Les média fous de Jack Kerouac
par Robert Canovaro(avec son aimable autorisation)
publié sur Cleex http://www.perso.hol.fr/~mgermani
9 mars 1998
L'écriture de Jack Kerouac n'a pas été qu'un jeu permanent d'allers et de retours entre la création ou la redécouverte de mythes collectifs et individuels et la critique de ces mythes. Kerouac détruit la fausse homogénéité de la culture américaine en accélérant le temps. Les fifties, ce sont ces Cadillac qui foncent sur les autoroutes conduites par l'expert Neal Cassady. Kerouac veut traduire dans l'écriture le flux de la conscience. Il pense également tirer l'écriture hors de la conscience moderne et de la lenteur qui caractérise sa production industrielle. Il n'a pas recours à l'écriture automatique parce que cette technique a besoin de l'hypothèse de l'inconscient. Kerouac veut rester conscient de la réalité américaine; il veut témoigner, pas seulement se souvenir. L'accélération du temps sera obtenue par un modificateur de conscience, la benzédrine. Kerouac invente pour la dire une turbo-écriture. Son modèle est purement musical et nègre de surcroît. C'est Charlie Parker, le pionnier de la nouvelle réalité expressive qu'autorise un monde qui s'accélère et abandonne ainsi le taylorisme et la stupidité des tâches répétitives au profit de la créativité.
Les machines sont là pour accomplir la répétition et elles le font beaucoup mieux que l'homme qui est né pour créer. Il s'agit donc davantage pour le nouvel écrivain d'inventer une méthode de saisie du réel que de traiter lui-même les informations collectées. Il se pose donc le problème de la saisie du texte en temps réel.
Les Souterrains
est écrit en trois jours, avec une ponctuation spécifique faite de tirets et de virgules - les silences et les ruptures de souffle des musiciens bop. Pas de point, marque de ponctuation qui tue le mouvement et immobilise le récit. C'est la confession d'un homme broyé dans les champs atomiques des relations urbaines et qui se débat pour quitter le cauchemar postmoderne représenté par un monde souterrain, un monde nocturne. Kerouac veut rendre compte de cette accélération du temps qui se répercute dans la conscience elle-même. "Durant un seul instant, quatre-vingt mille portes sont créées, durant un seul instant, le temps éternel est achevé", dit le texte Zen du Shodoka.
Le projet d'écriture de Kerouac modifie le rapport du sujet à la mémoire. Proust écrit son oeuvre d'un seul tenant, lorsqu'il ne peut plus vivre. Il injecte alors sa vitalité dans sa mémoire. C'est une mémoire morte, à l'accès fermé. Cette mémoire-fleuve dirige une écriture séquentielle. Il y a une spirale du temps proustien mixant le présent sur le passé, les deux moments étant, pour finir, indissociables dans l'oeuvre romanesque. Il s'agit d'une de ces machines à remonter le temps telles qu'on les imaginait au dix-neuvième siècle. Kerouac fonctionne à partir de deux mémoires comme un computer. Il y a la mémoire morte qui correspond à toute une production romanesque à la recherche du temps perdu:
The Town and the City, Maggie Cassidy, Visions of Gerard, Doctor Sax, Vanité de Duluoz
. Mais l'écrivain américain travaille surtout sur une mémoire vive, que l'on peut transformer sur place. Le travail sur cette mémoire est rendu possible par l'accélération de l'écriture due à l'invention d'une prose de l'instant. La transcription du réel s'effectue dans un court décalage spatio-temporel. Ainsi l'expérience de l'écriture se mêle intimement à l'expérience du vécu, la première ne cessant de redéfinir la seconde, d'entrer en résonance avec. Ce n'est plus une écriture de clerc renonçant à vivre au présent, pour réaffirmer la valeur du passé, mais une écriture séparée du sujet, destinée à lui permettre d'établir une différence, afin qu'il résiste à tous les totalitarismes.
