Mis à jour le mardi 31 août 1999
Difficile de croire cet homme
cassé, au pas lent, au torse fragile, aux bras maigres,
au visage émacié, lorsqu'il dit qu'à
l'âge de quinze ans il mesurait 1,80 mètre,
pesait 80 kilogrammes et rêvait de prendre la mer
comme son père avant lui. Ce qui a tourné au
cauchemar : il contracte la tuberculose, on le soigne
« à l'aide d'une drogue expérimentale »,
la streptomycine, qui lui sauve la vie mais qui entraîne
tant de complications que les médecins annoncent à
sa mère qu'il mourra dans les deux mois suivants. On
est en 1946, Hubert Selby Jr a dix-huit ans.
Il va d'opération en opération, on lui enlève
dix côtes et il lui reste à peine un poumon.
Le grand gamin costaud prend l'aspect d'un vieillard et il
est désespéré, submergé d'apitoiement
sur lui-même et de rage, totalement frustré d'une
quelconque espérance de vie. Et terrifié. Ce
qui suit, il ne s'y attarde pas, la drogue, l'alcool, les
hôpitaux psychiatriques, la prison.
Jusqu'au jour où il achète
une machine à écrire. Il a vingt-cinq ou vingt-six
ans et croit qu'il va mourir, et tout ce qu'il sait faire,
c'est serrer les poings et hurler vers le ciel. Il essaie
d'écrire une lettre et se trouve en train d'écrire
une histoire, Love Labours Lost, puis il commence
The Queen is dead, la première nouvelle de
ce quideviendra Last Exit to Brooklyn, dont l'héroïne,
Georgette, est un travesti.
INTERDIT POUR OBSCÉNITÉ
« Georgie a existé,
il m'attirait mais je ne savais pas pourquoi. J'ai compris
plus tard que c'est parce que je me suis toujours senti aliéné
et que lui aussi devait forcément se sentir aliéné.
Un an ou deux après, je suis repassé dans le
quartier et j'ai appris qu'on l'avait trouvé mort d'une
overdose, dans la rue. Il n'avait pas vingt ans. Peut-être
parce que je m'identifiais à lui, j'ai été
bouleversé. Je me suis dit qu'il fallait que je finisse
son histoire, que c'était trop injuste, qu'il avait
droit à la vie et à la dignité. »
Petit à petit, Last
Exit... prend forme, lentement, il lui faudra six années
pour en venir à bout. Le livre, paru en 1964 aux Etats-Unis,
rencontre un énorme succès mais il est aussi
interdit dans certains Etats américains et en Angleterre
pour obscénité. Ce qui finira par faire augmenter
les ventes. Selby « boira »
tout l'argent que ce succès lui aura rapporté.
Ce qu'il ne sait pas, c'est
que c'est la dernière fois qu'un livre lui apportera
la richesse et la gloire. Son deuxième roman, Retour
à Brooklyn, aura des critiques si élogieuses
qu'il dit en plaisantant qu'il n'aurait jamais osé
les rédiger lui-même. Mais il ne se vend pas.
Le roman a été extrêmement pénible
à écrire, surtout en raison de son sujet,
au point qu'après avoir relu les épreuves
il ne l'ouvrira plus avant douze ans, pour découvrir
alors que « c'est un chef-d'oeuvre, une oeuvre
d'art ». Il se souvient en particulier aujourd'hui
de cette abomination, de cette atrocité qu'est l'épisode
du dressage des chiens : « En général,
je sais assez bien où je vais, ce que je veux écrire,
mais là j'ai été choqué quand
je me suis retrouvé avec cette histoire. Mais je m'étais
toujours juré de mettre tout sur le papier. Et je supprime
beaucoup de choses, je retravaille énormément,
mais ça, je me suis dit qu'il fallait le garder. »
Il se rend compte aussi à
ce moment-là qu'il a appris son métier d'écrivain.
