La chambre est silencieuse, imbibée
d’un jaune chaud qui étale ses ombres denses et voluptueuses sur
le lit défait. Son immobilité et sa fraîcheur témoignent d’une
journée passée en l’absence du dormeur. Les draps sont doux, la
vitre est froide, une impression de danger et de protection se
dégage, comme si cette chambre était à la fois un lieu privé,
interdit, et un message universel, de repos et de quiétude...
(plus tard)
Un
ronflement de moteur se fait entendre.
Il est à peine 19h00 et il fait déjà nuit, voisin est de retour avec une épaisse chemise entre les mains. Il tente d’ouvrir la porte du garage, dans le halo de ses phares, avec ses gants et ses dossiers qu’il aurait dû laisser dans la voiture. Il fait froid, d’où l’insolvable problème qui se pose dans sa tête encore enflée de chiffres et de mots : « Retourner poser le paquet dans la voiture et endurer le froid (il fait vraiment froid) plus longtemps, ou tenter d’ouvrir la porte avec tout ça au risque que ça prenne encore plus longtemps ? ». Répondre à cette question lui prend une poignée de secondes, il part finalement vers la maison ; une petite pause avant de retourner dehors lui permettra de poser ce qui le gêne, puis d’avaler une gorgée de bourbon avant de retourner à la voiture. Il l’aurait sûrement bien laissée, le temps d’une petite sieste, mais le moteur tourne encore.
(deux heures plus tard…)
Réveil difficile. Voisin est inerte
devant la glace de son armoire, il contemple d’un oeil flou son
visage sculpté par le velours de sa veste. Les jambes molles,
il rejoint la cuisine, se sert un verre d’eau. Ses joues chaudes
et pâteuses s’habituent difficilement à l’écoulement de l’eau
fraîche avant que finalement, il ne commence à prendre un plaisir
inattendu à calmer une soif grandissante. Il avale six verres.
Réhydraté et le ventre lourd, il retourne se coucher.
Après avoir posé ses vêtements de
manière bien appliquée par terre, il contemple d’un oeil lascif
et bloqué la pile chaude et froissée constituée d’un pantalon
beige en toile, assorti d’une veste en velours noir, autour desquels
se love une chemise (l’élément variable qui lui permet de décliner
son costume en fonction du jour de la semaine) bleue ciel, à long
col. Son regard fixe casse brusquement, et d’un lent mouvement
d’épaule, il roule et se glisse dans les draps encore chauds…
2
Voisin est plus ou moins comptable
dans une quelconque entreprise, mais ce n’est pas important, son
métier ne le définit pas car tout concept de carrière lui est
étranger. Il lui permet de gagner correctement sa vie et c’est
tout ce qu’il demande. Le reste du temps, il s’occupe à chercher
ce que ne lui apporte pas sa vie professionnelle.
C’est ainsi qu’en tant que gosse-beau
sur la touche, il cherche son épanouissement dans les réunions
de vieux, brocantes, thé dansant, clubs culturels… . Sa galanterie
forcée et son humour d’un autre temps ont fait de lui la figure
charismatique du club de bridge et lui ont valu de nombreuses
facilités lors de son arrivée ici. De plus, il ne considère pas
cela comme un effort ; il apprécie ce milieu dans lequel
il n’est en concurrence avec personne, dans lequel il peut se
contenter d’intervenir quand il est sûr de lui, sans se mouiller,
et surtout, ce milieu dans lequel il peut ressentir une reconnaissance
sociale dénuée de toute considération professionnelle.
Autre activité : chaque samedi,
voisin part en chasse. Ecumant les boites sinistres du département,
il trouve régulièrement son âme sœur instantanée, sa promise consommée ;
jeune fille férue de danse et de musique post-kitsch, habitué
aux promesses sans lendemain, et aux lendemains sans promesse.
