propos traduits par Philippe Di Folco

Bret Easton Ellis
Glamorama ou comment en finir avec la beauté

Tous aux abris ! Bret Easton Ellis fait sa rentrée : après un décevant Zombies et l'infernale trilogie des frères Bateman (v. bibliographie ci-dessous), il était difficile à Easton Ellis de revenir sur les marches des grands tant la pression était importante. Le résultat, lu en anglais pour vous, est magnifique. Avant sa parution en octobre, interview.


Question : Glamorama (ndlr : ce titre est le titre original anglais : Laffont peut le changer) a été longtemps en chantier. Pourquoi ? Plus généralement, qu'elles sont vos habitudes de travail ?

Brest Easton Ellis : J'ai commencé Glamorama en décembre 1989, après avoir corrigé les bonnes feuilles de American Psycho, et je suppose qu'il me fallait encore trois ou quatre ans pour le terminer. Mais une suite d'événements allait contrarier mon projet. D'abord, toute la polémique à la parution des extraits d'American Psycho, ce qui m’empêcha d'écrire pendant un an. Quant à la fin de l'été 1992 je reviens à Glamorama, mon père disparaît et je perds encore un an. En 1994 parait une suite de nouvelles, (ndlr : Zombies), et je fut pris dans la tournée promotionnelle. Mais ce livre est aussi bien plus gros que tous les précédents, et parce que sa structure est plus complexe, il m'a pris plus de temps. Je déteste dire que ce livre m'a pris huit ans et que les gens devenaient impatients, puis quand ils surent que c'était dans le milieu de la mode, j'entends déjà leurs pensées : "Huit ans pour écrire ce livre sur les mannequins ? Ne serait-ce pas huit mois ?" Mes habitudes en matière d'écriture sont banales. Je me réveille, je petitdéjeune, je commence d'écrire au matin et je finis en soirée. C'est un truc qui dure toute la journée. J'essaye de coller aux modes de vie de mes amis qui travaillent et qui sont salariés. Lorsque je suis sur le point de finir un livre, je dors beaucoup plus à la maison. Je me réveille aussi beaucoup plus tôt et règle mon réveil en fonction. Et d'habitude j'écris à mon bureau ou sur mon lit ou alors sur le comptoir de ma cuisine. Tout est écrit d'abord de façon manuscrite - en général deux fois - avant d'être saisi sur l'ordinateur.

Q : De quelles façons Glamorama est-il différent de vos romans précédents, et comment est-il aussi une sorte de prolongement de vos préoccupations, de vos thèmes ?

BEE : Eh bien, à parler franchement, on y trouve une trame, ou du moins quelque chose d'expressément narratif, un récit, que n'avait pas mes précédents romans. Avec les trois premiers livres (ndlr : Moins que zéro, Les lois de l'attraction, American Psycho) le récit n'était pas ma préoccupation première. En tant que satiriste, j'étais plus attiré par les descriptions de milieux et de comportements, les enfilant bout à bout le temps que je passais dessus, identifiant certaines attitudes dominantes dans certaines couches de population. Bien que je sois toujours attiré par ces choses là, je pense qu'en vieillissant, l'idée de récit me plaît de plus en plus. Ce n'était pas prévu au départ. C'est venu après, une sorte d'intuition. Je pense qu'avec le temps, vous commencez à voir que la vie comporte des structures qui se prêtent au récit, structures que l'on découvre avec l'expérience. Je pense que cela affecte ma façon de travailler. Donc, ce travail que je fais sur une conspiration - c'est bien le propos de Glamorama : on ne peut échapper au récit. La conspiration en est la partie intégrante. Sous cet aspect, mon livre est différent, tout en étant dans la continuité de mes premiers livres en tant que celui-ci rapporte certains faits propres à ma génération et fait le point sur mes positions quant à ce que nous sommes aujourd'hui : également en tournant en dérision les choses que nous croyions importantes ou la façon qui est la nôtre d'être obsédés par l'apparence, le statut, le "glamour". Et bien sûr j'écris tout ça dans ce qui est devenu, je suppose, mon style : présent de l'indicatif, à la première personne...

Q : Ces dernières semaines, un reportage filmé, This Is Not An Exit, raconte un peu votre vie et votre travail. Quelles furent vos réactions par rapport à ce film ?

BEE : Je déteste voir des photographies de moi donc vous pouvez vous imaginez ce que pouvait être ma réaction en voyant ces 80 minutes de portraits !