C'est pourquoi cette oeuvre est un échec dans son projet d'établir une diachronie. Il faut y voir davantage un réseau de conduites souterraines sans véritable centre qui permettent d'affranchir les contraintes d'espace et de temps. Etablir l'instantanéité de la communication est l'économie que recherche l'écrivain. Un réseau souterrain projette des relais de communication à la surface par des media tels que l'automobile, le bus, le train, l'argent, la presse, la musique, les modificateurs psychiques, les livres, le cinéma, la radio. Kerouac a lu le livre
Pour comprendre les media
paru en 1964. Mais chronologiquement, il en a anticipé le message. L'instantanéité de son écriture convenait parfaitement à la nouvelle expression dont l'époque avait besoin dès l'après-guerre. La propagande de guerre avait lassé les populations. Le message pour le sens était dépassé, l'évasion primait. Si le média était le message, il importait avant tout de le rénover pour le rendre performant.
Mais Kerouac bouleverse également la nature profonde - traditionnelle - de l'écriture, média froid. Décidant d'écrire comme un musicien de jazz cherche et tient le it, il transforme la chose écrite en un média chaud, à consommer dans l'exaltation, l'instant et la fureur. Et l'effet est parfaitement obtenu puisque Kerouac est un auteur qui se lit à toute vitesse - aucun lecteur ayant apprécié
Sur la route
n'a sans doute mis longtemps à le terminer. La frénésie se communique au lecteur comme un commentaire de speaker de match de coupe du monde de football peut créer un sentiment d'exaltation chez le téléspectateur qui le reçoit.
Sur la route
est ainsi totalement placé sous le signe des media.
Ce sont ces derniers qui ont assuré le succès de l'auteur, en le faisant connaître massivement auprès du jeune public américain, qui s'est reconnu dans cette écriture énergétique, de haute définition, incitant à imiter le narrateur, à se lancer dans l'action plutôt qu'à penser. Le roman est également un véritable carrefour où se croisent et se relaient les media. Le média le plus important est l'automobile. Ainsi
Sur la route
est un festival de marques d'automobiles différentes. L'automobile - les grosses machines des années cinquante - est non seulement un véhicule que l'on peut détourner - "emprunter" à la manière d'un Dean Moriarty, mais aussi utiliser gratuitement en la convoyant ou en transportant un riche client. Il est possible également d'en voler le carburant. Le pilote reste maître du temps qu'il accélère à sa guise. L'automobile est ainsi un média utopique, ce que ne sera ni le train - quoique Kerouac en son temps arrive à l'utiliser sans payer dans la grande tradition des brûleurs de dur, ni surtout l'avion. Kerouac n'aime pas ce dernier média - lors de son dernier voyage à Paris, il manque son avion pour Brest!
L'automobile est un moyen de communication : le conducteur ramasse des gens pour partager l'essence, d'autres font du stop. Ce média propulse en ligne droite des individus, qui ne se connaissent que grâce à ce voyage, à travers une Amérique conçue uniquement comme un réseau de carrefours ne menant nulle part. " Comme en rêve, nous gazions à travers de petites villes-carrefours qui s'amenaient en coup de vent dans l'obscurité et nous passions de longues files de moissonneurs nonchalants et de cow-boys dans la nuit. Nous suivant des yeux, ils nous regardaient filer et, la petite ville passée, de nouveau dans l'obscurité, nous les voyions se claquer les cuisses; notre bande avait une drôle d'allure."