L’espace d’un soir, il sort le grand jeu : 1664,
findus, label5…label 5…label 5, manix ; il ne se réveille
pas toujours seul, mais le devient rapidement, le temps d’un touchant
adieu et de se dire une nouvelle fois que la semaine est encore
finie, qu’il est un homme comblé par son travail, admiré par son
entourage et adulé par les femmes…
Le reste du temps, il se retrouve
souvent chez lui, seul et terriblement excité à l’idée de tout
ce qu’il pourrait faire et ne fait pas. Alors pour compenser sa
frustration et entretenir la sensation de pouvoir qu’il exerce
en son domaine sur les hordes de fantômes issus de ses propres
fictions (remixées dans ses rêves ou déformées consciemment par
son cerveau malade), il se lâche à sa mesure… Voisin chante sous
sa douche, cuisine nu, mange devant la télé, il peut le faire,
il est chez lui et y incarne l’entité omnipotente d’un univers
dont il tente ainsi d’enlever le glauque, ce sentiment mort-né
qui s’immisce rapidement dans son style de vie, le glauque dont
il a une véritable phobie, et qu’il fuit en fuyant tout silence
et toute situation stagnante. En multipliant à l’infini le plaisir
du commencement, du rêve, de l’espoir, de la surprise, il évite
autant qu’il peut la monotonie de la vie d’adulte et les fondements
de son mal-être.
Enfin, il possède une face cachée dont il s’enorgueillit intérieurement, Voisin passe beaucoup de temps dans l’observation détaillée de la vie de ses voisins à l’aide de sa panoplie de petit astronome. Ce n’est pas de cela dont il est fier, mais juste du fait d’avoir une face cachée, qui lui permet de développer son coté le plus sombre tout en le faisant disparaître aux yeux de tous. Il prend beaucoup de plaisir à esquisser les préparatifs d’une visite nocturne, d’un cambriolage, d’un viol, d’un kidnapping, à toucher du doigt l’étincelle qui se produit dans la tête de quelqu’un qui est dans une maison qui n’est pas la sienne à l’insu du monde entier.
Passer à l’acte, il ne le fera jamais :
c’est trop glauque d’être un méchant. Voisin est juste un homme
banal fasciné par le vice.
3
La matinée touche déjà à sa fin
quand un sentiment de lassitude s’infiltre dans ses draps ;
cette sorte de gêne qui tôt ou tard remplace le bien-être sacré
du sommeil par un sentiment de rejet, un sentiment primaire qui
vous expulse du lit dans un mouvement de quasi-panique. Il s’ensuit
en général un besoin vital de faire du sport, pour calmer les
cris d’un organisme suffoquant sous trop de sommeil et de passivité.
A peine couvert d’un pantalon de
jogging et d’un marcel trop grand, il sort alors en courant, dans
les rues vides aux arbres couverts de givre, à travers un nuage
de vapeur qui émane de son corps encore sec et brûlant de cette
nuit trop longue. Le soleil perce la brume par endroits créant
un climat visuellement agréable, mais en réalité excessivement
froid. Les jardinets entourés de petites barrières en bois s’étendent
à perte de vue comme deux allées longeant chaque côté de la route
et les petites maisons blanches, à toit bistre, ferment ce petit
monde, comme deux longs bâtiments. Voisin habite au début cette
rue, à une vingtaine de mètres de la nationale, juste à l’entrée
de ce village urbain.
Peu à peu, en courant, son corps
reprend vie, ses mouvements deviennent automatiques, son esprit
se libère et s’ouvre sur des domaines inhabituels de sa conscience.
Il pense probablement à d’autres vies, d’autres choix, ou même
à son propre avenir, imaginant des orientations nouvelles à son
parcours sclérosé par trop d’ennui et de désillusion. Il doit
probablement se remémorer les souvenirs dissous d’une jeunesse
trop floue ; un plat de lentille sans carotte. Quelques déménagements,
odeurs, ambiances et sentiments, des journées trop longues et
des nuits trop vides, il fait vraiment trop froid pour courir
et satisfait de ses cent mètres, il rentre au chaud.
Le reste de la journée se passe
à la maison dans une lumière mourante. Seuls les effluves d’inhalateur
semblent ne pas subir l’augmentation constante de la gravité,
les images laissent des traces dans leur mouvement comme dans
un clip des Jackson five, la température devient instable, la
fièvre monte, le week-end est foutu. Des vagues de froid et de
chaud font osciller voisin entre chambre et cuisine, et de temps
à autre, la panique émerge de l’état de demi-conscience dans lequel
il se trouve le faisant errer sans but.
