Ginsu 2000

  par Jérôme DAURIAT

 

Vendredi 27 octobre

  

             La chambre est silencieuse, imbibée d’un jaune chaud qui étale ses ombres denses et voluptueuses sur le lit défait. Son immobilité et sa fraîcheur témoignent d’une journée passée en l’absence du dormeur. Les draps sont doux, la vitre est froide, une impression de danger et de protection se dégage, comme si cette chambre était à la fois un lieu privé, interdit, et un message universel, de repos et de quiétude...

 

(plus tard)

 

Un ronflement de moteur se fait entendre.

             Il est à peine 19h00 et il fait déjà nuit, voisin est de retour avec une épaisse chemise entre les mains. Il tente d’ouvrir la porte du garage, dans le halo de ses phares, avec ses gants et ses dossiers qu’il aurait dû laisser dans la voiture. Il fait froid, d’où l’insolvable problème qui se pose dans sa tête encore enflée de chiffres et de mots : « Retourner poser le paquet dans la voiture et endurer le froid (il fait vraiment froid) plus longtemps, ou tenter d’ouvrir la porte avec tout ça au risque que ça prenne encore plus longtemps ? ». Répondre à cette question lui prend une poignée de secondes, il part finalement vers la maison ; une petite pause avant de retourner dehors lui permettra de poser ce qui le gêne, puis d’avaler une gorgée de bourbon avant de retourner à la voiture. Il l’aurait sûrement bien laissée, le temps d’une petite sieste, mais le moteur tourne encore.

 

(deux heures plus tard…)

 

             Réveil difficile. Voisin est inerte devant la glace de son armoire, il contemple d’un oeil flou son visage sculpté par le velours de sa veste. Les jambes molles, il rejoint la cuisine, se sert un verre d’eau. Ses joues chaudes et pâteuses s’habituent difficilement à l’écoulement de l’eau fraîche avant que finalement, il ne commence à prendre un plaisir inattendu à calmer une soif grandissante. Il avale six verres. Réhydraté et le ventre lourd, il retourne se coucher.

             Après avoir posé ses vêtements de manière bien appliquée par terre, il contemple d’un oeil lascif et bloqué la pile chaude et froissée constituée d’un pantalon beige en toile, assorti d’une veste en velours noir, autour desquels se love une chemise (l’élément variable qui lui permet de décliner son costume en fonction du jour de la semaine) bleue ciel, à long col. Son regard fixe casse brusquement, et d’un lent mouvement d’épaule, il roule et se glisse dans les draps encore chauds… 

 

                                                     2

 

 

             Voisin est plus ou moins comptable dans une quelconque entreprise, mais ce n’est pas important, son métier ne le définit pas car tout concept de carrière lui est étranger. Il lui permet de gagner correctement sa vie et c’est tout ce qu’il demande. Le reste du temps, il s’occupe à chercher ce que ne lui apporte pas sa vie professionnelle.

             C’est ainsi qu’en tant que gosse-beau sur la touche, il cherche son épanouissement dans les réunions de vieux, brocantes, thé dansant, clubs culturels… . Sa galanterie forcée et son humour d’un autre temps ont fait de lui la figure charismatique du club de bridge et lui ont valu de nombreuses facilités lors de son arrivée ici. De plus, il ne considère pas cela comme un effort ; il apprécie ce milieu dans lequel il n’est en concurrence avec personne, dans lequel il peut se contenter d’intervenir quand il est sûr de lui, sans se mouiller, et surtout, ce milieu dans lequel il peut ressentir une reconnaissance sociale dénuée de toute considération professionnelle.