L'alcool est l'autre média omniprésent chez Kerouac. L'automobile transporte physiquement lorsque l'alcool fait voyager l'esprit et surtout circuler la communication. Là encore, toutes les catégories d'alcool sont citées par Kerouac dans ses romans: bière, bourbon, whisky, cognac, vin sucré, Porto, whisky et bière, champagne aux bulles d'argent, etc. Chaque sorte d'alcool a une fonction particulière: le cognac, par exemple remplira le rôle d'une madeleine. Kerouac en boira pour écrire
Satori à Paris
en se rappelant ainsi le climat éthylique parisien. L'alcool établit l'échange de paroles entre les gens : il est le média obligatoire de la communauté blanche américaine. Un ami, c'est un homme avec qui l'on boit. Revoyant son vieil ami Cody pour la première fois vraiment après la sortie de prison de ce dernier, le narrateur ne sait que lui crier à l'oreille : "- Hé, Cody, bois un coup !" L'alcool reste le seul message d'amitié. Dans
Satori à Paris
, l'alcool organise et définit toutes les rencontres entre le narrateur et les autres personnages qui croisent son chemin. Tout d'abord, dans le train qui le mène à Brest après qu'il a raté son avion, le narrateur Jean-Louis Lebris de Kerouac, à la recherche de sa généalogie, fait la rencontre d'un Français du nom de Jean-Marie Noblet :
"Enfin, moi et ce sacré vieux Jean-Marie, on trouve le marchand de boissons; on lui achète deux bouteilles de rosé et on s'assoit par terre un moment; on cause avec un autre gars, et puis on rappelle le garçon quand il repasse devant nous après avoir liquidé presque tout son stock; et on lui en reprend deux; on devient de grands amis, et on regagne à toute vapeur le compartiment, en grande forme, ivres, échevelés. - Et ne croyez pas qu'on s'est pas dit un tas de choses sur notre compte, en français et non en parisien, alors que lui ne parle pas un mot d'anglais." Le canuck étant difficile à suivre pour un Français, on peut soupçonner que le média alcool a favorisé cette amitié de passage. La seconde rencontre importante du roman est celle du narrateur, à Brest, avec celui qu'il suppose être l'un de ses ancêtres : M. Lebris. Il sera associé aux trois verres de cognac - évoqués plus haut - qu'il offre au narrateur. "Vrai, ça me fendait le coeur de quitter ce chevet. En plus, le cognac coulait à flot, comme si je ne pouvais en acheter de ma poche." Toutes les autres rencontres du livre auront lieu avec des gens de passage, dans ces carrefours urbains que sont les bars et les cafés français, autour de l'alcool et de l'argent.
Comme l'alcool, l'argent permet d'entrer en contact avec les autres. A l'intérieur du territoire américain et européen, ne pas en avoir, c'est bien plus que de ne pouvoir rien acheter, c'est être désigné comme exclu, comme différent, de même que de ne pas boire d'alcool vous désigne à la vindicte populaire. Ne pas avoir d'argent, c'est refuser de communiquer normalement. C'est pourquoi il y a une sorte de jouissance qui se crée chez le marginal blanc qui refuse de travailler et de gagner de l'argent. C'est un sentiment aristocratique hérité du dandysme baudelairien - une aristocratie de l'intelligence. Un personnage illustre parfaitement cette attitude, il s'agit du poète Raphaël dans
les Anges vagabonds
qui n'a pas plus d'argent que les autres amis beat du narrateur mais qui ne veut pas non plus vivre misérablement au Mexique. "Seigneur, sanglotait-il, c'est comme un vieux chiffon sale que quelqu'un a utilisé pour essuyer les glaviots dans un urinoir ! Je vais repartir pour New York en avion, je crache sur tout ça ! Je vais aller en ville et m'installer dans une luxueuse chambre d'hôtel pour y attendre mon argent."
Le même Raphaël "plume" le narrateur plus tard à Paris en dépensant cinq mille francs dans une boîte parisienne et en lui laissant l'ardoise. Ce dernier est alors obligé d'aller à Londres demander une avance à son éditeur pour rentrer aux Etats-Unis. "Je suis fou de rage contre Raphaël qui m'a fait claquer tout cet argent et il se remet à m'incendier, je suis un radin qui ne comprend rien." Dans
les Scènes new-yorkaises
, ce personnage revient sous sons nom référentiel, qui n'est autre que Gregory Corso. "Rester au coin de la rue, sans attendre personne, c'est cela la Puissance." Il ne s'agit pas d'une stratégie d'opposition au réel - produire des contre-valeurs définissant une contre-culture - mais de dénégation du réel. Une stratégie des apparences. Elle consiste à ne rien faire, à refuser le partage social du travail, et à vouloir en plus la puissance et l'argent, tout en ne faisant rien pour que cela arrive. Se comporter comme si on avait déjà cet argent et cette gloire, c'est créer un système de signes purement apparents, sans profondeur, sans réalité. C'est définir une participation magique au réel, sans le sérieux - c'est-à-dire un code primitif précis et respecté de tous. L'attitude magique du personnage de Raphaël tient davantage d'une mystification permanente qui permet de jouir à distance d'un consensus social, d'une contestation sensée.