Il finit amorphe à 15h37 dans son
lit, le corps parcouru de frissons qui rythment ses pensées convulsives
et s’endort enfin d’un sommeil trop léger et abrutissant…
(17h32)
…Voisin dort toujours, moins fiévreux, stable, enfin convaincu de sa sécurité. Enlacé avec ses draps, il a atteint un sommeil de plomb ; il sent l’homme à jeun et pas lavé, mais est bien loin de s’en soucier, tout comme de la lumière restée allumée, de la porte restée ouverte, ou de moi qui sors de sa chambre.
4
Mon nom n’a pas d’importance. J’habite
en face de chez Voisin, pour lui je suis voisin, un personnage
encore plus insignifiant que lui, qui vit de façon périodique
quand il daigne pointer son télescope vers sa fenêtre. Il ne sait
rien.
Pour moi, voisin est l’incarnation
de l’esprit de ce siècle décadent : ne pas s’impliquer pour
mieux se cacher, pour éviter les ennuis, les drames, fuir le glauque
comme je l’ai dit plus haut. Il gâche tout son potentiel, à s’octroyer
un rôle bien à sa portée qui n’en fera ni une star, ni un raté,
juste un « gens bien ».
Pourquoi tuer Voisin ? Excellente
question mais dont je n’ai pas la réponse. Je pourrais dire que
je suis un psycho-killer qui traque son Voisin parce qu’il veut
dépasser ses complexes de faiblesse et battre le pervers à son
propre jeu, je pourrais dire que j’agis pour une quelconque divinité
celte qui implore un sacrifice, je pourrais aussi plaider la démence
sénile, la ménopause ou la crise d’adolescence, mais il n’en est
rien. Je ne suis pas spécialement mal dans ma peau, je ne suis
pas un fan intégriste de Manau, et je suis un homme jeune à la
vie stable. Je n’ai donc pas de raison valable pour le tuer, j’en
ai juste envie, comme si j’avais faim, que je voulais manger et
qu’il était normal que j’aille manger. C’est juste une vision
différente de la morale : ce type n’a pas d’attache, certaines
personnes le regretteront mais personne ne le pleurera, alors
le tuer ne fera qu’animer les discussions des concierges et satisfaire
mon envie de tuer le gars qui a une vie vide de sens et qui m’observe
toute la journée en se croyant discret.
Bon le temps des préparatifs est
venu. Je n’aime pas beaucoup la violence, mais je ne veux pas
non plus être un lâche ; je vais donc choisir le couteau,
ce qui lui laissera une chance de s’en sortir, j’entrerai chez
lui en son absence et l’attendrai, comme d’habitude, mais pas
dans la penderie, cette fois. En effet, j’ai pris la liberté de
faire quelques visites à Voisin ces derniers temps ; l’observant
à son insu, j’ai pris des notes très précises sur ses allées et
venues qui m’ont permis avec un bon rapport sécurité/excitation
d’être chez lui en même temps que lui et sans qu’il le sache.
Cette fois, il le saura, il me demandera pourquoi je suis dans
sa chambre, je lui dirai que je suis venu le tuer, il aura sûrement
très peur, mais je garderai mon sang-froid et lui planterai le
couteau quelque part dans le buste.
Je sortirai ensuite, après avoir vérifié que
la rue soit sûre et regagnerai mon domicile où le couteau désinfecté
retrouvera sa place dans la cuisine. Ensuite, j’improviserai.
5
(le lendemain, la nuit)
S’introduire chez Voisin est toujours
un plaisir. Utiliser la copie de la clé qu’il m’avait laissée
un jour pour aller arroser ses plantes en son absence est à la
fois comique et triste, d’ailleurs, j’ai presque pitié pour lui
quand je pense à son inconscience, à sa naïveté, à la peur qu’il
va éprouver quand il va sentir céder les cartilages de sa cage
thoracique dans un craquement interne que lui seul entendra ;
mais bon…tant pis.