             Autre activité : chaque samedi, voisin part en chasse. Ecumant les boites sinistres du département, il trouve régulièrement son âme sœur instantanée, sa promise consommée ; jeune fille férue de danse et de musique post-kitsch, habitué aux promesses sans lendemain, et aux lendemains sans promesse. L’espace d’un soir, il sort le grand jeu : 1664,  findus, label5…label 5…label 5, manix ; il ne se réveille pas toujours seul, mais le devient rapidement, le temps d’un touchant adieu et de se dire une nouvelle fois que la semaine est encore finie, qu’il est un homme comblé par son travail, admiré par son entourage et adulé par les femmes…

             Le reste du temps, il se retrouve souvent chez lui, seul et terriblement excité à l’idée de tout ce qu’il pourrait faire et ne fait pas. Alors pour compenser sa frustration et entretenir la sensation de pouvoir qu’il exerce en son domaine sur les hordes de fantômes issus de ses propres fictions (remixées dans ses rêves ou déformées consciemment par son cerveau malade), il se lâche à sa mesure… Voisin chante sous sa douche, cuisine nu, mange devant la télé, il peut le faire, il est chez lui et y incarne l’entité omnipotente d’un univers dont il tente ainsi d’enlever le glauque, ce sentiment mort-né qui s’immisce rapidement dans son style de vie, le glauque dont il a une véritable phobie, et qu’il fuit en fuyant tout silence et toute situation stagnante. En multipliant à l’infini le plaisir du commencement, du rêve, de l’espoir, de la surprise, il évite autant qu’il peut la monotonie de la vie d’adulte et les fondements de son mal-être.

              Enfin, il possède une face cachée dont il s’enorgueillit intérieurement, Voisin passe beaucoup de temps dans l’observation détaillée de la vie de ses voisins à l’aide de sa panoplie de petit astronome. Ce n’est pas de cela dont il est fier, mais juste du fait d’avoir une face cachée, qui lui permet de développer son coté le plus sombre tout en le faisant disparaître aux yeux de tous. Il prend beaucoup de plaisir à esquisser les préparatifs d’une visite nocturne, d’un cambriolage, d’un viol, d’un kidnapping, à toucher du doigt l’étincelle qui se produit dans la tête de quelqu’un qui est dans une maison qui n’est pas la sienne à l’insu du monde entier.

             Passer à l’acte, il ne le fera jamais : c’est trop glauque d’être un méchant. Voisin est juste un homme banal fasciné par le vice.

 

 

                                                   3

 

 

             La matinée touche déjà à sa fin quand un sentiment de lassitude s’infiltre dans ses draps ; cette sorte de gêne qui tôt ou tard remplace le bien-être sacré du sommeil par un sentiment de rejet, un sentiment primaire qui vous expulse du lit dans un mouvement de quasi-panique. Il s’ensuit en général un besoin vital de faire du sport, pour calmer les cris d’un organisme suffoquant sous trop de sommeil et de passivité.

             A peine couvert d’un pantalon de jogging et d’un marcel trop grand, il sort alors en courant, dans les rues vides aux arbres couverts de givre, à travers un nuage de vapeur qui émane de son corps encore sec et brûlant de cette nuit trop longue. Le soleil perce la brume par endroits créant un climat visuellement agréable, mais en réalité excessivement froid. Les jardinets entourés de petites barrières en bois s’étendent à perte de vue comme deux allées longeant chaque côté de la route et les petites maisons blanches, à toit bistre, ferment ce petit monde, comme deux longs bâtiments. Voisin habite au début cette rue, à une vingtaine de mètres de la nationale, juste à l’entrée de ce village urbain.   

             Peu à peu, en courant, son corps reprend vie, ses mouvements deviennent automatiques, son esprit se libère et s’ouvre sur des domaines inhabituels de sa conscience. Il pense probablement à d’autres vies, d’autres choix, ou même à son propre avenir, imaginant des orientations nouvelles à son parcours sclérosé par trop d’ennui et de désillusion. Il doit probablement se remémorer les souvenirs dissous d’une jeunesse trop floue ; un plat de lentille sans carotte. Quelques déménagements, odeurs, ambiances et sentiments, des journées trop longues et des nuits trop vides, il fait vraiment trop froid pour courir et satisfait de ses cent mètres, il rentre au chaud.