Kerouac n'a pas la même position sur le dollar américain. Il ne s'intéresse tout bonnement pas à un média qui est pourtant l'outil principal - avec l'automobile - du déplacement dans l'Amérique des fifties. Il a totalement désinvesti les valeurs de la petite bourgeoisie américaine. Il voyage sans argent et se débrouille sans trop de problèmes - pratique sociale marginale qu'une société en pleine euphorie de l'expansion peut admettre dans un premier temps, puis récupérer et développer dans un second temps, à l'aide de mass-médias appropriés, pour en tirer du profit. Burroughs signala non sans ironie, que le célèbre roman de Kerouac a fait vendre des millions de Levis et créé des milliers de bars expresso pour servir ceux qui les portent. La mythologie beat qui annonça la renaissance d'une partie de la petite-bourgeoisie américaine désespéra Kerouac qui n'avait pas escompté une telle réussite commerciale et ne se rendait pas compte que les seuls effets pouvant aboutir sont précisément les stéréotypes. Le dépaysement systématique - selon le mot de Max Ernst - qu'il avait tenté d'opérer en tant qu'écrivain pour son lecteur se transformait en mythe collectif. Ce mythe serait exploité en produit de consommation comme un hamburger. Les années cinquante ont en effet révélé que s'il était trivial de vendre des objets, il était beaucoup plus intéressant de vendre des rêves. Le roman de Kerouac annonce la fin le l'ère moderne des marchandises pour l'ère de la création de produits qui laissent au consommateur une interactivité. Ainsi, le vaste mouvement des petites compagnies de charters a mis en difficulté les grosses compagnies dont la stratégie dinosorienne ne permettait plus d'offrir au public qu'un service cher et sans surprise, dénué du "plus" de l'aventure, du risque qui plaît aux jeunes. Le romantisme de l'Ouest exalté par le livre de Kerouac a permis de simuler ce nouveau marché potentiel. Son univers romanesque anticipe les nouveaux espaces marchands ; ses héros sont les ancêtres de toute une généalogie de voyageurs : beatniks, hipsters, hippies, jeunes, définissant des générations de clients, d'acheteurs de rêves. Sans le vouloir, Kerouac a désigné tous les futurs réseaux qu'il sera possible d'investir commercialement : jeunes, marginaux, drogués, artistes de Greenwich Village, public rock, etc. Toutes ces populations ont en commun le besoin postmoderne de s'évader du réel par la consommation de rêves collectifs.
Sal Paradise, le narrateur de
Sur la route
, n'a pas d'identité.
Il n'est rien d'autre qu'un errant, un vagabond volontaire toujours plus en moins à court de dollars mais qui se débrouille quand même pour en avoir assez, pour aller plus loin ou pour revenir. L'argent l'oblige à garder le contact avec Mémère, la mère de l'auteur. C'est elle qui le sauve à chaque fois qu'il se retrouve sans argent à l'autre bout du pays et qui, par la même le contrôle à distance. "J'allai au bureau télégraphique de la gare pour toucher mon mandat de New York. C'était fermé. Je poussai un juron et m'assis sur les marches pour attendre. Le chef de bureau revint et me fit entrer. L'argent était là ; ma tante me sauvait les fesses une fois de plus. "Qui est-ce qui va gagner le Championnat du Monde l'an prochain?" dit le vieil employé décharné. Je compris tout à coup que c'était cuit et que je rentrais à New York."
Kerouac a gardé une dette vis-à-vis de cette mère qui a continué de l'entretenir et de l'héberger à plus de trente ans. Il s'interdisait de prendre un travail régulier. "Quand tu es jeune, tu travailles parce que tu crois que tu as besoin d'argent, quand tu as vieilli, tu sais déjà que la seule chose dont tu aies besoin, c'est la mort, alors, à quoi bon travailler ? D'ailleurs "travailler", c'est toujours faire le travail d'un autre, on coltine les caisses d'un type et on se demande : "Pourquoi il ne se les coltine pas lui-même ?"