On entre chez lui par la cuisine
(on sort par où on peut) elle est assez grande, comme le reste
de la maison, par ailleurs. Elle donne sur une salle de séjour
banale, et un petit couloir qui donne accès à l’escalier (qui
monte probablement à une sorte de grenier où d’étage non-habité…de
toute façon, une porte en ferme l’accès), aux toilettes et à la
chambre du propriétaire que j’ai décrite en première page.
J’observe intrigué la forme de son
corps sous ses draps, il est entièrement recouvert mais sa présence
emplit la pièce et je ressens plus que jamais la haine que j’ai
développée pour lui. Peut être qu’il me sent aussi dans un rêve
déjà enfiévré qui tout d’un coup tourne au cauchemar, peut-être
est-il happé par une forme sombre qu’il ne distingue pas, ses
jambes qu’il n’arrive pas à agiter sont parcourues de frissons
rapides et une impression de chute vertigineuse fait remonter
son cœur comme une boule glacée dans sa poitrine, les frissons
gagnent ses bras et ses mains qui se contractent, la peur le dévore,
il se sent impuissant aspiré, la panique le tétanise et le consume
tout en le gardant vivant trop longtemps, un temps infini …Peut-être
aussi dort-il tranquillement sans savoir ce qui l’attend.
Mais ce n’est pas pour maintenant,
cette visite est encore une fois passive ; je ne tiens pas
à l’éliminer dans son sommeil. Je suis juste venu éprouver ce
qu’il n’éprouvera jamais, ce mélange d’angoisse, de pouvoir, de
maîtrise et d’incertitude, cette montée d’adrénaline. Écouter ce silence qui n’est pas le mien.
Je suis dans la penderie qui ne lui sert plus que de miroir. Il a mystérieusement perdu la clé il y a quelques mois, au moment où je l’ai mystérieusement trouvée dans ma poche après l’y avoir mystérieusement mis. J’écris à la lueur de ma lampe frontale dans ce journal, le journal d’un acte amoral mais humain, une vengeance contre l’injustice de la logique ou plutôt l’illogique de la vie elle-même. Je ne me plain pas de mon sort, je ne me venge pas pour moi, mais juste de façon impulsive, contre Dieu peut-être. Sans parler de crime mystique, j’agis juste pour une fois selon ce que m’autorise ma liberté, et non pas dans les règles d’une morale qui me contraint à la fois à agir selon certains préceptes et à me faire baiser par d’autres. Si la vie s’autorise à pouvoir me tuer, alors j’ai ce même droit sur elle.
…Merde! Il est 11h15, je me suis
endormi comme un con. Je le vois à travers la serrure, il est
toujours sous ses draps, encore malade. Je me permets de garder
mon calme car il ne peut quoiqu’il arrive ouvrir la porte :
je possède l’unique clé… Je vais sortir discrètement. Ce soir,
je le tue.
(Le soir)
J’ai guetté toute l’après-midi le
moment où personne ne me verrait et personne ne m’a vu, je suis
rentré chez Voisin où j’attends depuis des heures – il est bientôt
2h00 du matin - mais personne n’a ouvert la porte. En arrivant,
j’ai cru qu’il était toujours couché, malade,
entièrement recouvert par ses draps, je les ai donc tirés
de la main gauche, près à le planter de la droite avec mon Ginsu.
Un traversin dormait à sa place, avec des bouts de vêtements arrangés
pour qu’on croie à sa présence, il n’était donc sûrement pas là
non plus hier soir, d’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir vu
sa voiture durant ce temps.
En résumé, ça fait deux jours qu’il
n’est pas rentré chez lui et que je suis un gros con…Ah !
J’ai entendu un bruit au-dessus, le petit malin a essayé de me
piéger. Il sait donc depuis deux jours que quelqu’un lui rend
des visites ! Il est sûrement installé au grenier, il me
regarde venir chez lui, il sait que c’est moi, il faut que je
le tue ce soir. Je vais l’assiéger. D’abord les câbles…
…Je repère facilement tous les câbles
qui montent à l’étage, puis plus difficilement un dernier qui
longe un mur à l’extérieur. Il est isolé, j’ai aussi coupé tout
ce que je pouvais sur le disjoncteur, la peur doit probablement
commencer à lui lécher les pieds.