             Le reste de la journée se passe à la maison dans une lumière mourante. Seuls les effluves d’inhalateur semblent ne pas subir l’augmentation constante de la gravité, les images laissent des traces dans leur mouvement comme dans un clip des Jackson five, la température devient instable, la fièvre monte, le week-end est foutu. Des vagues de froid et de chaud font osciller voisin entre chambre et cuisine, et de temps à autre, la panique émerge de l’état de demi-conscience dans lequel il se trouve le faisant errer sans but.

             Il finit amorphe à 15h37 dans son lit, le corps parcouru de frissons qui rythment ses pensées convulsives et s’endort enfin d’un sommeil trop léger et abrutissant…

 

 

 

 

(17h32)

 

             …Voisin dort toujours, moins fiévreux, stable, enfin convaincu de sa sécurité. Enlacé avec ses draps, il a atteint un sommeil de plomb ; il sent l’homme à jeun et pas lavé, mais est bien loin de s’en soucier, tout comme de la lumière restée allumée, de la porte restée ouverte, ou de moi qui sors de sa chambre.

 

 

                                       

                                                    4

 

 

             Mon nom n’a pas d’importance. J’habite en face de chez Voisin, pour lui je suis voisin, un personnage encore plus insignifiant que lui, qui vit de façon périodique quand il daigne pointer son télescope vers sa fenêtre. Il ne sait rien.

             Pour moi, voisin est l’incarnation de l’esprit de ce siècle décadent : ne pas s’impliquer pour mieux se cacher, pour éviter les ennuis, les drames, fuir le glauque comme je l’ai dit plus haut. Il gâche tout son potentiel, à s’octroyer un rôle bien à sa portée qui n’en fera ni une star, ni un raté, juste un « gens bien ».

             Pourquoi tuer Voisin ? Excellente question mais dont je n’ai pas la réponse. Je pourrais dire que je suis un psycho-killer qui traque son Voisin parce qu’il veut dépasser ses complexes de faiblesse et battre le pervers à son propre jeu, je pourrais dire que j’agis pour une quelconque divinité celte qui implore un sacrifice, je pourrais aussi plaider la démence sénile, la ménopause ou la crise d’adolescence, mais il n’en est rien. Je ne suis pas spécialement mal dans ma peau, je ne suis pas un fan intégriste de Manau, et je suis un homme jeune à la vie stable. Je n’ai donc pas de raison valable pour le tuer, j’en ai juste envie, comme si j’avais faim, que je voulais manger et qu’il était normal que j’aille manger. C’est juste une vision différente de la morale : ce type n’a pas d’attache, certaines personnes le regretteront mais personne ne le pleurera, alors le tuer ne fera qu’animer les discussions des concierges et satisfaire mon envie de tuer le gars qui a une vie vide de sens et qui m’observe toute la journée en se croyant discret.

              Bon le temps des préparatifs est venu. Je n’aime pas beaucoup la violence, mais je ne veux pas non plus être un lâche ; je vais donc choisir le couteau, ce qui lui laissera une chance de s’en sortir, j’entrerai chez lui en son absence et l’attendrai, comme d’habitude, mais pas dans la penderie, cette fois. En effet, j’ai pris la liberté de faire quelques visites à Voisin ces derniers temps ; l’observant à son insu, j’ai pris des notes très précises sur ses allées et venues qui m’ont permis avec un bon rapport sécurité/excitation d’être chez lui en même temps que lui et sans qu’il le sache. Cette fois, il le saura, il me demandera pourquoi je suis dans sa chambre, je lui dirai que je suis venu le tuer, il aura sûrement très peur, mais je garderai mon sang-froid et lui planterai le couteau quelque part dans le buste.

 Je sortirai ensuite, après avoir vérifié que la rue soit sûre et regagnerai mon domicile où le couteau désinfecté retrouvera sa place dans la cuisine. Ensuite, j’improviserai.

 

 

                                                5

 

(le lendemain, la nuit)

 

             S’introduire chez Voisin est toujours un plaisir. Utiliser la copie de la clé qu’il m’avait laissée un jour pour aller arroser ses plantes en son absence est à la fois comique et triste, d’ailleurs, j’ai presque pitié pour lui quand je pense à son inconscience, à sa naïveté, à la peur qu’il va éprouver quand il va sentir céder les cartilages de sa cage thoracique dans un craquement interne que lui seul entendra ; mais bon…tant pis.

