De
temps en temps je vais faire un tour dans la salle de bain pour me rafraîchir,
puis un détour par la cuisine où j’avale avidement de grands verres d’eau glacée. Un truc à attraper la chiasse, tant
pis ! Tout mon corps réclame de l’eau. Je fais la navette entre ma
machine à écrire et le lavabo, me traînant de l’un à l’autre.
Je
branche la radio, en sourdine, car par cette chaleur j’ai l’impression que
ma tête va exploser. L’animateur de la station FM, assommé par la canicule
lui aussi, passe de la musique douce. Cool ! Les mecs ! T’as raison
mon pote, nous casse pas les oreilles.
J’allume
une Camel, la cigarette me laisse un goût infâme dans la gorge. Je l’écrase
aussitôt dans le cendrier presque plein. Mon roman n’avance pas, déjà trois
fois que je remanie le même passage. J’ai l’esprit brouillé.
Et
s’il n’y avait que la canicule, mais nous sommes le treize juillet, demain
c’est la fête nationale. Ce soir, les bals de quartier vont faire transpirer
un peu plus les midinettes et les buvettes vont énerver leurs cavaliers.
Pour l’instant ce sont les gamins qui commencent à commémorer l’anniversaire
de la révolution française. Les pétards claquent sous mes fenêtres, couvrant
les piaillements des enfants. Quelle plaie ces fêtes populaires. J’ai horreur
des réjouissances qui tombent à date fixe, Noël, Jour de l’an etc… Ces jours
là il faut s’amuser impérativement, sinon on passe pour un mauvais coucheur,
un empêcheur de danser en rond.
Malgré
les fenêtres closes, les explosions me vrillent les tempes. Je les tuerai
ces gosses !
« Pan ! »
Un dernier pétard, puis le calme. Pendant de longues minutes, un silence
pesant s’installe dans le quartier. Bienvenu mon gars ! Et surtout
ne bouge plus d’où tu es.
La
trêve n’aura pas duré, la pétarade a cessé, remplacée par les cris et les
pleurs. Une voiture de police, toutes sirènes hurlantes surgit et se gare
un peu plus loin.
De
ma place, devant ma machine, je ne vois rien, pourtant je sens une agitation
inhabituelle dans l’immeuble. Des cavalcades dans les escaliers, des volets
qui s’ouvrent, des gens qui crient.
D’autres
sirènes s’approchent, police et ambulance mêlées. Ca discute ferme dans
la rue, on s’énerve. Cris divers, coups de sifflets, il a du se passer quelque
chose.
Qu’est-ce
qui se passe ? J’ouvre la fenêtre et les persiennes, une bouffée de
chaleur me saute au visage. D’où je suis placé, je perçois mieux la situation.
La police a barré la route à ses deux extrémités. A une trentaine de mètres
en diagonale de mes fenêtres, des ambulanciers déposent un corps, pas bien
grand, sur un brancard avant de l’embarquer dans leur fourgon. La voiture
démarre en trombe, gyrophare en action.
La
police reste sur les lieux, inscrivant à la craie, de mystérieuses marques
sur les trottoir après avoir fait un relevé typographique au moyen d’un
décamètre. Les chemises bleues, plus foncées sous les bras et dans le dos,
accusent la sueur. Un flic retire son képi et s’éponge le front avec son
mouchoir tout fripé.
La
foule, lentement se délite et chacun regagne son logis, dans un des bâtiments
de la cité. J’écoute les conversations des gens qui passent sous mes fenêtres.
- Un gamin de dix ans, pas plus.
- Une balle en pleine tête …
- On ne sait pas qui a tiré, paraît que le gamin faisait trop de bruit avec ses pétards.
- C’est pas une raison !… C’est toujours nous les arabes qui trinquons !
Oui
et non.
Ici
c’est l’arabe qui dérouille, là-bas le juif, plus loin l’antillais ou l’africain.
C’est la minorité qui paie. Et qu’est-ce qu’elle paie ? Le mal de vivre
de la majorité, qui forte de son bon droit « puisqu’on est la majorité »,
rejette sur les autres ses peurs et ses fantasmes.
Les
« autres », sale tribu que ces oiseaux-là. Si tu en fais partie
, tu es vite repéré, inscrit sur la liste noire. Si tu croises le gros Roger
avec bobonne, les mômes et le chien, tu as intérêt à changer de trottoir.
Rien que de te voir, ils sont choqués, tu offusques leur dignité. Remarque,
c’est pas parce que tu es arabe. Pas seulement, disons. C’est parce que
tu n’es pas comme eux, c’est tout. Sous le panneau « les autres »,
on trouve les étrangers (de couleur, comme on dit pudiquement), les jeunes,
les homosexuels, les mecs en moto, les SDF, les chômeurs … j’arrête la liste.
Tu as compris. Pour la majorité, c’est noir ou blanc (c’est le cas de le
dire !), le gris n’existe pas, ça compliquerait trop les choses et
ce qui est compliqué est louche. Sachant que ce qui est louche est dangereux,
évidemment on a peur de ce qui est dangereux.