Je peux maintenant réfléchir à la
suite des évènements ; Comment le faire sortir : Le
feu ? La fumée ? Il sait maintenant que je suis là,
je lui parle en m’adressant au plafond : « - Restes
pas là haut, à avoir peur, finissons-en. De toute façon, tu es
piégé et tu vas mourir. »
Pas de réponse…
…Changement de programme … Je suis
dans la penderie et j’ai peur. Je me suis mis là en entendant
une voiture arriver. Je ne sais pas ce qui se passe,
je ne vois que le lit dans la serrure, il est là, je l’entends,
il fait des aller-retour dans le couloir et vient donner des coups
de pied dans la penderie, je ne sais pas s’il sait, il marche
de plus en plus vite il ne frappe pas régulièrement et à chaque
fois le bruit est énorme pour moi et couvre celui de mes sursauts,
je l’entends rire, et respirer bruyamment, puis tout d’un coup,
plus rien. Plus un bruit, juste mon cœur qui frappe tellement
fort dans ma poitrine que j’ai peur qu’il l’entende, et ma respiration
dont je perds le contrôle…
6
…La porte claque…peut-être un piège…je
sors…
De retour chez moi, je m’assieds,
jambes et bras croisés, penché en avant, une main tremblante
sur la lèvre inférieure, respiration saccadée, le calme ne revient
pas, et chaque ongle rongé, les yeux fixes dans le vide me rapproche
de la panique. Soudain, le contrôle total. Je récupère mes facultés,
tandis que la haine reprend le dessus sur la peur, et tente de
faire le point.
Je suis fatigué, il fait nuit noire,
les rues ne sont plus éclairées que par une faible lune dont la
lueur pâle finie curieusement de m’apaiser.
Voisin
est rentré bourré d’une fête (le lundi soir ?) qui a mal
tourné, et a pété un câble en arrivant chez lui, puis est ressorti
finir sa nuit dans un bar. Il frappait dans la penderie parce
qu’il ne trouve plus la clé et il a mis un traversin à sa place
pour jouer tout seul aux évadés d’Alcatraz. Voilà, tout s’explique !
De toute façon, quoi qu’il sache, il n’a pas de preuve, pas de
téléphone, pas de lumière, il ne peut qu’avoir peur.
Demain, je guetterai la police pendant
qu’il sera au boulot et, assuré de ma sécurité, je recommencerai
exactement la même chose. Quoi qu’il sache, il ne peut pas s’y
attendre. Quand il rentrera, il réalisera l’étendue des dégâts
dans la pénombre, et là, je le tuerais.
Je sais que tout ça n’est pas crédible,
mais je crains d’être déjà démasqué, alors qu’il vienne seul ou
non, armé ou non, je continue ce que j’ai commencé.
(20h00, le lendemain.)
Il ne viendra pas. Parti normalement de chez
lui à 7h30, il n’est, encore, pas rentré du boulot…
J’ai un sentiment bizarre ;
comme s’il n’existait pas. Je ne l’ai pas vu depuis des jours,
alors qu’il menait la même vie depuis des mois. Plus je le hais,
moins je le vois, plus je me retrouve confronté à moi-même. Je
devrais monter un fight club...
Bon, je vais rentrer chez moi et
réfléchir à tout ça, me coucher tôt pour une fois, et, sous mon
toit, constater mille fois, Ô combien je suis un pauvre gars…pfff !
Vraiment.
(22h45)
J’ai vraiment besoin de dormir,
tout s’embrouille dans ma tête, je ne retrouve plus ma motivation
initiale, mes rapports ont changé avec Voisin. Je ne sais pas
de quelle nature ils sont maintenant, mais ils ne sont plus pareils.
Je cherche des faits dans le passé mais n’en trouve pas, je tente
de faire revivre les tensions, les sentiments, mais ma mémoire
semble vite oublier ses choses là.