             On entre chez lui par la cuisine (on sort par où on peut) elle est assez grande, comme le reste de la maison, par ailleurs. Elle donne sur une salle de séjour banale, et un petit couloir qui donne accès à l’escalier (qui monte probablement à une sorte de grenier où d’étage non-habité…de toute façon, une porte en ferme l’accès), aux toilettes et à la chambre du propriétaire que j’ai décrite en première page.

             J’observe intrigué la forme de son corps sous ses draps, il est entièrement recouvert mais sa présence emplit la pièce et je ressens plus que jamais la haine que j’ai développée pour lui. Peut être qu’il me sent aussi dans un rêve déjà enfiévré qui tout d’un coup tourne au cauchemar, peut-être est-il happé par une forme sombre qu’il ne distingue pas, ses jambes qu’il n’arrive pas à agiter sont parcourues de frissons rapides et une impression de chute vertigineuse fait remonter son cœur comme une boule glacée dans sa poitrine, les frissons gagnent ses bras et ses mains qui se contractent, la peur le dévore, il se sent impuissant aspiré, la panique le tétanise et le consume tout en le gardant vivant trop longtemps, un temps infini …Peut-être aussi dort-il tranquillement sans savoir ce qui l’attend.

             Mais ce n’est pas pour maintenant, cette visite est encore une fois passive ; je ne tiens pas à l’éliminer dans son sommeil. Je suis juste venu éprouver ce qu’il n’éprouvera jamais, ce mélange d’angoisse, de pouvoir, de maîtrise et d’incertitude, cette montée d’adrénaline. Écouter ce silence qui n’est pas le mien.

             Je suis dans la penderie qui ne lui sert plus que de miroir. Il a mystérieusement perdu la clé il y a quelques mois, au moment où je l’ai mystérieusement trouvée dans ma poche après l’y avoir mystérieusement mis. J’écris à la lueur de ma lampe frontale dans ce journal, le journal d’un acte amoral mais humain, une vengeance contre l’injustice de la logique ou plutôt l’illogique de la vie elle-même. Je ne me plain pas de mon sort, je ne me venge pas pour moi, mais juste de façon impulsive, contre Dieu peut-être. Sans parler de crime mystique, j’agis juste pour une fois selon ce que m’autorise ma liberté, et non pas dans les règles d’une morale qui me contraint à la fois à agir selon certains préceptes et à me faire baiser par d’autres. Si la vie s’autorise à pouvoir me tuer, alors j’ai ce même droit sur elle.

             …Merde! Il est 11h15, je me suis endormi comme un con. Je le vois à travers la serrure, il est toujours sous ses draps, encore malade. Je me permets de garder mon calme car il ne peut quoiqu’il arrive ouvrir la porte : je possède l’unique clé… Je vais sortir discrètement. Ce soir, je le tue.

 

(Le soir)

 

             J’ai guetté toute l’après-midi le moment où personne ne me verrait et personne ne m’a vu, je suis rentré chez Voisin où j’attends depuis des heures – il est bientôt 2h00 du matin - mais personne n’a ouvert la porte. En arrivant, j’ai cru qu’il était toujours couché, malade,  entièrement recouvert par ses draps, je les ai donc tirés de la main gauche, près à le planter de la droite avec mon Ginsu. Un traversin dormait à sa place, avec des bouts de vêtements arrangés pour qu’on croie à sa présence, il n’était donc sûrement pas là non plus hier soir, d’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir vu sa voiture durant ce temps.

             En résumé, ça fait deux jours qu’il n’est pas rentré chez lui et que je suis un gros con…Ah ! J’ai entendu un bruit au-dessus, le petit malin a essayé de me piéger. Il sait donc depuis deux jours que quelqu’un lui rend des visites ! Il est sûrement installé au grenier, il me regarde venir chez lui, il sait que c’est moi, il faut que je le tue ce soir. Je vais l’assiéger. D’abord les câbles…

           …Je repère facilement tous les câbles qui montent à l’étage, puis plus difficilement un dernier qui longe un mur à l’extérieur. Il est isolé, j’ai aussi coupé tout ce que je pouvais sur le disjoncteur, la peur doit probablement commencer à lui lécher les pieds.