Résultat,
la majorité a peur des « autres ».
Trêve
de jacasseries inutiles, tout cela c’est de la parlotte, le concret c’est
qu’il y a un cadavre sous ma fenêtre. Un gosse de la tribu des « autres »,
flingué par un taré du genre bacchantes-pastis. Vue la configuration des
lieux, le tireur habite mon immeuble. Mon escalier ou bien l’un des deux
suivants. Huit étages, deux appartements donnant de ce côté, faites le calcul
du nombre de suspects.
En
bas, dans la rue, les voitures de presse ont remplacé les ambulances. Entre
les flics et les journaleux, ça va être la valse des questions.
Je
referme persiennes et croisées. Le thermomètre en a profité pour grimper
de quatre ou cinq degrés, c’est l’étuve, tranquille et gluante. Mon manuscrit
repose près de la machine à écrire, profitant de son exemple, je vais m’étendre
sur mon lit tiède.
Plus loin, dans le même bâtiment.
- Chéri ! C’est moi !
Une
femme entre deux âges rentre chez elle. Un sac à main et un cabas à provisions
lui encombrent les bras, du pied elle repousse la porte qui claque et raisonne
dans la cage d’escalier.
- Tu pourrais venir m’aider, je suis chargée. Avec cette chaleur, je suis crevée, j’ai fais vingt minutes de queue à la caisse du SUMA. Des portos ou je ne sais quoi, qui s’engueulaient avec la fille à la caisse. Pffff … ! Tu m’entends ?
La
femme se dirige vers la cuisine et pose sur la table ses sacs et ses clés.
Elle s’assoit et retire ses chaussures fatiguées.
- J’ai pris l’ascenseur avec la mère Mathoux, il paraît qu’un môme s’est fait tué tantôt. T’es au courant ….? Un marocain, il paraît. Lucien, tu m’écoutes ?
Elle
se lève péniblement.
- Où t’es Lulu ?
Ses
pieds nus laissent des empreintes humides sur le dallage de la cuisine.
Une bretelle de sa robe d’été a glissé sur son épaule.
- Ben, Lulu ! Qu’est-ce t’as ?
Dans
la chambre, un homme est étendu sur le lit. En pantalon de survêtement et
maillot de corps gris de sueur séchée, il repose immobile sur le dos, fixant
le plafond de ses yeux grands ouverts.
- Lucien, parle-moi ! T’es malade ?
La
femme s’affole, elle court vers son mari, prend sa tête dans ses bras, le
secoue pour le réveiller. L’homme la regarde de son œil éteint, aucune expression
ne se lit sur son visage. Il est là, prostré dans les bras de sa femme.
- T’as pris chaud, c’est ça. T’es sorti, t’as pris un coup de soleil. Attends mon Lulu, je vais te soigner.
Elle
s’éloigne vers la salle de bain et en revient avec un gant de toilette humide
qu’elle passe sur le front de son homme.
- Ca va mieux, hein ? Tu veux boire quelque chose, une bière bien fraîche ?
- Non, merci …
- T’as eu un coup de fatigue, c’est pas bien grave.
- Non, c’est pas ça.
- Mais si, t’as été pointer à l’ANPE ce tantôt, t’as pris le car en bas de la ZUP, où l’arrêt est en plein à découvert. Avec ce soleil de plomb, inutile de chercher plus loin.
- Mais non Louise … j’ai fait une connerie …
-
Lucien
s’est redressé sur son lit, il tripote son gant de toilette, ne sachant
qu’en faire.
- T’as été jouer aux cartes au troquet et t’as perdu ! C’est malin ! C’est une belle connerie en effet. Pendant que je me décarcasse à l’usine pour ramener une paie minable, monsieur va au café dépenser mon argent !
- Merde ! Merde ! Merde ! Tu vas la boucler cinq minutes et me laisser parler.
L’homme
s’est levé maintenant et arpente la pièce à longues enjambées. Son ventre
bedonnant ballote dans le pantalon de coton lâche. De sa grosse main caleuse,
il ramène ses rares mèches de cheveux sur son front luisant de sueur.
- C’est moi Louise, t’entends ! C’est moi !
- Quoi, c’est toi … ?
- Le gosse, c’est moi !
- Hein ?
- L’arabe, je l’ai flingué. J’en pouvais plus moi, ces petits cons, toute la journée, avec leurs pétards et cette putain de chaleur… Le matin déjà, je les avais prévenus, mais tu les connais… ils s’en foutent.
Louise
s’est laissée tomber sur une chaise de la salle, hébétée, elle regarde son
mari, incapable de réagir.
- Je suis passé à l’agence pour l’emploi, ils avaient rien pour moi, comme d’habitude. Du coup, j’ai été boire une bière et je suis rentré.
Sur
sa chaise, Louise pleure, sans bruit. De temps en temps, d’un revers de
la main, elle essuie une larme mêlée de transpiration. Son Rimel a coulé
et sans s’en rendre compte, elle s’en barbouille le visage. D’un coup elle
a pris dix ans.