Kerouac ne veut pas travailler - plus tard d'ailleurs il ne voudra même plus écrire - écoeuré de la méprise qui s'est développée entre lui et sa mission d'écrivain. Toutefois, il continue jusqu'au bout son métier d'écrivain pour aider sa mère, pour s'acquitter de sa dette, de la promesse qu'il a faite à son père sur son lit de mort. Il écrit ainsi
Vanité de Duluoz
, son dernier roman, pour faire face aux frais médicaux de Mémère, paralysée, invalide, incapable de quitter le lit. "Je me promets de ne plus jamais accepter une journée de "travail" en Amérique, qu'il pleuve ou qu'il vente. Seulement avec ma mère que je dois protéger d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas si facile."
Par le circuit indirect de la dette, le narrateur est ainsi obligé de travailler périodiquement et de fréquenter les autres, de les espionner, tout en achetant du temps pour écrire. Mais quand il a économisé suffisamment d'argent, en étant resté stationné chez sa mère, pendant un hiver ou plus, il retourne vivre la vie libre du vagabondage. Cette stratégie minimaliste suppose de rester de longues périodes retiré du monde des plaisirs et des dépenses. Kerouac valorise donc la solitude - et mieux encore une solitude qui rapporte. Ray Smith,
des Clochards célestes
va travailler comme guetteur - non plus libre bhikkhu (moine errant) - mais en tant que fonctionnaire sur le mont Désolation, à la frontière canadienne. Il tiendra parce que, de son aveu, il est payé pour ça.
Le narrateur de l'oeuvre romanesque ne tient pas le point de vue de l'écrivain. Ce dernier transcrit le monde qui l'entoure d'une manière dynamique. La mythologie beat apporte une nouvelle dimension des échanges relationnelle, culturelle et commerciale fondée sur la circulation de l'information. Mais le narrateur est tourné vers le passé, il refuse les nouvelles valeurs. Pourtant, il exalte la beat generation qui remet en cause radicalement la modernité. Lorsque Kerouac comprend cette contradiction, il individualise son narrateur et tente de couper toutes les communications avec la réalité. Il renonce alors aux médias qui quadrillent déjà la société américaine; en réalité, il ne partage déjà plus aucun consensus avec sa génération, ni avec celles qui vont suivre et caricaturer son exigence de rester un écrivain errant. Plus il y a complexité, plus il y a individualisation et singularisation. Il faut payer le prix en quantité de solitude. On se souvient du mot de Stella Sampas, sa troisième femme le jour de son enterrement : "tellement seul, tellement seul."
Curieux destin que celui de Kerouac qui exalte les media et s'en méfie à l'extrême. Il avoue avoir appris à conduire seulement à vingt-sept ans. De même, il n'aime pas l'avion et, isolé sur une montagne, il refuse d'utiliser la radio conviviale qui permet aux guetteurs, disséminés sur les différents pics de la frontière canadienne, de converser entre eux. "La radio ne me causait pas de souci. Il n'y avait aucun incendie assez proche pour que je le signale avant les autres et je ne participais pas aux conversations entre les guetteurs. On me parachuta deux batteries neuves, mais la mienne était toujours en bon état." Il n'aime guère la télévision. Il évoque dans
Visions de Gérard
sa soeur Nin qui regarde pendant des soirées entières, chez elle, le rance poison de la télévision.
Le narrateur cherche à découvrir puis à s'approprier d'autres media - non destinés à fourbir la culture blanche. Lui-même n'est pas soupçonnable de chercher à vampiriser les cultures et les langages minoritaires. Seul le média argent lui jouera le mauvais tour d'une contradiction insurmontable, qui tient à la nature même de ce média insaisissable, capable de transformer, en une génération, une tribu d'apaches irréductibles en gardiens de musée alcooliques. Au Mexique, Sal Paradise offre le spectacle du yankee bourré de dollars; le décalage du change est tellement favorable à l'impérialisme américain que le marginal, pauvre de ce côté de la frontière, se retrouve dans la peau d'un nanti dès qu'il a franchi la douane mexicaine. Sal et sa bande partent à l'assaut des bordels mexicains dans la grande tradition hussarde. "On vit de grandes piles de pesos sur une table et on apprit qu'il en fallait huit pour faire un dollar américain, ou à peu près. On changea le plus clair de notre argent et on bourra nos poches de gros rouleaux avec délice."
Cette vision magique du Mexique appartient au roman
Sur la route
.