             Je peux maintenant réfléchir à la suite des évènements ; Comment le faire sortir : Le feu ? La fumée ? Il sait maintenant que je suis là, je lui parle en m’adressant au plafond : « - Restes pas là haut, à avoir peur, finissons-en. De toute façon, tu es piégé et tu vas mourir. »

 Pas de réponse…

             …Changement de programme … Je suis dans la penderie et j’ai peur. Je me suis mis là en entendant une voiture arriver. Je ne sais pas ce qui se passe,  je ne vois que le lit dans la serrure, il est là, je l’entends, il fait des aller-retour dans le couloir et vient donner des coups de pied dans la penderie, je ne sais pas s’il sait, il marche de plus en plus vite il ne frappe pas régulièrement et à chaque fois le bruit est énorme pour moi et couvre celui de mes sursauts, je l’entends rire, et respirer bruyamment, puis tout d’un coup, plus rien. Plus un bruit, juste mon cœur qui frappe tellement fort dans ma poitrine que j’ai peur qu’il l’entende, et ma respiration dont je perds le contrôle…

 

 

                                                   6

                                           

 

             …La porte claque…peut-être un piège…je sors…

             De retour chez moi, je m’assieds,  jambes et bras croisés, penché en avant, une main tremblante sur la lèvre inférieure, respiration saccadée, le calme ne revient pas, et chaque ongle rongé, les yeux fixes dans le vide me rapproche de la panique. Soudain, le contrôle total. Je récupère mes facultés, tandis que la haine reprend le dessus sur la peur, et tente de faire le point.          

             Je suis fatigué, il fait nuit noire, les rues ne sont plus éclairées que par une faible lune dont la lueur pâle finie curieusement de m’apaiser.           

Voisin est rentré bourré d’une fête (le lundi soir ?) qui a mal tourné, et a pété un câble en arrivant chez lui, puis est ressorti finir sa nuit dans un bar. Il frappait dans la penderie parce qu’il ne trouve plus la clé et il a mis un traversin à sa place pour jouer tout seul aux évadés d’Alcatraz. Voilà, tout s’explique ! De toute façon, quoi qu’il sache, il n’a pas de preuve, pas de téléphone, pas de lumière, il ne peut qu’avoir peur.

             Demain, je guetterai la police pendant qu’il sera au boulot et, assuré de ma sécurité, je recommencerai exactement la même chose. Quoi qu’il sache, il ne peut pas s’y attendre. Quand il rentrera, il réalisera l’étendue des dégâts dans la pénombre, et là, je le tuerais.

             Je sais que tout ça n’est pas crédible, mais je crains d’être déjà démasqué, alors qu’il vienne seul ou non, armé ou non, je continue ce que j’ai commencé.

 

(20h00, le lendemain.)

           

 Il ne viendra pas. Parti normalement de chez lui à 7h30, il n’est, encore, pas rentré du boulot…

             J’ai un sentiment bizarre ; comme s’il n’existait pas. Je ne l’ai pas vu depuis des jours, alors qu’il menait la même vie depuis des mois. Plus je le hais, moins je le vois, plus je me retrouve confronté à moi-même. Je devrais monter un fight club...

             Bon, je vais rentrer chez moi et réfléchir à tout ça, me coucher tôt pour une fois, et, sous mon toit, constater mille fois, Ô combien je suis un pauvre gars…pfff ! Vraiment.

 

(22h45)

 

             J’ai vraiment besoin de dormir, tout s’embrouille dans ma tête, je ne retrouve plus ma motivation initiale, mes rapports ont changé avec Voisin. Je ne sais pas de quelle nature ils sont maintenant, mais ils ne sont plus pareils. Je cherche des faits dans le passé mais n’en trouve pas, je tente de faire revivre les tensions, les sentiments, mais ma mémoire semble vite oublier ses choses là.

