LE CAUCHEMAR DE
JACK KEROUAC


par Robert Canovaro
publié dans la revue Art Zero
http://www.multimania.com/bsadour

 

Jack Kerouac ne serait dans le fond qu'un incurable rêveur de l'Est venu rêver la route en partant vers l'Ouest. La quête initiale s'inscrit bien dans la tradition romantique. C'est l'appel d'une vie neuve. A la jeunesse américaine de l'après-guerre, Kerouac annonce l'existence d'un horizon neuf. Il suffit de faire l'expérience de la route. Quelque part sur le chemin il y aura des filles et des visions. C'est bien la nouvelle version du voyage initiatique. L'action du best-seller Sur la Route démarre en 1947. La seconde guerre mondiale terminée, une nouvelle génération d'Américains est prête à expérimenter plus complètement la vie tumultueuse de la génération perdue que décrivirent Hemingway et Fitzgerald.
Kerouac arrive pour la première fois sur les collines de San Francisco espérant quelque temps pouvoir prendre la mer. Il réalise qu'il se trouve acculé au Mur du Pacifique. Ainsi, il ne sera plus jamais un rêveur d'Amérique, mais un témoin qui s'efforce de raconter, le plus fidèlement possible, l'obscurité américaine. Il souhaitera fuir, disparaître même, aller voir ce que les gens font dans tout le pays. Mais ce souhait d'anéantissement définitif ne se réalisera jamais.
Kerouac reste une figure d'écrivain abstrait. On ne possède de lui que quelques photographies sans éclat. Un jeune homme timide regarde gentiment l'objectif engoncé dans une veste canadienne de surplus qui recouvre une chemise de bûcheron, les cheveux en désordre dissimulés sous une casquette. Cette bonhommie populaire ne lui permettra pas d'alimenter après sa mort, une quelconque mythologie commerciale. S'il fut le symbole d'une génération, son image reste discrète, elle s'exporte mal dans le temps. On n'imagine guère ce fils d'émigrés canadiens au volant d'une automobile racée. D'ailleurs, saura-t-il vraiment conduire, contrairement à ce que veut la légende ? Conduire, c'est être tout entier engagé dans l'action. Kerouac fait de l'auto-stop, ou bien encore, assis à droite du conducteur ou à l'arrière, il parle, il boit, il observe les images qui défilent. Il est un spectateur. Ce n'est pas lui qui se déplace, c'est le film du réel qui change.Il traverse une première fois l'Amérique à la recherche de son identité profonde. Il ne trouve que la forme désenchantée du réel: travailler pour survivre. N'étant pas issu de la bourgeoisie comme la plupart de ses amis, il passe l'essentiel de sa vie à attendre un mandat postal expédié par sa mère ou un chèque sur avance de son éditeur. Arrivé une première fois à Frisco, il est obligé de travailler comme flic privé. Le mythe de l'errance s'anéantit brutalement. Kerouac n'a pas envie de jouer à l'écrivain hollywoodien. Il aspire, lui, à la liberté qui est de faire ce qui lui plaît et non de travailler. Il se demande ce qu'il est venu faire à trois milles de chez lui. Pourquoi est-il là alors qu'il avait projeté de prendre un bateau pour la Chine?
La première vague qui l'a porté devant les lueurs somnolentes de Frisco était celle d'une illusion très puissante. Découvrir l'histoire de l'Amérique et vivre son mythe fondateur: la liberté individuelle. Kerouac remakes: l'histoire de l'Amérique, c'est que chacun fait ce qu'il est censé faire. L'illusion ne perdurera pas. L'Ouest tant convoité, qui faisait tressaillir l'âme de l'écrivain, s'avère n'être que la fin du monde et non le début d'une aube nouvelle. Au bout de l'Amérique, il n'y a nulle part où aller. Kerouac est conscient que la terre promise n'existe pas. Il ne reste plus d'espace à parcourir; un mur se dresse entre l'écrivain et le mythe qu'il avait tenté de ranimer.
Kerouac n'a pas considéré l'Amérique avec un oeil nouveau mais à travers le regard que d'autres écrivains avaient porté sur elle, dès l'origine de la fiction américaine. Voilà pourquoi il parle d'EDUCATION aventureuse. Décrivant la ville de San Francisco, il évoque le spectre du San Francisco de Jack London. Il fait l'expérience de l'irréalité moderne: un trop-plein de références bloque son imaginaire. Le réel se cristallise au bout du voyage, sur les mythiques collines de l'Ouest; c'est alors le bref et intense instant du désenchantement. Le monde devient lugubre avant de s'anéantir.
L'aventurier avait rêvé de joyeuses rues à putains et de joyeux cabarets, il se retrouve face aux froids et épineux moellons de la nuit. Ce désenchantement est le début d'une écriture. Elle témoigne de l'impossibilité de retrouver l'être de l'étant dans le monde réel aussi bien qu'elle permet de créer un monde virtuel, un monde imaginaire, un monde catastrophique, alimenté par la déception.