Même s'il est détesté par les universitaires,
qui lui refuseront toujours la moindre reconnaissance ou la
moindre bourse - « Ils ne m'ont jamais
donné un sou, pourtant ça m'aurait été
utile. Ce doit être mon karma. »
« UNE FORCE HORRIBLE »
Cela l'amuse, il a l'ironie facile
et, par moments, l'enthousiasme et la candeur de l'adolescent
qu'il n'a jamais été. Ainsi, si beaucoup de
ses personnages se prénomment Harry, c'est une
« ýprivate jokeý. Quand j'étais jeune, je
fréquentais un bar où il y avait une alcoolique
qui envoyait tout le monde promener en disant ýFuck you Harryý,
c'est devenu un gag. »
Quand on lui demande s'il vit
de ce qu'il écrit, il répond par un regard et
un sourire terriblement narquois. Il vit de ce que lui verse
la Sécurité sociale, il enseigne une heure par
semaine à l'UCLA, l'université de Los Angeles,
il a touché un peu d'argent pour le film que Darren
Aranofsky (le réalisateur de Pi) vient
de tourner à partir de Requiem for a Dream, il
a enfin obtenu une pension de vétéran, « et
j'ai même de l'argent à la banque ».
Seuls les fans connaissent ses
autres livres, La Geôle, Le Démon
(dont Jean-Jacques Beineix a acheté les droits il y
a une dizaine d'années), Chanson de la neige silencieuse.
Ils vont pouvoir lire maintenant Le Saule. Il a toujours
souffert pour écrire, physiquement - parce
que son dos supporte mal la position assise, même si
l'ordinateur facilite les choses -, mais surtout moralement.
« Quand j'ai fini Tralala pour
Last Exit..., vingt pages qui m'ont pris deux ans et demi,
je me suis écroulé sur ma machine et j'ai dû
m'aliter deux jours. Le Saule, ça a été
une expérience incroyable : j'allais vers mon
bureau et une espèce de force horrible me repoussait,
comme dans un livre de science-fiction. J'écrivais
quelques pages et pendant six mois je ne pouvais plus y retourner.
Puis, il fallait que je m'y replonge. »
On y retrouve son style, sa
façon de mettre les mots en page « comme
sur une partition musicale », car ce fou de
musique, qui adorait le jazz quand on pouvait écouter
pour un dollar, au Birdland, les plus grands musiciens du
monde et qui n'écoute pratiquement plus que de la musique
classique, dit qu'il écrit à la fois à
l'oreille et visuellement. Mais l'écrivain du Saule
n'est plus le même. Il y a trente ans, il a réalisé
qu'il fallait qu'il change. « J'ai fini par
comprendre que la souffrance venait de mes propres actions,
de ma culpabilité. Je savais ce qu'il fallait faire
mais il fallait que j'accepte ma responsabilité, et
quand on prend ce genre de décisions, la vie s'ouvre
à vous et vous propose d'autres possibilités.
Les miracles, ce sont simplement des changements de perception.
J'ai appris à vivre de façon à me sentir
confortable avec moi-même. »
Martine Silber
[Tous les livres traduits
en français de Hubert Selby Jr sont disponibles en
10/18, sauf Chanson de la neige silencieuse et
Le Saule (tous deux aux éd. de L'Olivier).]
Un film « vraiment
rock'n roll »
Ludovic Cantais a vingt-neuf
ans, les yeux pétillants et le sourire ravi de ceux
qui ont réalisé un rêve. « Quand
j'ai lu Selby, en 1995, je me suis demandé : quel
est l'être humain capable d'écrire ça ?
Je voulais voir tout ce qu'on avait fait sur lui, comme un
fan de rock'n roll, et je me suis aperçu qu'il n'y
avait rien du tout. » Alors, ce film qui n'existe
pas, ce sera lui qui le fera. Le projet est prêt à
la fin de 1996, il cherche un financement. En vain. Il va
voir le journaliste Bayon, auteur de Selby, de Brooklyn
(Christian Bourgois Editeur, 1986), qui lui donne les
coordonnées de l'écrivain. Il rencontre Selby
durant l'été 1997. Refait des démarches.
Pour rien.
« Je n'avais
plus qu'à y aller, en faisant non plus le film que
je voulais faire mais celui que je pouvais faire. »
Il rassemble toutes ses économies et part avec
des copains qui ne seront pas payés. « C'est
vraiment rock'n roll. » Pari tenu, le film
n'est toujours pas programmé, mais il existe, il s'intitule
Hubert Selby Jr, deux ou trois choses... (La Luna
Productions).