             J’aimerais avoir plus de rancune envers lui. Je suis un assassin raté : je ne suis pas méticuleux, pas assez intelligent, trop scrupuleux ; je n’ai jamais été heureux étant petit, mais je n’ai pas été battu, ni violé, je n’ai pas eu d’expérience traumatisante, je suis un frustré du malheur, mes idoles sont Kurt Cobain, Antigone et Caliméro. La vie se fout de ma gueule depuis des années, mais n’a pas le courage de le faire ouvertement, de peur d’engendrer un rebelle psychopathe, alors je quitte la route de mon destin et je tue quand même…enfin j’essaie.

             Il est maintenant trop tard pour revenir en arrière, je pourrais m’exiler comme le font les grands, mais je n’en ai pas l’envie, je préfère rester, rester jusqu’au bout écrire la fin du spectacle en essayant de le rendre divertissant pour celui qui s’ennuie et s’est toujours ennuyé au fond de moi, celui qui attendait autre chose de la vie, celui à qui on n’avait pas dit qu’il fallait profiter de son temps…

 

(dehors)

 

             Il est 6h00, il fait encore nuit, et très froid. Quelques phares traversent le brouillard de temps à autre, et un ronronnement de moteur vient animer l’ambiance d’aube apocalyptique qui règne.

             J’achète le monde histoire de me changer les idées, mais découvre avec stupeur en première page une nouvelle étrange. Un tueur en série a assassiné deux enfants ces deux derniers jours à deux pas de chez moi. L’article stipule l’utilisation d’un couteau de table en vente par correspondance, cite quelques phrases de familles effondrées mais ne parle pas de coupable potentiel. Je suis un coupable potentiel.

 

 

                                                  7

 

 

             De retour chez moi, je réalise que je suis en pleine forme et que mon système nerveux exploite merveilleusement bien mes dernières capacités (N.B : il faudra quand même que je pense à dormir un jour). Une douche quasiment froide fini de me remettre sur pied, mais ne change rien à la pâleur extrême que je cultive ces derniers temps. Peut-être le petit déjeuner y changera-t-il quelque chose…

             Non, absolument rien…c’est probablement la lumière blanche de la salle de bain ou… Et puis on s’en fout en fait.

             J’ai donc avalé avec précipitation mon bol de muesli, un demi-pack de jus d’orange, je suis en pleine possession de mes moyens, totalement conscient, totalement apte à tuer et débarrassé des hésitations de cette nuit. Je me rappelle maintenant qu’il faut faire vite, il sait forcément que quelqu’un est rentré chez lui (à cause des câbles coupés). J’ouvre mon courrier et je prépare ma prochaine excursion…

             … Je suis pris au piège. Les photos qui dépassent de l’enveloppe à moitié ouverte me condamnent (mon Dieu il est taré), elles montrent qui je suis, elles ne mentent pas, c’est bien moi qui prépare une expédition malsaine, un rictus dément traverse mon visage (il l’a fait), mes mains enveloppent un couteau, une de ces saloperies de Ginsu 2000. Je les ai achetés pour couper des tomates, ou des canettes, accessoirement pour tuer des gros cons (il les a tués), pas pour tuer des enfants, j’ai rien fait. Ce mec est taré, je dois le buter. J’ai peur. Cinq autres clichés montrent les victimes sous plusieurs angles, ligotés, peut-être vivants…je vomis, je pleure.

 

(plus tard)

 

             Certes, trouver un gosse avec un Ginsu dans le dos ne fait pas forcément de moi l’assassin, mais je sais qu’une fois accusé, je ne passerais pas les tests psychiatriques avec beaucoup de brio. Je suis taré, je le sais, mais je ne fais pas des choses comme ça. Il a probablement tout organisé depuis longtemps, punit mes expéditions par ces meurtres…tout ça pour me ronger le cerveau en douceur avant que je comprenne, que je comprenne…quoi ? Que tout est de ma faute, que je suis un monstre, que si je n’avais rien tenté, il ne se serait rien passé ? Je vais l’imbiber d’essence, lui ouvrir des plaies avec un tisonnier et lui foutre le feu en hurlant, en l’insultant et en l’humiliant, c’est la chose la plus saine qui reste à faire, quitte à mourir, quitte à ce que d’autres enfants meurent, il doit mourir.