J’aimerais avoir plus de rancune
envers lui. Je suis un assassin raté : je ne suis pas méticuleux,
pas assez intelligent, trop scrupuleux ; je n’ai jamais été
heureux étant petit, mais je n’ai pas été battu, ni violé, je
n’ai pas eu d’expérience traumatisante, je suis un frustré du
malheur, mes idoles sont Kurt Cobain, Antigone et Caliméro. La
vie se fout de ma gueule depuis des années, mais n’a pas le courage
de le faire ouvertement, de peur d’engendrer un rebelle psychopathe,
alors je quitte la route de mon destin et je tue quand même…enfin
j’essaie.
Il est maintenant trop tard pour
revenir en arrière, je pourrais m’exiler comme le font les grands,
mais je n’en ai pas l’envie, je préfère rester, rester jusqu’au
bout écrire la fin du spectacle en essayant de le rendre divertissant
pour celui qui s’ennuie et s’est toujours ennuyé au fond de moi,
celui qui attendait autre chose de la vie, celui à qui on n’avait
pas dit qu’il fallait profiter de son temps…
(dehors)
Il est 6h00, il fait encore nuit, et très froid. Quelques phares traversent le brouillard de temps à autre, et un ronronnement de moteur vient animer l’ambiance d’aube apocalyptique qui règne.
J’achète le
monde histoire de me changer les idées, mais découvre avec
stupeur en première page une nouvelle étrange. Un tueur en série
a assassiné deux enfants ces deux derniers jours à deux pas de
chez moi. L’article stipule l’utilisation d’un couteau de table
en vente par correspondance, cite quelques phrases de familles
effondrées mais ne parle pas de coupable potentiel. Je suis un
coupable potentiel.
7
De retour chez moi, je réalise que
je suis en pleine forme et que mon système nerveux exploite merveilleusement
bien mes dernières capacités (N.B : il faudra quand même
que je pense à dormir un jour). Une douche quasiment froide fini
de me remettre sur pied, mais ne change rien à la pâleur extrême
que je cultive ces derniers temps. Peut-être le petit déjeuner
y changera-t-il quelque chose…
Non, absolument rien…c’est probablement
la lumière blanche de la salle de bain ou… Et puis on s’en fout
en fait.
J’ai donc avalé avec précipitation
mon bol de muesli, un demi-pack de jus d’orange, je suis en pleine
possession de mes moyens, totalement conscient, totalement apte
à tuer et débarrassé des hésitations de cette nuit. Je me rappelle
maintenant qu’il faut faire vite, il sait forcément que quelqu’un
est rentré chez lui (à cause des câbles coupés). J’ouvre mon courrier
et je prépare ma prochaine excursion…
… Je suis pris au piège. Les photos
qui dépassent de l’enveloppe à moitié ouverte me condamnent (mon
Dieu il est taré), elles montrent qui je suis, elles ne mentent
pas, c’est bien moi qui prépare une expédition malsaine, un rictus
dément traverse mon visage (il l’a fait), mes mains enveloppent
un couteau, une de ces saloperies de Ginsu 2000. Je les ai achetés pour couper
des tomates, ou des canettes, accessoirement pour tuer des gros
cons (il les a tués), pas pour tuer des enfants, j’ai rien fait.
Ce mec est taré, je dois le buter. J’ai peur. Cinq autres clichés
montrent les victimes sous plusieurs angles, ligotés, peut-être
vivants…je vomis, je pleure.
(plus tard)
Certes, trouver un gosse avec un
Ginsu dans le dos ne fait pas forcément de moi l’assassin, mais
je sais qu’une fois accusé, je ne passerais pas les tests psychiatriques
avec beaucoup de brio. Je suis taré, je le sais, mais je ne fais
pas des choses comme ça. Il a probablement tout organisé depuis
longtemps, punit mes expéditions par ces meurtres…tout ça pour
me ronger le cerveau en douceur avant que je comprenne, que je
comprenne…quoi ? Que tout est de ma faute, que je suis un
monstre, que si je n’avais rien tenté, il ne se serait rien passé ?
