ai pas besoin, et
puis je sais pas tirer.
- Tu le braques, généralement t'as pas à tirer, si t'es obligé, you pull
the trig'.
- T'es cinglé, puisque je te dis que ça me sert à rien..
- Tu vas à Liberty City mec, pas au Hilton.
- J'y vais tous les soirs à Liberty City ! Je connais tous les galériens
là-bas.
De toute façon, j'avais pas le temps, et je me suis jeté dans l'escalier,
y suis tombé, puis me suis rué sur la porte grillagée. Bloquée. Comme d'habitude,
Will s'était effondré devant, après s'être assommé à coups d'éthanol pur.
- Will dégage ou je jure que j'te descends !
J'ai cogné le grillage comme un malade puis ai réussi à m'immiscer dans
l'entrebâillement, j'ai à peine regardé Will, puis j'ai sprinté vers le
nord comme jamais je ne l'avais fait, sautant parfois, ainsi qu'un coureur
du 100 mètres haies, par-dessus les charclos qui jonchaient la rue. J'étais
possédé, et au milieu des voitures que je n'apercevais même pas, des ululements
des flics au loin, des trombes de sueur qui filaient à ma suite, je voyais
l'esquisse de sourire de cette fille flotter devant moi, un diamant dans
les rues pourries d'Overtown, accompagnant ma course de dément.
J'ai tourné vers Liberty City, ne me disant même pas que je ne connaissais
en fait que six ou sept personnes dans le quartier, et je suis tombé nez
à nez avec l'une d'elles, Trey le dealer du croisement de la douzième rue
et de la première avenue.
- Hey yo whas'up Trey ? T'as pas vu une blanchette passer ?
- Tu vas pas bien negro ? il a répondu. C'est les cailloux de Baaz qui te
collent dans un état pareil ?
Là j'ai réalisé : moi, petit blanc, j'allais m'engouffrer dans le ghetto,
habillé Tommy Hilfigger de la tête aux pieds, une demi-bouteille de vodka
à la main, un .38 serré dans l'autre poing.
J'ai planqué le calibre sous mon tee-shirt, ai filé la bouteille à Trey,
puis suis reparti sec, choisissant une rue au hasard. Impossible de la retrouver,
j'ai bien cru l'apercevoir une ou deux fois au coin d'un immeuble, un reflet
rouge et blond qui m'excitait la périphérie de l'oil, mais d'aussi vite
que je me précipitais, elle avait disparu à chaque fois.
J'ai interrogé tous les clodos, les dealers et les crackés du quartier,
personne ne l'avait vue passer. Extrait d'une conversation avec Baaz et
son pote :
- Alors tu l'as vue passer, oui ou non ?
- C'est une blanche tu dis ? Tends l'oreille mec... t'entends un viol ?
Non ? Alors c'est qu'elle doit plus être dans le quartier. Bon au fait,
arrivage de kéta ce soir, va falloir que tu retournes turbiner dans les
clubs de pédés.
Je suis remonté jusqu'à la cinquantième putain de rue, à part des libellules
cancéreuses et des opossums toxicomanes (la thèse de Baaz : il y a tellement
de dope planquée dans les poubelles de Miami que ces infectes créatures
développent très vite une dépendance), je n'ai plus croisé personne. Pas
même un gamin ou un éclopé du Vietnam.
Hors de souffle, je me suis effondré sur un trottoir et j'ai fouillé mes
poches à la recherche d'une cigarette. Deux libellules, énormes et noires,
sont venues faire des cochonneries juste sous mon nez, on aurait dit que
ces salopes prenaient leurs pieds à se faire mater par un grand singe ;
leurs abdomens se tortillaient et s'enroulaient, si bien qu'il était impossible
de savoir si elles étaient dans le vif du sujet ou si elles s'échauffaient
avec un bon vieux soixante-neuf. Ainsi c'était donc ça l'amour ? Des abdomens
mélangés, des antennes qui s'effleuraient, d'horribles mandibules qui se
roulaient des pelles goulues... Rien d'érotique finalement.
Alors je l'ai vue, sèche malgré la chaleur, redoutablement charnelle, et
sur le trottoir d'en face, elle avait marqué un arrêt. Elle pouvait s'appeler
Tiphany, Maxine ou Isabel, rien à foutre, c'était à sa peau que je voulais
parler, dire des mots licencieux, et cette peau m'a souri. Largement. Le
cour dans la gorge, j'ai réussi à me lever, à marcher, et je suis resté
stupidement face à elle. Trèfle ! Le mot a giclé dans mon esprit, c'était
un trèfle qui avait poussé d'entre les craquelures du béton, et quand elle
m'a pris la main pour m'emmener vers une zone désaffectée, dans un état
semi-hallucinatoire, le mot trèfle venait s'imprimer sur les murs gris,
sur la tôle des voitures brûlées, il glissait sur les vitres sales puis
coulait comme emporté par une pluie invisible, trèfle, trèfle, trèfle, et
j'allais l'effeuiller.