 

(18h00)

 

             Il est rentré, je suis chez moi cette fois. J’ai plusieurs bombes d’airwick, quelques litres d’essence siphonnés dans ma voiture, des briquets, des allumettes. J’ai décidé, reprenant mon calme, de brûler toute sa maison, car il sera sûrement caché à l’étage. Je tenterais d’abord d’entrer discrètement, armé d’une bombe d’airwick, d’un briquet et d’un couteau, si je peux, je le tue, s’il n’est pas là (sûrement), il sera en haut ; je sors, je reviens, je verse toute l’essence à l’intérieur, sur les rideaux, les meubles et tapis, je place les aérosols  à des endroits stratégiques, je fous le feu et je pars en courant.

             En préparant tout le matériel, je regarde fréquemment par la fenêtre pour guetter son apparition à un coin ou un autre de la maison, je ne le vois pas, mais je sais qu’il est là, qu’il m’observe…enfin, il apparaît à l’étroite fenêtre des toilettes, un sourire malsain à la bouche, ses yeux sont fous, il me fixe, il ne respire pas, j’ai l’impression qu’il va exploser de rire ou fondre en sanglot, il rougit de plus en plus, son corps, fixe jusque là, commence à trembler…il disparaît.  

             Je ne sais pas ce qu’il a cherché à faire, mais maintenant qu’il n’y a plus de mystère autour de lui, je trouve sa petite apparition plus ridicule qu’effrayante, j’y retrouve même le Voisin que je connaissais, le minable. Je l’aurais peut-être plus respecté s’il n’était qu’une incarnation inhumaine du mal, je l’aurais même tellement craint que je n’aurais pas osé rentrer dans sa maison et encore moins le tuer. Mais s’il possède des faiblesses humaines telles que : être un gros con, je n’ai que plus de haine et moins de peur…peut-être est-ce un piège pour être sûr que je vienne, mais de toute façon, je suis déterminé, je le battrai sur son propre terrain. En plus, je sais maintenant qu’il m’attend. Il sera là ce soir, enfin ! Il ne connaît pas mon plan, sa voiture n’était pas là quand j’ai rempli les bidons d’essence et je n’ai rien laissé apparaître aux fenêtres de mes préparatifs. Je vais le brûler. Je vais le brûler...

                                       

                                               

 

 

 

 

                                                8

 

 

             Je suis déçu. Je ne pensais pas que la nature autorisait l’existence de tels gens. Regardez les Charles Manson ou les Ted Bundy. Ce sont des icônes de mal parfait et pervers, des esprits qui font perdre la raison à ceux qui se penchent sur leur cas, ce sont les héros de l’humanité, la preuve de la puissance de la création, de la liberté totale de l’homme, les êtres les plus purs jamais créés. Pas de compromis, pas d’hésitation, ils sembleraient avoir échappé au plus terrible fléau de l’humanité qui est l’hypocrisie, cette obligation pour chacun de retenir le puissant souffle animal qui sommeille en lui, de masquer tous ses désirs et de modérer ses passions.

             Voisin n’est pas de cette race là. Il est terriblement mauvais, mais on trouve du bon en lui. En effet, son imperfection le rend plus humain, et du coup, d’autant plus haïssable, il me donne l’impression que la totalité de l’univers me trahit à chaque instant. Quelque chose ne colle pas dans sa personnalité et détruit tout ce en quoi je crois…ou pourrais croire. Imaginez un nouveau-né qui agresserait sa mère…ça détruirait tous les fondements de l’humanité, ça provoquerait des millions de suicides. Voisin est comme ça…je ne cherche pas d’excuse pour le tuer, mais j’ai maintenant un mobile assez inattendu qui justifie sa mort à mes yeux.