Loin de renoncer, après la désillusion, à explorer l'Amérique, Kerouac définit une série d'allers et retours, sans illusion d'aboutir quelque part. Dans le dernier roman du cycle de cette errance, Kerouac écrit: "Comme jadis, nous sommes seuls dans une voiture chevauchant la ligne blanche, en route pour une destination inexistante. Il n'y a jamais nulle part où aller de toute manière, surtout pas ce soir." Percevoir toutes les manifestations de l'être dans le monde sensible, s'enfoncer dans la situation américaine et laisser les choses modifier le destin.La redéfinition s'établira lorsque le présent et le futur ne représenteront plus que l'horreur. Horreur d'être écrivain reconnu, d'être devenu au fil des ans inhumain. Les écrivains cherchent péniblement les traces de l'inhumanité, traces que l'on ne rencontre nulle part dans la nature. Version moderne de Prométhée que l'écrivain Kerouac torturé par son foie d'alcoolique, mêlant sa plainte à la plainte de cette gabegie d'horreur folle qu'est une rue nocturne dans nos ville modernes. Kerouac se définit alors comme une âme d'enfant dans un corps d'adulte. Il renonce à construire le Rêve Américain pour écrire ce qui fut son histoire dans une ville de rêve, la ville de son enfance : Lowell. Retour vers le Canada français, vers l'Europe.
Cet ultime retour imaginaire annonce la mort. Le mouvement s'est transformé en repos. Le nomade a tourné sédentaire. Kerouac ne voyage plus, il tente seulement de s'émerveiller encore en revivant la saga des Kerouac. Et la réalité décevante, sous-prolétarienne de sa famille se transforme en une fresque révélant des héros et des saints; c'est un panégyrique.
Pendant ce temps-là, l'écrivain se meurt. Mais la mort n'est-elle pas préférable à l'horreur ? Quand tout est dit, quand tout est fait, c'est l'horreur des mondes actuels. Kerouac critique l'absurdité de l' Amérique postmoderne à travers le spectacle qu'offrent ses habitants sur la scène même où la vérité se dévoile: la route. Le mari est au volant, affublé d'un énorme et ridicule chapeau de " vacancier" et d'une visière de joueur de base-ball qui lui donne un air parfaitement stupide. A côté de lui, Bobonne, maîtresse de l'Amérique, ricane derrière ses lunettes noires .
Le regard que Kerouac porte sur son pays dominé par les valeurs de la classe moyenne du début des années soixante est sans appel. Il est exactement similaire au regard fixe de Kurz, le personnage central du roman de Joseph Conrad, Le Coeur des ténèbres, sur l'Afrique coloniale du début de ce siècle. Le regard de Kurz est assez étendu pour embrasser l'univers tout entier. Il est assez perçant pour pénétrer tous les coeurs qui battent dans les Ténèbres. C'est pourquoi il a jugé que tout n'est qu'horreur! Kerouac, sorti du souterrain où il s'était réfugié pour écrire plusieurs années après la sortie du best-seller Sur la route , fait le même constat.L'horreur s'est déplacée. Elle s'est installée sur le continent américain. Juste une image publicitaire pour l'American Way of life: "la mode est aux chemises de sport, aux chapeaux aux larges bords, aux lunettes noires, aux pantalons repassés, et il faut aussi que les premières chaussures du bébé soient plongées dans la dorure avant d'être accrochées au tableau de bord." Mais Kerouac n'est pas nihiliste. Quoique prévoyant toujours plus d'horreur puisque l'espace s'épuise et que la conscience est étouffée par l'argent, le héros américain résiste. "Et moi, je suis là, sur cette route, avec cette saloperie de sac mais aussi sans doute avec sur mon visage cette expression d'horreur; ils voient en moi un être farouchement hostile à tous leurs rêves de vacances et naturellement ils vont leur chemin." Ainsi, la quête positive de l'être américain a échoué et l'écrivain a pour mission de rapporter les conséquences de cette découverte. Kérouac écrira de moins en moins sur le monde mais plus honnêtement sur lui-même comme Doistoievski.
L'écrivain n'est plus concerné par le succès ou l'échec, il ne crée plus de valeurs, il observe. Lorsque le présent est trop intolérable, il se souvient. Kerouac devient moins mythographe et davantage écrivain. William S. Burroughs se souvient de lui comme d'un écrivain parlant d'écriture ou qui reste assis dans un coin tranquille avec un carnet, écrivant à la main. Kerouac était aussi très rapide à la machine à écrire. "On sentait qu'il écrivait tout le temps, que l'écriture était la seule chose à laquelle il pensait. Il n'a jamais voulu être autre chose qu'un écrivain ."Ecrivain et philosophe, Kerouac a cherché obsessionnellement la vérité pour l'écrire. Mais la vérité est devenue horrible à raconter. Il faut être ivre-mort pour supporter une telle expérience. L'ivresse permet le dédoublement nécessaire déjà éprouvée par Dostoïevski dansle Mémoire écrit dans un souterrain. L'écrivain est l'homme de la vérité, qui reste debout, près du rideau de la fenêtre à écouter le monde divaguer. Ivre, il enregistre ; sobre, il raconte tout en expiant l'ivresse. L'alcoolisme de Kerouac était inéluctable.Robert CANOVARO