Par la suite, le narrateur ne se conduira plus jamais en conquérant. Il considère le Mexique comme l'anti-Amérique, la place où il peut se recueillir dans la solitude pour écrire et travailler la langue de la poésie. Il a écrit dans ce pays ses deux meilleurs recueils de poèmes, regroupés sous le titre de Mexico City Blues, sur la terrasse d'un vieux drogué à qui il portait assistance le jour. La nuit, le toit lui appartenait en propre. Il la passait à écrire des poèmes et des blues à la lueur d'une bougie. Le Mexique est devenu une terre d'asile, avec la seule profondeur de sa nudité, sa gentillesse et son innocence, pays où la naissance et la mort paraissent quand même valoir le coup.
L'écrivain cherche au Mexique un différend à l'Amérique moderne, têtes lugubres et cheveux en brosse dans des Pontiac. Ce pays devient alors le média où inscrire sa différence. On y trouve un territoire imaginaire, une cité de la nuit imaginaire, une ville souterraine, "gaie, excitante, surtout à quatre heures de l'après-midi quand les orages d'été font se hâter les gens sur les trottoirs miroitants où se reflètent le bleu et le rose des rampes de néon, les pieds des Indiens qui détalent, les bus, les imperméables, les petites épiceries, les échoppes de cordonniers humides et froides, la douce allégresse des voix des femmes et des enfants, la grave animation des hommes (qui on encore l'air d'Aztèques)."
Sur la route, malgré le romantisme de l'Ouest dont il est affecté, est sauvé par son parti pris d'échapper à la culture américaine des années cinquante. Le voyage au Mexique est l'occasion de régler son compte à l'idéologie graisseuse, vocable yankee qui désigne de manière méprisante la culture hispano-américaine. "Imagine toutes les histoires idiotes qu'on lit sur le gringo assoupi et toute cette merde dont on emmerde les graisseux et apparentés, alors qu'en vérité les gens d'ici sont droits et bons et ne feraient pas de mal à une mouche." Kerouac dénonce la soi-disant violence mexicaine - syndrome sécuritaire WASP - et toutes les idioties qu'ont pu écrire les écrivains de Hollywood, ou ceux qui sont allés au Mexique pour être violents. Ces mêmes Américains viennent au Mexique pour se battre et ils dénoncent ensuite la "violence mexicaine"!
Kerouac privilégie un temps les media minoritaires, en tout premier lieu, la marijuana, l'opium. D'alcoolique normatif, il devient chucharro, fumeur de marijuana. Utilisant le média marijuana, le narrateur du Vagabond solitaire établit une communication avec le Mexicain Enrique, comme s'il était son frère. Il devient l'étrange Américain avec son sac de marin, cabeza (une tête), et aussi chucharro. Il se fait également accepter du Roi, le docteur-sorcier du village mexicain d' Enrique. Quant à ce dernier, il devient le frère du narrateur. "Mais, bvbvouou !" (il pointe son index vers moi et dit "vous" avec l'accent mexicain) "et moi!" (il se montre du doigt) "nous, ça va" Il voulait être mon guide dans ce grand voyage à travers les espaces continentaux du Mexique - il connaissait quelques mots d'anglais, et il essayait de me faire sentir la grandeur épique de son pays. Naturellement, j'étais tout à fait d'accord avec lui. - " Tu vois", avait-il dit en montrant des chaînes de montagnes au loin. "Mehico". "
Le narrateur prend de la marijuana pour entrer en contact avec la culture mexicaine, car lui-même ne supporte pas bien la drogue. Les drogues mexicaines, à la différence de l'alcool, déterritorialisent le narrateur, elles l'obligent à retourner son intérieur en extérieur, à exhiber publiquement et sans violence son propre sous-développement, ce que David Cooper nomme si bien le troisième monde intime de chacun. Quoi de plus parlant que cette scène du Fellah du Mexique où le narrateur, après avoir fumé de l'opium, est sacrifié publiquement. "Et quand je voulus satisfaire un besoin naturel, on m'amena à un antique siège de pierre qui dominait tout le village comme un trône de roi, et je dus m'asseoir là, en plein air, à la vue de tous - les mères passaient en souriant poliment, les enfants me regardaient de leurs yeux écarquillés, les doigts dans la bouche, et les jeunes filles chantonnaient en vaquant à leurs occupations."
