La Littérature Hallucinogène et Contestataire
"Je comparerai", dit Baudelaire dans Du vin et du haschisch (1851),
"ces deux moyens artificiels, par lesquels l'homme exaspérant sa
personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité.".
À peine dix ans plus tard, dans Les Paradis artificiels, la perspective
a changé : plus de trace du problème social que pose la consommation
de drogues.
Depuis ce texte datant de 1860, l'incursion de la drogue dans l'art n'a cessé
de se développer. La description de la jeunesse désabusée,
des vies brisées, d'agonies dérisoires, de la lente descente aux
enfers par la drogue, est aujourd'hui devenu un thème récurent,
à la mode.
De cette description de la tragique destinée humaine de Baudelaire au
XIXème siècle jusqu'à celle plus terrifiante, macabre et comique
de Burroughs du " Festin
Nu ", c'est toute une page d'histoire qui nous est révélé,
c'est la partie habituellement cachée qui nous est offerte.
L'étude de l'évolution de cette retranscription des bas-fonds, de
la vie de bohème nous permet de découvrir celle de nos moeurs, de
notre vision de la drogue et de ses effets...
Charles Baudelaire commence, en 1839, à fréquenter la bohème
parisienne et à écrire. Sa vie dissipée (sa liaison avec une
métisse nommée Jeanne Duval, son utilisation l'opium et du haschisch,
sa tentative de suicide) va être en quelque sorte le point de départ
de la littérature " hallucinogène ". Loin de se montrer
un apologiste du haschisch considéré comme consolation, il décrit
avec précision l'action physique et psychique du produit consommé.
Il ne cache rien des "voluptés" ni des "tortures"
de l'opium. Le titre de Paradis artificiels montre qu'il n'est pas dupe du
caractère illusoire et dérisoire de ce paradis.
Avant lui, quelques auteurs avaient déjà écrit sur la drogue
notamment Thomas de Quincey, toxicomane involontaire (l'opium lui étant
fournit comme thérapeutique), qui avec son livre intitulée Confessions
d'un opiomane anglais (1821), a été un peu l'inspirateur de Baudelaire.
Il y avait également eu le mouvement haschischine des premiers romantiques
( avec notamment Musset en 1828). Mais Baudelaire semble avoir été
le véritable déclencheur d'une telle littérature.
De la fin du XIXème siècle jusqu'à la première guerre mondiale, la morphine, l'éther, et l'opium ont constitués les trois éléments quasi obligés de la panoplie "décadente". Ils ont collé à la peau de nombreux artistes et ont désignés clairement leur marginalité. La drogue est mondaine, elle est en partie dû à l'exotisme colonial. Le mouvement dandy aspirationnel et spirituel constitue un mouvement de refus et de révolte qui est la base même de la démarche artistique du romantisme.
Les auteurs russes traitants de ce sujet ne manquent pas au début du
siècle. Il y a tout d'abord Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) qui dans
Morphine décrit son épisode de morphinomanie en 1917 en utilisant
la progressive intoxication d'un docteur par la morphine. Il y a également
Aguéev qui dans Roman avec cocaïne décrit l'histoire de Vadim,
lycéen dominateur et amoureux qui apprend à ses dépends la
confusion des sentiments et qui découvre la cocaïne. Dans tous les
romans de Vladimir Nabokov (1899-1977) les personnages ont perdu leurs racines
; ils n'ont ni parents ni patrie et évoluent dans une société
irréelle, coupée de tout. Pas de nostalgie morbide, cependant, mais
une souffrance lancinante qui se confond avec le souvenir d'une femme aimée,
comme dans Machenka. La reprise du roman Lolita de Nabokov par Stanley Kubrick
fit d'ailleurs scandale.
Chez tous ces auteurs, c'est l'esprit de contestation qui prédomine et
qui conduit leurs héro(ïne)s à s'adonner aux drogues.
Aux Etats-Unis au début du siècle vont apparaître dans cette
nation naissante des écrivains qui vont révolutionner les moeurs
et qui vont donner plus tard vie au mouvement de la Beat-Generation. Ernest
Hemingway fut l'un des plus célèbres contestataires. Considéré
comme faisant partie de la génération perdue (c'est la génération
américaine jetée dans la Première Guerre mondiale, sacrifiée
en quelque sorte aussi bien moralement que physiquement, car les survivants
en étaient souvent revenus terriblement désabusés), son style
au début fut plutôt un scepticisme négateur et profondément
désespéré. Il remit en question toutes les valeurs morales
et les vertus traditionnelles et exprima avant tout un grand désarroi
et un immense désenchantement.
Il y a notamment Henry Miller qui a longtemps été
considéré comme le principal instigateur de la révolution sexuelle
qui a bouleversé l'Amérique et du même coup le monde occidental.