Je me suis allongé sur une pelouse malade qui avait poussé on ne savait
trop comment, protégée par les immeubles vides, et j'ai failli lâcher un
cri quand ses mains ont commencé à coulisser le long de mes bras. Elle me
caressait et je pensais à une gigantesque sauterelle en platine que des
sorciers adoraient dans la jungle, à un temple dédié au dieu Cafard dans
les égouts de Madrid, à une offrande d'enfants aux chevaux sacrés des steppes
glacées de Gobi, aux secrets qu'échangeaient les mouettes quand elles regardaient
méchamment passer les humains qui ne leur jetaient pas à manger. Perdu dans
ces visions de pays que je n'avais jamais visités, je n'ai pas remarqué
qu'elle avait attrapé le flingue. Elle l'a promené le long de mon corps,
marquant parfois une pause devant mes parties génitales, ma gorge, ou mon
cour qui avait presque arrêté de battre. Elle jouait avec le chien, avait
baissé la sécurité, séduisait la gâchette, et là, perdu au milieu d'un endroit
ou personne n'aurait même entendu la détonation, j'ai eu la conviction qu'il
ne serait pas regrettable de mourir dans ses bras purs comme le plastique.
Ses yeux gris m'ont verrouillé, et lentement, elle m'a rendu l'arme, quelques
instants nos doigts se sont étreints autour de la crosse, ses ongles se
sont plantés dans le dos de ma main, des ongles durs et froids comme l'acier,
et malgré la souffrance je n'ai pas pressé la détente.
J'ai craqué au moment où elle a enlevé sa robe, me suis arraché mes vêtements
moi-même et l'ai plaquée au sol. Elle avait décidé que les choses ne se
passeraient pas de cette façon, et d'une force insoupçonnable, elle m'a
fait rouler et s'est jetée sur moi, puis comme deux démons en rut, nous
avons hurlé parmi les bruits de la ville. Ses cuisses m'étranglaient le
bassin mais j'arrivais à m'arc-bouter et à lui coller des coups de reins
spasmodiques, la température a semblé monter de dix degrés, ses seins et
son ventre étaient couverts de ma propre sueur qui réfractait les rayons
sadiques du soleil, ma tête était tendue vers l'arrière et j'entendais presque
craquer la nuque tandis que sa fente veloutée m'aspirait la bite, plus loin,
plus loin je voulais entrer dans ma poupée vivante, la pénétrer si profondément
qu'elle serait devenue une coquille de peau pour mon corps vibrant, le rythme
accélérait et au milieu du bombardement d'images qui réduisait à néant ma
raison (un cratère sur la face cachée de la Lune, une sarabande de crabes
abyssaux, un homme qui se met à mort dans sa cellule, des araignées cristallisées
qui, de la stratosphère, flottaient et attendaient mille ans de retomber
sur la ville, un médecin qui à l'aide d'un rituel antédiluvien changeait
le sang en miel, les déserts basaltiques de l'Islande... cette femme me
montrait la réalité du monde, mais bien plus, elle me montrait la fusion
du béton et de l'organique), j'ai eu cette certitude extatique que oui !
ça y était, nous n'étions plus des animaux, nous étions des êtres synthétiques,
et que nos cellules désormais soudées se changeaient en quelque chose de
terrifiant et quittaient le carcan de la viande, la gelée se transformait
en plastique, l'ADN se codait en langage machine et de microscopiques vrilles
d'acier foraient nos neurones pour y déverser une électricité non plus chimique,
mais mystique, je ne sentais plus mes muscles me pousser, et maintenant
derrière elle, j'étais devenu une sorte d'homme mécanique qui lui explosait
sa chatte parfaitement symétrique, qui un doigt dans l'anus, lui triturait
ses intestins caoutchouteux, et toujours tenant le flingue, d'une main rudoyait
ses beaux cheveux de nylon, toujours plus vite, toujours plus violemment,
jusqu'au moment de la chute, l'explosion logique de notre procédure synthécoïtale,
et au plus fort de cet éveil à la vérité, avant que mon sperme, un acide
hyperconcentré, ne lui corrode l'utérus, j'ai posé le canon sur sa nuque,
une seconde éternelle de néant, j'ai vu Dieu, et j'ai pressé la détente.
La balle a heurté le sol. Un filet de sperme s'est immobilisé brièvement,
puis est retombé sur l'herbe jaune. La fille, disparue. Du vide. Rien. Comme
si elle n'avait jamais existé. J'ai ramassé mes affaires, ai cherché inutilement
sa robe, et je suis rentré chez moi.
Quand je suis arrivé, le crépuscule s'installait. Les vautours, en escadrille,
faisaient de grands cercles autour du palais de justice, ces requins de
l'air attendaient que la viande s'abatte avec le marteau du juge : DEATH
PENALTY. Respirer devenait impossible dans la moiteur de Miami. Au balcon,
toujours les mêmes lascars, plus Trish, une pute sur le carreau.
- Salut petit, t'as entendu ça ? Ils ont dit que Gore a gagné. On va avoir
un putain de président démocrate pour encore quatre ans. Mais qu'est-ce
qui t'es arrivé, t'es tout blanc, t'as vu quoi à Liberty City ?
- J'ai vu un esprit de la rue. Bob, t'as peut-être raison finalement. Peut-être
que je vais revenir mec.
Noter ce texte :
Atmosphère...Atmosphère...
Franchement pas mal. Un peu trop pompé peut être mais très bien écrit.
Anonyme
Un
texte qui sort du lot.T'as du style man,rien à redire...