HORS SITU
Lorsque Samie se réveilla, le bébé se cyanosait déjà a côté d'elle. La bouche
farineuse, elle se demanda ce qu'il faisait là. Elle alluma la radio qui n'annonçait
que des bugs. Elle l'éteignit d'un geste las. Elle attrapa son tee-shirt,
il était sale, elle soupira.
Qui était donc ce bébé, il était légèrement trop tranquille. Elle se souvint
qu'il s'appelait Thomas.
Elle se leva, se dirigea vers la cuisine pour faire du thé. La cuisine ne
se ressemblait plus. Sa tête était embrouillée, une arachnée y étirait ses
fils. Abandonnant la cuisine, elle arpenta le couloir qui s'éloignait à l'infini.
Au fond, la porte de la salle de bains était inaccessible. Elle s'arrêta,
se secoua mentalement, sa vision devint plus nette. La porte n'était pas si
loin que ca finalement. Elle l'ouvrit, se refléta dans le miroir au-dessus
du lavabo où les brosses à dents la menaçaient. Elle soupira encore, elle
ne se plaisait pas quand elle était seule, il lui fallait le regard des autres
pour resplendir.
Par terre, elle vit la seringue, accompagnée de sa cuillère tordue. Une nausée
la fit se pencher, les yeux exorbités. Qu'est ce que ce dealer de merde lui
avait encore fourgué ?
Elle décida de ne pas s'occuper de l'étrangeté des choses, de ce bébé qui
gisait.
Elle ramassa sa seringue, elle n'avait vraiment pas le courage d'aller chercher
du travail ce matin. Dans le lecteur, un disque tournait, elle ne se souvenait
pas d'avoir appuyé sur play. Pas mal cette musique, pourtant d'habitude, la
musique classique l'ennuyait plutôt, car elle ne la comprenait pas. Les yeux
flous, elle écouta, puis lorsque les cris de souffrance qui jaillissaient
avec force et se glissaient entre les moments musicaux se firent trop intenses,
elle détourna son attention. Jamais d'implication.
Non, vraiment, elle n'irait pas à l'Anpe aujourd'hui. D'ailleurs elle détestait
ce type assis derrière son bureau, avec ses yeux qui la méprisaient. Elle
le trouvait luisant, vénéneux. Tous ces gens qui attendaient leur tour, tassés
sur eux-mêmes comme des crapauds sur une pierre, dans la chaleur de la mare.
Des bulles sortaient de leurs lèvres mortes, leurs doigts tenaient des cigarettes
visqueuses et ils exhalaient une fumée sombre en dépit du panneau interdit
de fumer. La secrétaire, statufiée derrière son bureau malheureusement nommé
accueil, les rappelait à l'ordre de temps en temps, criant leurs numéros,
agitant ses doigts serpentesques qui s'élançaient et revenaient vers elle,
lovés en lasso.
Elle n'irait plus jamais chercher du travail.
Samie s'habilla lentement. Son jean était sous le bébé qui ne bougea pas lorsqu'elle
le fit rouler. Pourquoi ne criait-il pas ? Elle enfila son jean et des trous
d'usure aux genoux et aux fesses fusèrent des éclats de peau dorée. Se baisser
pour enfiler ses chaussettes ne fut pas facile. Elle n'avait jamais compris
vraiment l'utilité des chaussettes, mais puisqu'il fallait en mettre.
La voix de sa mère susurrait à son oreille :
- Tu dois changer de linge et des chaussettes,
si jamais il t'arrivait quelque chose, de quoi j'aurais l'air, si tu avais
du linge sale ?
Depuis qu'elle avait seize ans, Samie comptait les jours où sa mère prononçait
ces mots, qui finirent par lui paraître dépourvus de toute signification,
comme quand on se répète au creux de l'oreiller, maman, maman, maman.. Et
que le mot s'évanouit dans une fumée bleutée, aux confins de la conscience.
A la trois cent cinquantième fois, Samie décida de partir, elle attendit la
trois cent cinquante et unième fois pour laisser une chance à sa mère, puis
s'en alla.
Elle essaya de rassembler ses cheveux en queue de cheval, mais ses gestes
étaient futiles et maladroits. Le bébé avait des boucles blondes qui s'enroulaient
autour du doigt et quand elle tira un peu fort, il n'eut pas un mouvement.
Elle avait envie de pleurer mais se l'interdisait depuis qu'elle avait quitté
sa mère. Les larmes reflétaient le regret de quelque chose qui était chaud
et doux malgré tout, et elle ne voulait pas regretter.
Elle se voulait être une lame droite et inflexible dont le tranchant effilé
lui ouvrirait le chemin de la vie, comme à coups de machette. Elle rit, en
se représentant sous l'aspect d'un couteau de cuisine tout émoussé.
Elle se rassit sur le bord du lit, un lit large et luxueux comme elle n'en
avait jamais vu. Des idées confuses, des visages lui traversaient l'esprit,
mais elle ne parvenait pas à les relier entre eux. Elle se sentait flasque
comme une méduse qui ne piquerait pas.
