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Hubert Selby Jr, un écrivain sans colère


Le Saule, le dernier roman de Hubert Selby Jr, paru en 1998 aux Etat-Unis, vient d'être traduit en français. Trente-cinq ans après Last Exit to Brooklyn, qui, d'emblée, avait connu le succès en raison de sa violence et des interdictions pour « obscénité » dont certains Etats américains l'avaient frappé, son auteur est plus apaisé. Rencontré à Paris, Selby raconte la maladie qui l'a atteint à quinze ans, et comment le désespoir l'a amené à écrire « une lettre » qui est devenue Last Exit….


Mis à jour le mardi 31 août 1999

Difficile de croire cet homme cassé, au pas lent, au torse fragile, aux bras maigres, au visage émacié, lorsqu'il dit qu'à l'âge de quinze ans il mesurait 1,80 mètre, pesait 80 kilogrammes et rêvait de prendre la mer comme son père avant lui. Ce qui a tourné au cauchemar : il contracte la tuberculose, on le soigne « à l'aide d'une drogue expérimentale », la streptomycine, qui lui sauve la vie mais qui entraîne tant de complications que les médecins annoncent à sa mère qu'il mourra dans les deux mois suivants. On est en 1946, Hubert Selby Jr a dix-huit ans. Photo de l'écrivain américain Hubert Selby Jr L. Cantais / Opale Il va d'opération en opération, on lui enlève dix côtes et il lui reste à peine un poumon. Le grand gamin costaud prend l'aspect d'un vieillard et il est désespéré, submergé d'apitoiement sur lui-même et de rage, totalement frustré d'une quelconque espérance de vie. Et terrifié. Ce qui suit, il ne s'y attarde pas, la drogue, l'alcool, les hôpitaux psychiatriques, la prison.

Jusqu'au jour où il achète une machine à écrire. Il a vingt-cinq ou vingt-six ans et croit qu'il va mourir, et tout ce qu'il sait faire, c'est serrer les poings et hurler vers le ciel. Il essaie d'écrire une lettre et se trouve en train d'écrire une histoire, Love Labours Lost, puis il commence The Queen is dead, la première nouvelle de ce quideviendra Last Exit to Brooklyn, dont l'héroïne, Georgette, est un travesti.

INTERDIT POUR OBSCÉNITÉ

« Georgie a existé, il m'attirait mais je ne savais pas pourquoi. J'ai compris plus tard que c'est parce que je me suis toujours senti aliéné et que lui aussi devait forcément se sentir aliéné. Un an ou deux après, je suis repassé dans le quartier et j'ai appris qu'on l'avait trouvé mort d'une overdose, dans la rue. Il n'avait pas vingt ans. Peut-être parce que je m'identifiais à lui, j'ai été bouleversé. Je me suis dit qu'il fallait que je finisse son histoire, que c'était trop injuste, qu'il avait droit à la vie et à la dignité. »

Petit à petit, Last Exit... prend forme, lentement, il lui faudra six années pour en venir à bout. Le livre, paru en 1964 aux Etats-Unis, rencontre un énorme succès mais il est aussi interdit dans certains Etats américains et en Angleterre pour obscénité. Ce qui finira par faire augmenter les ventes. Selby « boira » tout l'argent que ce succès lui aura rapporté.

Ce qu'il ne sait pas, c'est que c'est la dernière fois qu'un livre lui apportera la richesse et la gloire. Son deuxième roman, Retour à Brooklyn, aura des critiques si élogieuses qu'il dit en plaisantant qu'il n'aurait jamais osé les rédiger lui-même. Mais il ne se vend pas. Le roman a été extrêmement pénible à écrire, surtout en raison de son sujet, au point qu'après avoir relu les épreuves il ne l'ouvrira plus avant douze ans, pour découvrir alors que « c'est un chef-d'oeuvre, une oeuvre d'art ». Il se souvient en particulier aujourd'hui de cette abomination, de cette atrocité qu'est l'épisode du dressage des chiens : « En général, je sais assez bien où je vais, ce que je veux écrire, mais là j'ai été choqué quand je me suis retrouvé avec cette histoire. Mais je m'étais toujours juré de mettre tout sur le papier. Et je supprime beaucoup de choses, je retravaille énormément, mais ça, je me suis dit qu'il fallait le garder. »