Kerouac annonce d'ailleurs dans cette nouvelle la suite du destin pitoyable qui l'attend : une assimilation yankee comparable à celle de Geronimo, continuant certes à résister - gagnant de l'argent en vendant des colifichets, des légendes ou des mémoires - mais définitivement parqué quelque part sur le continent nord-américain, atteint par le désespoir profond et infini qui attend tout prisonnier de guerre. Et Jack Kerouac sera lui aussi prisonnier de guerre - coincé dans le camp de tous les réfugiés de la réalité. "Je n'ai jamais revu Enrique après Mexico, je n'avais plus un rotin et il fallait que je reste coucher sur le divan de William Seward Burroughs. Et Burroughs ne voulait pas d'Enrique. "Reste pas avec ces Mexicains, tous une bande d'escrocs." J'ai encore la patte de lapin qu'Enrique m'a donnée en me quittant." Il n'y a pas une remarque plus triste dans l'oeuvre de Kerouac. C'est le constat de l'abandon de la fuite de l'univers yankee qu'il a tant recherchée, l'annonce de la capitulation, de l'aberration finale.
Ce retour du Mexique est un repli d'autant plus douloureux qu'il contredit le mouvement d'échappée qui était la raison de vivre de Jack Kerouac. Sortir de New York était un mouvement de libération de l'imagination ; il permettait à l'écrivain de soulever le couvercle de la boîte à Pandore de l'écriture. Kerouac sortait alors littéralement de sa condition d'assimilé américain. Le retour de l'écrivain vers la maison de Mémère s'est toujours effectué vers la droite, preuve que ce mouvement porte en soi une certaine fatigue et que son but est le repos. Kerouac peut être comparé à Don Quichotte, voyageant perpétuellement sur les routes de l'Amérique, encombré de l'armure rouillée et escarpée de la littérature mondiale, fuyant cette Amérique "bâtie sur la paranoïa, par des hommes qui se jugeaient supérieurs au lot commun, qui négligeaient l'ignominie de la mort, observaient les mystères mais ne se sentaient nullement amoindris par eux, qui ne s'arrêtaient jamais à considérer la vanité de leurs rêves et qui, logiques avec eux-mêmes, les traduisaient en actes."
Kerouac est essentiellement novateur dans sa manière d'appréhender l'écriture comme un média et non comme un art. C'est pourquoi il déclare que la peinture l'ennuie car il faut toute une vie pour apprendre à peindre. Il s'est préoccupé d'inventer une écriture capable de rendre compte de l'accélération du temps, une écriture de la communication immédiate. Ce souci d'établir une écriture vive définit l'esthétique de la prose de l'instant. Kerouac utilise pour arriver à ses fins le média magnétophone, lorsqu'il élabore la nouvelle
Le monde des trains
, ou le récit
Visions de Cody
. A cette époque, Kerouac et Cassady enregistrent leurs rapides conversations et ils préfèrent écouter les enregistrements plutôt que de les retranscrire. Kerouac est exaspéré par la lenteur du média écriture, d'où sa volonté d'écrire vite et de pouvoir également être lu rapidement.
Kerouac est également sensible au média musique ; les sonorités du réel retraduites en sonorités de langage lorsqu'il écrit ses poèmes. Quant au média néon - le message électrique des années cinquante - il est mythifié dans
Sur la route
avant de devenir le symbole du dégoût de l'écrivain pour la toute puissance du commerce et de devenir l'éclairage de
la Chute Américaine
.
L'attitude de Kerouac à l'égard des media est donc aussi contradictoire que sa recherche philosophique. Il anticipe le développement extraordinaire qui sera le leur dès le milieu des années cinquante ; il réforme les techniques narratives pour qu'elles suivent cette révolution de la communication qui explosera dans les années soixante. Pourtant, parallèlement, il continue d'entretenir une vision romantico-mystique de l'écriture, grattant à la lueur d'une bougie sur des carnets de voyage, suspectant l'informatique s'enfermant d'une certaine manière dans cette littérature dont il se méfiait tant autrefois.
FIN