Idée que l'auteur a récusée presque totalement. Il est certain
qu'il a toujours combattu le puritanisme anglo-saxon avec vigueur, pour ne
pas dire avec férocité ; il est également certain qu'il s'est
plu à employer tous les mots interdits, ces mots absolument tabous dans
les pays de langue anglaise : mais il ne s'agit là pour lui que d'un
élément, d'un détail dans son combat pour une plus grande liberté,
dans son combat contre l'hypocrisie bourgeoise qui écrase l'individu
et l'empêche de s'épanouir pleinement. Ses livres comme Tropique
du Capricorne (1939) furent interdits longtemps aux Etats-Unis.
Il y a également John Fante qui par sa littérature contestataire
et ses histoires de loyer qu'on ne peut pas payer, de bistrots minables de
Los Angeles inspirera Charles Bukowski dans les
années 1960.
Entre 1948 et 1956, un jeune écrivain, Jack Kerouac(il
a alors 26 ans), écrit un livre qui va révolutionner la culture
américaine : Sur la Route. C'est le livre clé de la Beat- Generation.
Sur la Route est le récit des errances de l'auteur (Jack
Kerouac porte le pseudonyme de Sal Paradise dans ce livre) dans les étendues
américaines; voyageant en auto-stop, logeant chez qui l'accepte, partageant
femmes et alcool avec des amis de rencontre, Kerouac
s'abandonne à la loi du hasard, à la recherche d'une fraternité
réelle entre les gens. Le récit est le compte rendu de cette quête
avec ses moments d'euphorie, mais aussi ses passages à vide, ses instants
nuls, ses échecs. Kerouac rend parfaitement
dans ses ouvrages la nostalgie des grands espaces. Il qualifiera sa génération
de génération foutue (en rapport avec la génération perdue
de la première guerre mondiale). Lorsque Sur la Route fut édité
en 1957, du jour au lendemain, l'Amérique fut pleine de beatnicks, adolescents
déguisés en clochards crasseux, cheveux longs et nu-pieds, trouvant
des extases mystiques au fond de piaules grouillantes de cancrelats.
Le mouvement de la Beat Generation est né de la rencontre en 1943-44
entre Jack Kerouac (1922-1969), Allen
Ginsberg (1926-1997) et William Burroughs (1914-1997).
Ce trio fréquente le monde des paumés et des drogués de Times
Square, se frotte à la petite pègre et découvre le jazz de
Harlem.
Allen Ginsberg fut, grâce à la lecture
de ses poèmes : Howl and other poems, le prophète de cette
génération de beatnicks dont Kerouac décriait
le mouvement qu'il avait crée (pour lui ce mouvement faisait trop de
bruit). L'histoire de sa poésie, c'est l'histoire de son aliénation
et de ses tentatives pour trouver une voie de sortie. La première voie
qui s'offrait était celle de la drogue (la seconde partie de Howl
a été écrite sous l'influence du peyotl, cactus hallucinogène
mexicain). Ginsberg utilise les drogues, pour explorer
certains modes de conscience. Pour lui, " la marijuana est un outil politique
", un antidote contre " la merde officielle " (official dope
).
William Burroughs, quand à lui, va bouleverser
l'establishment américain lorsqu'il publie son premier roman en 1953
: Junky. Il y raconte son expérience à
New York après la guerre, à La Nouvelle-Orléans en 1949 et
au Mexique en 1950, et veut en faire la " confession d'un drogué
non repenti ". Il décrit la logique impitoyable de la drogue et
le bouleversement auquel elle soumet la perception. Ses oeuvres suivantes
et notamment le Festin Nu continueront dans ce
style de délire poético-scientifique considéré comme obscène
et dérangeant.
Ce mouvement contestataire qui ne pardonnait pas à Baudelaire d'avoir
qualifié d' "artificiels" ses paradis, se termina peu après
la mort de Kerouac en 1969 avec le Woodstock Festival.)
En France, dans les années 50-60, Henri Michaux consacre la dernière partie de son oeuvre à l'exploration de l'univers prodigieux que lui a révélé l'usage de drogues comme l'opium, le haschich, le L.S.D. et surtout la mescaline. Il montre que le drogué fait l'expérience de l'infini, mais aussi qu'il existe deux catégories, deux modalités de l'infini, dont l'une est le mal absolu et l'autre le bien absolu. Les titres des ouvrages qui décrivent les effets de la drogue : Misérable Miracle (1956), L'Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961), rendent compte du caractère essentiel de l'hallucination par le haschich ou de l'ivresse mescalinienne, qui est l'aliénation. Le drogué, comme le fou, est délogé de ses positions, chassé de lui-même, pris dans un " mécanisme d'infinité ". Son oeuvre est un mélange de documents bruts, de réflexions critiques et l'assimilations poétiques
Aux Etats-Unis, les années 60 virent apparaître Charles
Bukowski, célèbre écrivain dont le style est nettement
influencé par les écrivains de la Beat-Generation, à tel point
qu'il est parfois considéré comme appartenant à la seconde
vague de ce mouvement. Mais Bukowski puisa aussi
la matière de ses livres dans sa propre existence : il décrit ses
débuts difficiles, son alcoolisme, ses bagarres d'ivrognes. Ses personnages,
à son image, sont des êtres désespérés, susceptibles
d'accomplir à n'importe quel moment les actes les plus absurdes et les
plus violents.