Q : En tant qu'auteur qui a raconté nos obsessions quant aux top-modèles, aux acteurs et aux millionnaires, que pensez-vous de cette fascination et pourquoi selon vous en sommes nous arrivés là ?

BEE : Aucune idée. Bien qu'il soit vrai que j'ai parlé de tout ça, je n'ai pas de réponse. En fait, je n'en ai pas vraiment cherché une. Les stars sont une projection de nos fantasmes --ce que nous espérons être de mieux : héroïque, élégant, courageux, calme, etc. Je n'ai aucun problème avec les stars mais notre aveuglement lui, pose problème. Et le fait que cet engouement n'aie que très peu à voir avec une volonté d'épanouissement authentique - mais bien avec ce que l'on nomme la "beauté"- me paraît horrible. L'hypocrisie permanente des portraits de stars que l'on trouve dans les magazines - les couvs et ces articles de 6000 mots portant sur le beau corps d'une nana - est difficile à gérer. Ces derniers temps, je me suis dit que les pays ayant un temps de loisir élevé était aussi ceux qui étaient les plus fascinés par les stars.

Q : Le principal personnage de Glamorama, Victor Ward, va évoluer du monde des stars vivants à New York City vers celui du terrorisme et de la violence. Est-ce que vous voulez dire que l'aspect caché, névrosé des stars c'est le terrorisme ?

BEE : Pas vraiment. Je pense que le lien que je tente d'établir est celui qui peut exister entre la "tyrannie de la beauté" propre à notre culture et la "tentation du terrorisme". Bien sûr, il s'agit d'une métaphore et l'idée que des top-models font sauter des avions et des hôtels est biaisée. Mais cette idéalisation de la beauté et de la gloire dans nos cultures rend en quelque sorte fous les gens : nous l'éprouvons, nous la voulons, nous l'aimons, nous la détestons. Et la place qu'elle occupe à l'intérieur de notre psyché est énorme. Ce que les médias nous rabâchent à longueur de temps est que nous ne sommes pas assez beaux, que nous devons avoir une meilleure gueule, que nous sommes encore loin de cette perfection physique tellement "à la mode". La mode --et ce qui nous attire à elle-- se nourrit d'insécurité. Le monde de la mode présente des idéaux absolus, inatteignables en matière de beauté féminine --et maintenant masculine—et il faut être très fort pour rejeter tout ça. Je pense que l'on a tous voulut être un jour célèbre, on est tous tombé dans ce piège du "mieux paraître", ou du "faire cool", et le monde de la mode alimente cette notion d'insécurité permanente. Il ne sagit pas d'une réaction saine, bien qu'elle existe en chacun et je crois qu'on en est tous victimes, jour après jour. Cela fragilise notre fonctionnement et nous expose à de terribles pressions; cela nous fait penser à des choses auxquelles nous n'aurions pas pensé autrement. Le terrorisme vise à étendre une menace contre notre impudence. Ce que j'ai fait avec Glamorama --ce que j'ai proposé-- est que ces deux choses soient connectées : gloire et terrorisme. Mais est-ce que je souhaite voir Christy Turlington poser des bombes au Ritz de Paris ? Non.

Q: Il y a des scènes dans Glamorama très drôles, pleines d'humour, et d'autres qui glacent et dérangent. Est-ce difficile de passer de l'une à l'autre dans la pratique de l'écriture ?

BEE : Il est difficile d'écrire une scène où dans un endroit donné deux personnes se parlent. Il est difficile d'écrire une scène d'action quand deux personnes se battent. Ecrire quelque chose de drôle n'est pas évident. Les "flashbacks" sont durs à écrire. Ce que je veux dire c'est qu'écrire un roman aujourd'hui et qui fonctionne est un exercice très difficile à mettre sur pieds. Sont exigés de tels niveaux de concentration que j'en suis moi-même surpris. Mon tempérament est tel que je n'ai finalement pas remarqué ces glissements de la comédie à l'horreur - souvent dans mes écrits ils sont étroitement imbriqués. Avec Glamorama, toutefois, les changements sont graduels et le lecteur est mieux préparé, au contraire peut être de mes livres précédents. La première partie de celui-ci est légère, drôle et puis peu à peu l'on s'enfonce dans quelque chose de plus noir, de plus obscur. Les deux citations du début, l'un de Krishna, l'autre de Hitler, en sont un peu l'emblème.

Q : Votre œuvre, plus exactement American Psycho, a engendré une belle polémique autrefois. Avec Glamorama, vous croyez à la même chose ?