- En rentrant, j’ai croisé le Jeannot en bas. Il m’a dit de monter prendre un verre. Par cette chaleur, c’était pas de refus, hein ?
Louise
hoche la tête machinalement.
- On a bu une mousse, p’t’être deux … on a causé … et puis je suis rentré. J’avais de plus en plus chaud, j’étais énervé par cette histoire d’ANPE.
Louise
renifle un bon coup.
-
Fallait t’étendre un moment, ça t’aurait calmé. Tu sais comment qu’t’es,
tu t’énerves vite.
-
Mais je me suis couché. Et voilà ces cons avec leurs pétards qui remettent
ça. Je bouillais sur mon matelas.
Ca a bien duré une demi-heure leurs conneries de merde ! Et c’est là
…
Lucien
s’écroule en sanglots. Ils sont assis, côte à côte, autour de la table de
la salle à manger. Leurs pleurs souillent la toile cirée.
- Alors je me suis levé, j’ai pris mon fusil de chasse…
- J’te l’avais bien dis que j’en voulais pas à la maison ! Personne m’écoute ici !
- J’lai chargé n’importe comment… J’sais même pas ce que j’ai mis comme cartouche… J’ai été à la fenêtre et j’ai tiré dans le tas. J’voulais leur faire peur, c’est tout ! J’ai tiré au-dessus de leurs têtes, je sais plus…
- Oh ! Mon dieu !
- La détonation m’a réveillé. J’ai réalisé, j’ai lâché le fusil et j’ai refermé la fenêtre. Après, j’ai regardé dehors… et j’ai vu le gosse, écroulé dans le caniveau… j’me suis effondré sur notre lit … et c’est tout. T’es arrivée.
La soirée se radine, tranquille
et fraîche comme on l’aime. Il est vingt heures, le Journal Télévisé commence,
toutes les télés de la cité sont d’accord là-dessus, harmonie des programmes.
Je me lève, ouvre les fenêtres. Un doux courant d’air ranime la maison.
J’écoute les infos sur le poste du voisin, le son suffit, les images je
les ai déjà vues d’autres fois : les attentats avec les vitres cassées
et les victimes étendues sur le sol, les guerres avec les gamins Iraniens
et les femmes en battle-dress en Israël, les grèves et leurs défilés leaders
en tête et porte-voix, le Tour de France, arrivée au sprint interview-scoop
du malheureux vainqueur agonisant après l’effort…Tout ça, c’est du déjà
vu. Il suffit de changer les noms propres de temps en temps. Sans se gourer
bien entendu. Hinault et Deferre se sont rencontrés à
l’Elysées,
Chirac gagne l’étape de montagne et arrive seul à l’Alpe d’Huez tout sourire,
le CNPF qui compare l’ASALA à l’IRA demande à la CEE de prendre des mesures…
Un puzzle en somme. Quand chaque pièce est à sa place, on a l’image.
Tout
en écoutant d’une oreille distraite les nouvelles du jour, je prépare ma
petite gamelle, salade de tomates-maïs et fromage (pour les fanas du texte
précis !). Et attention, eau fraîche à
Volonté !
Je me demande ce qu’il peut bien bouffer l’autre. Le tireur masqué. Ca lui
a peut-être pas coupé l’appétit, au contraire, va savoir.
-
Tiens,
remplis mon assiette, cette partie de chasse à l’affût, ça m’a creusé.
-
Brigand !
va ! Toujours à plaisanter.
Je
déconne, il doit être emmerdé ce salaud. Ne serait-ce que pour lui, il doit
craindre pour ses plumes. Ca va lui travailler les boyaux et comme il fait
chaud en plus, la châsse d’eau va fonctionner. Moi, je serais flic, je posterais
un homme près des colonnes d’évacuation des eaux et au SUMA, au rayon papier-cul !
Dès qu’il y en a un qui tire trop sur la chaîne, ou qui revient du super-marché
avec ses cinq cartouches de Trèfle double épaisseur, crac ! Je l’alpague !
Mais comme dirait ma boulangère, la police maintenant…
Bon,
moi j’ai fini de clapper et je vais me fumer un clope, accoudé à la rambarde
du balcon. Une soirée calme malgré la cacophonie des télés, les bruits de
vaisselle qu’on range et dérange, les engueulades, les chiards qui braillent
(et les aveugles qui chient), les portes qui claquent à cause des courants
d’air. Tout irait bien, si une camionnette de police, stationnée dans la
rue, n’était là pour nous rappeler le drame récent.
A
mon tour j’allume le petit écran. Le film se termine, comme on s’y attendait
les méchants sont punis et les bons récompensés.
A quelques mètres de là,
un homme en survêtement et maillot de corps, charge son fusil, minutieusement
et pour la dernière fois, d’une seule cartouche …
Juillet 1983
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...intéressant... ambiance pesante bien sentie...à la porte d'à coté tout les drames s'y jouent...