Je vais l’imbiber d’essence, lui ouvrir des plaies avec un tisonnier
et lui foutre le feu en hurlant, en l’insultant et en l’humiliant,
c’est la chose la plus saine qui reste à faire, quitte à mourir,
quitte à ce que d’autres enfants meurent, il doit mourir.
(18h00)
Il est rentré, je suis chez moi
cette fois. J’ai plusieurs bombes d’airwick,
quelques litres d’essence siphonnés dans ma voiture, des briquets,
des allumettes. J’ai décidé, reprenant mon calme, de brûler toute
sa maison, car il sera sûrement caché à l’étage. Je tenterais
d’abord d’entrer discrètement, armé d’une bombe d’airwick,
d’un briquet et d’un couteau, si je peux, je le tue, s’il
n’est pas là (sûrement), il sera en haut ; je sors, je reviens,
je verse toute l’essence à l’intérieur, sur les rideaux, les meubles
et tapis, je place les aérosols à des endroits stratégiques, je fous le feu
et je pars en courant.
En préparant tout le matériel, je
regarde fréquemment par la fenêtre pour guetter son apparition
à un coin ou un autre de la maison, je ne le vois pas, mais je
sais qu’il est là, qu’il m’observe…enfin, il apparaît à l’étroite
fenêtre des toilettes, un sourire malsain à la bouche, ses yeux
sont fous, il me fixe, il ne respire pas, j’ai l’impression qu’il
va exploser de rire ou fondre en sanglot, il rougit de plus en
plus, son corps, fixe jusque là, commence à trembler…il disparaît.
Je ne sais pas ce qu’il a cherché à faire, mais maintenant qu’il
n’y a plus de mystère autour de lui, je trouve sa petite apparition
plus ridicule qu’effrayante, j’y retrouve même le Voisin que je
connaissais, le minable. Je l’aurais peut-être plus respecté s’il
n’était qu’une incarnation inhumaine du mal, je l’aurais même
tellement craint que je n’aurais pas osé rentrer dans sa maison
et encore moins le tuer. Mais s’il possède des faiblesses humaines
telles que : être un gros con, je n’ai que plus de haine
et moins de peur…peut-être est-ce un piège pour être sûr que je
vienne, mais de toute façon, je suis déterminé, je le battrai
sur son propre terrain. En plus, je sais maintenant qu’il m’attend.
Il sera là ce soir, enfin ! Il ne connaît pas mon plan, sa
voiture n’était pas là quand j’ai rempli les bidons d’essence
et je n’ai rien laissé apparaître aux fenêtres de mes préparatifs.
Je vais le brûler. Je vais le brûler...
8
Je suis déçu. Je ne pensais pas
que la nature autorisait l’existence de tels gens. Regardez les
Charles Manson ou les Ted Bundy. Ce sont des icônes de mal parfait
et pervers, des esprits qui font perdre la raison à ceux qui se
penchent sur leur cas, ce sont les héros de l’humanité, la preuve
de la puissance de la création, de la liberté totale de l’homme,
les êtres les plus purs jamais créés. Pas de compromis, pas d’hésitation,
ils sembleraient avoir échappé au plus terrible fléau de l’humanité qui
est l’hypocrisie, cette obligation pour chacun de retenir le puissant
souffle animal qui sommeille en lui, de masquer tous ses désirs
et de modérer ses passions.
Voisin n’est pas de cette race là.
Il est terriblement mauvais, mais on trouve du bon en lui. En
effet, son imperfection le rend plus humain, et du coup, d’autant
plus haïssable, il me donne l’impression que la totalité de l’univers
me trahit à chaque instant. Quelque chose ne colle pas dans sa
personnalité et détruit tout ce en quoi je crois…ou pourrais croire.
Imaginez un nouveau-né qui agresserait sa mère…ça détruirait tous
les fondements de l’humanité, ça provoquerait des millions de
suicides. Voisin est comme ça…je ne cherche pas d’excuse pour
le tuer, mais j’ai maintenant un mobile assez inattendu qui justifie
sa mort à mes yeux.