Un peu plus tard arriva Henry Selby Jr, lui aussi
écrivain contestataire qui dans Last Exit
To Brooklyn (1964) décrivait " la violence qui déchire
une société sans amour mais ivre de sexualité ". Ce livre
a imposé d'emblée Selby parmi les auteurs
majeurs de la seconde moitié de ce siècle. D'autres oeuvres ont
suivi : la Geôle, le Démon, Retour à
Brooklyn. Henry Selby Jr est un peu considéré
comme le Céline américain acharné à nous livrer la vision
apocalyptique d'un rêve devenu cauchemar où la solitude, la misère
et l'angoisse se conjuguent comme pour nous plonger le lecteur dans ce qui
n'est peut-être que le reflet de notre propre existence. La drogue tient
là aussi un rôle important dans ses oeuvres, Retour à Brooklyn
(1978) à raconte par exemple la descente aux enfers de trois adolescents
pour qui se piquer est devenu une nécessité et dont la recherche
d'une veine " potentielle " constitue leur but le plus important.
C'est également dans les années 60-70 que fut édité Basketball
Diaries, l'oeuvre majeure de l'américain Jim Carroll, livre culte de
l'underground new-yorkais. Ce journal est le portrait décapant d'une
ville impitoyable, vue par les yeux fascinés d'un jeune sauvage urbain,
et un manuel de la révolte adolescente. La star du basket arpente les
trottoirs de New York, se défonce, racole, vole, ... à la recherche
d'une pureté hors d'atteinte.
Enfin dans les années 80-90, trois écrivains américains contestataires
majeurs apparurent. Le premier, Bret Easton Ellis,
véritable référence grâce à deux de ses livres :
Moins Que Zéro et L'attraction.
L'attraction décrit une descente aux enfers dans une université.
" Les héros, des étudiants issus d'une bourgeoisie typée,
trempent, d'une dérive à l'autre, dans les illusions du sexe et
de la drogue. Cette génération peinte en négatif par Bret
Easton Ellis montre les impasses des désirs, les urgences existentielles
et les manques. " (Patrick Amine, Art Press). L'écriture est sobre,
brute et rapide. " La phraséologie de cette décennie contient
à elle seule toute une micro-histoire, une langue ".
Le second, Denis Johnson présente une certaine jeunesse américaine
hantée par la violence et la drogue.
Le troisième, Douglas Coupland,
décrit la génération née entre 1960 et 1970, génération
qu'il appelle Génération X. Il décrit dans le livre du même
nom, à l'aide d'une fiction reality-show, la rencontre de trois personnages
qui se croisent dans les bars de Palm Springs. " Par bien des aspects,
la tendresse mêlée à la révolte, le portrait d'une classe
d'âge - ce roman rappelle L'Attrape-Coeur ou Moins
Que Zéro "
Cette petit histoire de la littérature " hallucinogène "
et contestataire n'est bien sûr pas exhaustive. Elle permet cependant
de cerner l'évolution et les différentes retranscription de la vie
des junkies, de celles d'une jeunesse désabusée (génération
perdue, génération foutue, génération X). Aujourd'hui,
le sujet est même un quasi phénomène de mode. Des films à
l'idéologie ambigüe (apologie ou dénonciation de la drogue)
font recette (Trainspotting de , Pulp Fiction de Quentin Tarantino, Naked
de William Leigh, Le Festin Nu de David Cronenberg...). Dans le milieu de
la mode, les journaux présentent des mannequins à la pâleur
extrême, amaigries, maquillés comme si ils/elles venaient de faire
une overdose.
La réalité brute, insoutenable, sans façade qui nous est présentée
aujourd'hui est bien loin des proses poétiques de Baudelaire et cette
réalité va sans doute devenir encore plus brute et terrifiant si
cette évolution continue.
" When I'm rushing on my run. And I feel like Jesus'
Son... "
" Quand je me fixe et que je flashe. Je me sens comme le fils de Jésus...
"
(Lou Reed, " Heroin ")