             Les photos des enfants, que j’ai brûlées maintenant, montraient bien à quel point il peut être idiot et minable dans sa cruauté. Des détails comme un doigt devant l’objectif ou cette mise en scène lamentable avec des pentacles ratés, tracés au tipex, donnent immédiatement envie de le torturer comme on s’acharne à l’école sur le nigaud de classe parce qu’il est vraiment trop débile. Voilà qui il est probablement : un être tellement pervers qu’il est à la fois victime et bourreau. Il est, en fait, soit une victime de la vie malmenée constamment par la vie, soit la pire et la plus intelligente ordure jamais crée.

             Je ne sais pas à quel point il est coupable, quelle est sa part de responsabilité dans son état, mais je sais que je le hais viscéralement, encore plus que la mort, et même plus que la vie.

             Je ne m’attarderai pas sur le bien-fondé de l’acte que je m’apprête à commettre, car tout ce que je sais, c’est que mon acte à moi n’est pas complexe et malsain. Je veux juste le tuer pour que le cauchemar cesse. 

 

                                                 

 

                                                   9

 

 

             Mon bras me fait mal, je ne sais plus exactement ce qui s’est passé, tout est allé si vite. J’ai fini simplement par y aller à découvert, il me regardait, je le savais, mais j’étais comme hypnotisé…oui, hypnotisé par ma soif de tuer. J’avançais avec un bidon dans chaque main, les aérosols dans mes poches. Il a alors ouvert la porte, m’invitant par le biais d’un sourire niais et vide de sens à entrer, puis a disparu ; il est monté. A partir de là, tout est allé très vite, je suis passé instantanément à un état de rage folle, l’essence s’écoulait de partout, l’odeur était enivrante la maison semblait fondre de l’intérieur, j’ai réparti instinctivement les aérosols, puis j’ai ouvert le gaz, et c’est là que tout a pris feu. J’ai été happé comme par une vague, dans un état de demi-conscience provoqué par les vapeurs d’essence et le gaz. Par je ne sais quel miracle, j’ai traversé une fenêtre, je suis chez moi, dans la cave et j’ai peur. Mon bras gauche continue de se déformer de minute en minute, j’ai chaud, la brûlure est terrible, mais je ne dois pas céder à la douleur, je dois rester conscient car il est là, et probablement moins blessé que moi.

             Il est sorti en courant, poursuivi par le souffle de l’explosion, j’ai vu, juste avant de toucher le sol, des flammes ramper sur son dos, puis j’ai perdu connaissance un court instant. En reprenant conscience, me suis rué machinalement vers chez moi, avant même de savoir si j’étais blessé, afin de fuir cet enfer. J’ai fermé la porte à clé. Il est alors sorti de nulle part, dans un cri suraigu et d’une pureté malsaine, un long couteau prolongeant son bras tendu par un spasme fiévreux, je me suis jeté dans l’escalier de la cave.

             Je n’ai pas la clé, rien pour bloquer la porte, elle est ouverte, il est juste derrière et il me parle, soudain calme, je ne dois pas l’écouter (… grand plaisir à tuer les enfants,…), j’écris, je ne rentre pas dans son jeu, il attend les pompiers ; quand quelqu’un entrera chez moi (…remercie pour le sang…), il ouvrira la porte, il attendra la dernière minute…il veut que j’aie peur, je le sais, maintenant, je suis un animal, je sais par instinct ce qu’il cherche, il ne peut plus me surprendre, je ne suis plus un homme raté, ni une victime (…voilà ta mort…), ni un prédateur, je suis la nature, je suis la mort, je suis ta mort (…le temps de vomir ta vie. - silence-). Mon bras gauche pend…je vais caler l’aérosol horizontalement entre mon biceps droit et ma tempe, le bouton derrière mon œil droit, un zippo dans la main droite…j’entends les sirènes, j’ai mal, je vais te brûler jusqu’à ce que tu crève, tant que la folie me soutiendra, tant que la douleur me le permettra, tant que la douleur te dévorera, et que les larmes de ma pitié n’éteindront pas le feu de ma vengeance…adieu.

 


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