Les photos des enfants, que j’ai brûlées maintenant, montraient bien à quel point il peut être idiot et minable dans sa cruauté. Des détails comme un doigt devant l’objectif ou cette mise en scène lamentable avec des pentacles ratés, tracés au tipex, donnent immédiatement envie de le torturer comme on s’acharne à l’école sur le nigaud de classe parce qu’il est vraiment trop débile. Voilà qui il est probablement : un être tellement pervers qu’il est à la fois victime et bourreau. Il est, en fait, soit une victime de la vie malmenée constamment par la vie, soit la pire et la plus intelligente ordure jamais crée.
Je ne sais pas à quel point il est
coupable, quelle est sa part de responsabilité dans son état,
mais je sais que je le hais viscéralement, encore plus que la
mort, et même plus que la vie.
Je ne m’attarderai pas sur le bien-fondé
de l’acte que je m’apprête à commettre, car tout ce que je sais,
c’est que mon acte à moi n’est pas complexe et malsain. Je veux
juste le tuer pour que le cauchemar cesse.
9
Mon bras me fait mal, je ne sais plus exactement ce qui s’est passé, tout est allé si vite. J’ai fini simplement par y aller à découvert, il me regardait, je le savais, mais j’étais comme hypnotisé…oui, hypnotisé par ma soif de tuer. J’avançais avec un bidon dans chaque main, les aérosols dans mes poches. Il a alors ouvert la porte, m’invitant par le biais d’un sourire niais et vide de sens à entrer, puis a disparu ; il est monté. A partir de là, tout est allé très vite, je suis passé instantanément à un état de rage folle, l’essence s’écoulait de partout, l’odeur était enivrante la maison semblait fondre de l’intérieur, j’ai réparti instinctivement les aérosols, puis j’ai ouvert le gaz, et c’est là que tout a pris feu. J’ai été happé comme par une vague, dans un état de demi-conscience provoqué par les vapeurs d’essence et le gaz. Par je ne sais quel miracle, j’ai traversé une fenêtre, je suis chez moi, dans la cave et j’ai peur. Mon bras gauche continue de se déformer de minute en minute, j’ai chaud, la brûlure est terrible, mais je ne dois pas céder à la douleur, je dois rester conscient car il est là, et probablement moins blessé que moi.
Il
est sorti en courant, poursuivi par le souffle de l’explosion,
j’ai vu, juste avant de toucher le sol, des flammes ramper sur
son dos, puis j’ai perdu connaissance un court instant. En reprenant
conscience, me suis rué machinalement vers chez moi, avant même
de savoir si j’étais blessé, afin de fuir cet enfer. J’ai fermé
la porte à clé. Il est alors sorti de nulle part, dans un cri
suraigu et d’une pureté malsaine, un long couteau prolongeant
son bras tendu par un spasme fiévreux, je me suis jeté dans l’escalier
de la cave.
Je n’ai pas la clé, rien pour bloquer
la porte, elle est ouverte, il est juste derrière et il me parle,
soudain calme, je ne
dois pas l’écouter (… grand
plaisir à tuer les enfants,…), j’écris, je ne rentre pas dans
son jeu, il attend les pompiers ; quand quelqu’un entrera
chez moi (…remercie pour le sang…), il ouvrira la porte, il attendra la dernière
minute…il veut que j’aie peur, je le sais, maintenant, je suis
un animal, je sais par instinct ce qu’il cherche, il ne peut plus
me surprendre, je ne suis plus un homme raté, ni une victime (…voilà ta mort…), ni un prédateur, je suis la nature, je suis la mort,
je suis ta mort (…le temps
de vomir ta vie. - silence-). Mon bras gauche pend…je vais
caler l’aérosol horizontalement entre mon biceps droit et ma tempe,
le bouton derrière mon œil droit, un zippo dans la main droite…j’entends
les sirènes, j’ai mal, je vais te brûler jusqu’à ce que tu crève,
tant que la folie me soutiendra, tant que la douleur me le permettra,
tant que la douleur te dévorera, et que les larmes de ma pitié
n’éteindront pas le feu de ma vengeance…adieu.
Noter ce texte :