L'odeur de la mer monta, un instant, un instant elle se revit petite fille,
courant entre les dunes de la Côte Sauvage, se réjouissant par avance de ce
que la caresse du sable ressemble à celle des hommes. Elle s'y roulait avec
volupté, et sa mère lui interdisait de se conduire avec tant d'indécence,
et elle, elle comprenait un des sens.
Elle voulut faire rire le bébé, mais il ne daigna pas participer. Même les
bébés ne voulaient pas d'elle. Elle n'avait jamais essayé d'en finir, ça aurait
sûrement raté, tout ce qu'elle faisait ratait. Le bébé faisait semblant de
ne pas bouger, pour lui montrer qu'il niait son existence. Pourtant hier soir,
quand elle lui avait donné son biberon, maladroitement parce qu'elle n'avait
pas l'habitude, il avait manifesté son mécontentement, il avait gigoté, crié
jusqu'à ce qu'elle le tienne correctement, sans laisser passer trop d'air.
Qu'avait-elle donc fait pendant la nuit, pour qu'il ne se souvienne plus d'elle
? Pourquoi boudait-il depuis si longtemps ?
Elle le toucha, il était froid.
Elle se leva pour monter le radiateur. Les parents ne seraient sûrement pas
contents si le bébé s'enrhumait. L'appartement respirait le calme. Les plantes
vertes s'inclinaient gracieusement dans la lumière du soir, elle les caressa,
on dit qu'elles aussi ont besoin d'amour. Des piles de livres s'amoncelaient
en équilibre instable, elle en retira un, pour le plaisir de voir la pile
s'écrouler, tous ces livres qu'elle ne lirait jamais. La pile se renversa
au ralenti, elle était mal à l'aise, les livres en touchant terre étaient
ouverts et toutes ces phrases imprimées la regardaient, la narguaient par
leur beauté ou leur violence, comme s'ils voulaient se venger d'elle, parce
qu'elle ne les écrirait jamais. Elle leur donna un coup de pied et s'enfuit.
Elle posa le bébé par terre et refit le lit. Espèce de nain, pourquoi ne bouges-tu
pas ? Elle rangea tout, pour quand les parents du bébé reviendraient. On était
sûrement mardi, ils ne rentreraient que jeudi.
Sous un vase chinois dont les bleus profonds l'étourdissaient, elle trouva
de l'argent, avec un mot lui indiquant le montant de son salaire, et une liste
de tout ce qu'il fallait faire. Elle se souvint que le type de l'Anpe lui
avait proposé de job de quatre jours, en dépannage mais ses yeux disaient
c'est tout ce que tu pourras jamais trouver. Elle avait accepté car elle n'avait
plus rien, sauf la certitude d'être au chaud pendant quatre jours. Le mec
lui avait dit qu'il s'agissait de gens très bien, très ouverts, des psys qui
partaient à un congrès et n'avaient personne pour garder leur bébé. Ils étaient
contre la famille et préféraient prendre quelqu'un en difficulté, pour lui
donner des responsabilités, en accord avec la logique de leur métier et ils
étaient partis, fiers de leur largesse d'esprit, en lui recommandant de ne
pas laisser pleurer le bébé, qu'il fallait le prendre, le caresser, il ferait
tout ce qu'elle ferait.
Ce qu'elle avait fait, elle l'avait gardé avec elle pour dormir, après son
shoot, car elle se sentait le besoin de quelqu'un à qui parler. Mais, même
s'il riait quand elle le chatouillait, le bébé ne voulait pas lui parler.
Elle crut qu'il le faisait exprès, le secoua plus fort, il gazouillait mais
ne parlait toujours pas.
Au bord des larmes, elle était allée chercher sa seringue et l'avait piqué
tout doucement, en faisant très attention. Ca ne lui avait pas fait mal, d'ailleurs
il avait même pas crié, il était endormi de suite, la laissant seule. Comme
d'habitude
Elle prit l'argent pour aller acheter des cigarettes. Elle jeta un coup d'oil
derrière elle pour vérifier que tout était bien rangé et éteignit la télé.
Elle n'avait vraiment pas le temps d'attendre qu'il se réveille et sortit
en oubliant de fermer la porte.
Noter ce texte :
Dramatiquement étincelant. Heureusement que je n'ai pas besoin d'une baby-sitter....
Anonyme
Une histoire et un style digne d'une bonne série noire...
Cocon69
Ce qui m'a particulièrement séduit dans cette nouvelle, c'est la définition de la mort qui y est proposée : être "légérement trop tranquille". Ce savoureux heuphémisme amende considérablement le caractére ordinairement (et ici extrordinairement, puisqu'il s'agit d'un bébé) tragique de l'anéantissement, pour lui conférer l'allure d'une aimable sieste... A elle seule cette étonnante formule justifie que le texte ne soit pas enterré.. Bravo Flo, continue à te piquer au jeu de l'écriture, ton style nous met à l'abri de l'overdose !