BEE : Eh bien, j'aurai tendance à répondre "Non," et si vous m'aviez demandé cela quelques mois avant la sortie de Moins que zéro ou d'American Psycho, j'aurais répondu "Non" également. Rétrospectivement, la polémique à propos de American Psycho formait une histoire qui fait sens, bien qu'à l'époque j'en fus considérablement choqué. Cette succession de malheurs - les éditeurs de chez Simon & Schuster refusant de bosser sur le manuscrit, la lâcheté de la presse, les articles négatifs bien avant la publication, les huiles du milieu le boycottant, tout comme The National Organization of Women et enfin les menaces de mort - tout cela me paraît très clair maintenant. Moins que zéro fut sujet à controverses uniquement parce que j'étais jeune et que j'abordais des sujets très sensibles. Je n'ai jamais été à la recherche de la polémique - lorsque je travaille sur un livre, ce n'est pas quelque chose que je recherche. En revanche, je dois admettre que cette polémique a du m'apporter un lectorat plus important. Le revers de la médaille est que maintenant beaucoup de gens ne me prennent plus au sérieux du fait de tous ces scandales –ces "cris" qui ont eu tendance à estomper ce que sont mes véritables intentions en tant qu'auteur. Donc, non, je n'attends aucun scandale sur Glamorama à moins que certaines stars s'en trouvent choquées en dépit du contexte forcément lié à l'aspect fictionnel des choses.

Q : Qu'aimez-vous lire et quels sont les auteurs qui vous ont influencé ?

BEE : J'aime lire les écrivains de ma génération --j'essaye de lire tout ce qui parait. Non pas pour lire ce qui me parait être bien écrit mais pour rester en contact avec ce que les autres écrivains de mon âge ressentent, vivent, expriment, et quelques fois, l'on est surpris de constater à quel point leurs œuvres peuvent éclairer la votre. Je ne peux pas vraiment en citer beaucoup, peut être Birds of America de Lorrie Moore. Plus jeune, ce fut pour moi Hemingway qui eut une énorme influence, comme il continue à en avoir pour beaucoup d'écrivains de sexe masculin. Ils pensent imiter aujourd'hui ce style faussement simple. Mais avant de se rendre compte au cours de l'écriture que l'on ne peut finalement parvenir à du sens sans travail, l'on finit par apprendre les pourquois et les comments de la contruction des mots. Les essais de Joan Didion et ses romans qui se passent en Californie du Sud m'ont plu et je pense qu'en tant que romancière, elle est géniale. Et je m'en suis complètement inspiré pour Moins que zéro - et j'en suis fier. Le cinéma a de l'influence sur mon œuvre. Ainsi que le rock. Au collège, j'ai lu Ulysse de Joyce et celà reste pour moi le plus fort souvenir. Je ne suis pas sûr que Joyce puisse influencer mon écriture mais il a ouvert mes yeux sur les nombreuses possibilités qu'offrent l'écriture. Plus tard, lorsque je suis parvenu à m'affranchir de ces nombreuses influences, j'ai commencé à lire Don DeLillo. Je ne pouvait pas me le sortir de la tête quand j'étais en train d'écrire Glamorama --ce qui est bien car je pense qu'il est notre plus grand romancier. Après DeLillo, je ne pense pas qu'un écrivain puisse m'influencer à nouveau-- en partie parce que vous finissez pas développer votre propre style. La lecture en général a chez moi des conséquences ; si un livre est bien fichu, alors j'ai envie d'écrire, et si un livre est nul, j'ai aussi envie d'écrire car je me dis que je peux faire mieux.

Q : Qu'espérez-vous que les gens pensent en lisant GLAMORAMA ?

BEE : Ce qu'ils veulent ! Je ne pense jamais à ce genre de truc. La seule chose que je souhaiterais, c'est que le lecteur, après avoir lu mon livre, devienne très en colère et que ça l’empêche de lire d'autres romans...


Copyright Daniel Mandelsohn et la rédaction de Pagina

GLAMORAMA
de Bret Easton Ellis
Chez Laffont en octobre 1999
Autres titres parus et traduits :
Moins que zéro 10/18 (No 1914) 1985 - trad. par B. Matthieussent
Les lois de l’attraction 10/18 (No 2113) 1987 - trad. par B. Matthieussent
American Psycho Points Roman (No 601) 1991- trad. par A. Defossé, existe aussi en 10/18
Zombies, nouvelles parues chez Laffont, 1997

Date de mise en ligne : 18/02/99