Il se rend compte aussi à ce moment-là qu'il a appris son métier d'écrivain. Même s'il est détesté par les universitaires, qui lui refuseront toujours la moindre reconnaissance ou la moindre bourse -  « Ils ne m'ont jamais donné un sou, pourtant ça m'aurait été utile. Ce doit être mon karma. »

« UNE FORCE HORRIBLE »

Cela l'amuse, il a l'ironie facile et, par moments, l'enthousiasme et la candeur de l'adolescent qu'il n'a jamais été. Ainsi, si beaucoup de ses personnages se prénomment Harry, c'est une « ýprivate jokeý. Quand j'étais jeune, je fréquentais un bar où il y avait une alcoolique qui envoyait tout le monde promener en disant ýFuck you Harryý, c'est devenu un gag. »

Quand on lui demande s'il vit de ce qu'il écrit, il répond par un regard et un sourire terriblement narquois. Il vit de ce que lui verse la Sécurité sociale, il enseigne une heure par semaine à l'UCLA, l'université de Los Angeles, il a touché un peu d'argent pour le film que Darren Aranofsky (le réalisateur de Pi) vient de tourner à partir de Requiem for a Dream, il a enfin obtenu une pension de vétéran, « et j'ai même de l'argent à la banque ».

Seuls les fans connaissent ses autres livres, La Geôle, Le Démon (dont Jean-Jacques Beineix a acheté les droits il y a une dizaine d'années), Chanson de la neige silencieuse. Ils vont pouvoir lire maintenant Le Saule. Il a toujours souffert pour écrire, physiquement - parce que son dos supporte mal la position assise, même si l'ordinateur facilite les choses -, mais surtout moralement. « Quand j'ai fini Tralala pour Last Exit..., vingt pages qui m'ont pris deux ans et demi, je me suis écroulé sur ma machine et j'ai dû m'aliter deux jours. Le Saule, ça a été une expérience incroyable : j'allais vers mon bureau et une espèce de force horrible me repoussait, comme dans un livre de science-fiction. J'écrivais quelques pages et pendant six mois je ne pouvais plus y retourner. Puis, il fallait que je m'y replonge. »

On y retrouve son style, sa façon de mettre les mots en page « comme sur une partition musicale », car ce fou de musique, qui adorait le jazz quand on pouvait écouter pour un dollar, au Birdland, les plus grands musiciens du monde et qui n'écoute pratiquement plus que de la musique classique, dit qu'il écrit à la fois à l'oreille et visuellement. Mais l'écrivain du Saule n'est plus le même. Il y a trente ans, il a réalisé qu'il fallait qu'il change. « J'ai fini par comprendre que la souffrance venait de mes propres actions, de ma culpabilité. Je savais ce qu'il fallait faire mais il fallait que j'accepte ma responsabilité, et quand on prend ce genre de décisions, la vie s'ouvre à vous et vous propose d'autres possibilités. Les miracles, ce sont simplement des changements de perception. J'ai appris à vivre de façon à me sentir confortable avec moi-même. »

Martine Silber

Tous les livres traduits en français de Hubert Selby Jr sont disponibles en 10/18, sauf Chanson de la neige silencieuse et Le Saule (tous deux aux éd. de L'Olivier).




Un film « vraiment rock'n roll »

Ludovic Cantais a vingt-neuf ans, les yeux pétillants et le sourire ravi de ceux qui ont réalisé un rêve. « Quand j'ai lu Selby, en 1995, je me suis demandé : quel est l'être humain capable d'écrire ça ? Je voulais voir tout ce qu'on avait fait sur lui, comme un fan de rock'n roll, et je me suis aperçu qu'il n'y avait rien du tout. » Alors, ce film qui n'existe pas, ce sera lui qui le fera. Le projet est prêt à la fin de 1996, il cherche un financement. En vain. Il va voir le journaliste Bayon, auteur de Selby, de Brooklyn (Christian Bourgois Editeur, 1986), qui lui donne les coordonnées de l'écrivain. Il rencontre Selby durant l'été 1997. Refait des démarches. Pour rien.

« Je n'avais plus qu'à y aller, en faisant non plus le film que je voulais faire mais celui que je pouvais faire. » Il rassemble toutes ses économies et part avec des copains qui ne seront pas payés. « C'est vraiment rock'n roll. » Pari tenu, le film n'est toujours pas programmé, mais il existe, il s'intitule Hubert Selby Jr, deux ou trois choses... (La Luna Productions).





Le Monde daté du mercredi 1er septembre 1999