Bret Easton Ellis
La littérature au minimum
En quatre romans décapants, Bret Easton Ellis explore des vies minimales : sexe, drogue et rock n roll...
Le hasard des commentaires qui se croisent fait bien les choses puisquil permet den redire. Ainsi du mot " minimaliste ", qui nen finit pas de sappliquer à certaines littératures, non pas tant soucieux dexprimer une réalité quelconque que daffirmer une tendance, en plus de celle qui se pique de globaliser et denserrer ce quon voudrait disparate ou délétère. Lironie du mot et du sort veut ainsi quon alourdisse le prétendu minimal dun " isme " sans même se rendre compte dune telle gageure en plus des nombreuses erreurs que lon est alors amené à commettre... Car du " minimal " dont on fait ses choux gras, lon oublie trop souvent les diverses acceptions, et ce au profit didéaux tronqués quil serait pourtant bon de rétablir dans leur sens. Avec un tel adjectif, avant même de prétendre à le substantiver, il faut ainsi dégager et léchelle du propos et sa valeur. Quest-ce à dire? Quau delà des modes et autres amours de léphémère, il faut distinguer linfime et le piètre. La taille et le poids si lon veut, mais dune manière à la fois indissociable et différente.
Ces soucis un brin philologiques pour mieux se pencher sur la réhabilitation dont linfime et le minuscule semblent être les victimes malgré eux. En 1997, un certain Philippe Delerm nous livrait La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Et la N.R.F. notamment de senflammer et dinstaurer le label " moins-que-rien " en guise dintronisation et dhommage appuyé. Au delà de ces traditionnelles affaires dadoubements commerciaux, ce qui parut ennuyeux fut bel et bien la consécration de la chose en tendance, voire en courant, une telle pompe incitant forcément à la remarque. En effet, du " mensonge "dune gorgée de porto, à la vocation soudain révélée pour tout un chacun dêtre " le sourcier des rites minuscules ", entre petits pois et gâteau du dimanche, il ne nous semble pas y avoir une soudaine nouveauté. Une telle propension à déifier lépithète morale ou à prêter dédifiantes vertus denvoûtement au réel est inéligible depuis la madeleine, la serviette empesée ou la haie daubépines de Tansonville... Méchants ou rimbaldiens par défaut, nous dirions peut-être que le monde, si tant est quil ait une âme et un corps, nous rirait sans doute au nez, cet appendice même que nous laissons trop facilement traîner sur dillusoires senteurs... Car ces avatars dancienne poésie ont de quoi nous lasser, pauvres et fiers amoraux que nous sommes devenus. A chercher lintimité du minuscule, du petit, nous semblons alors avouer implicitement et hypocritement leur invisibilité. Non, à lheure des télescopes spatiaux et autres microscopes acérés, il nous faut oublier lantique ciron et courageusement reconnaître non pas la mort du poème et du cur des choses, mais plutôt son repli en des sphères plus lucides et sombres quinvisibles. Les délices de linstant et du moment présent font le commentaire trop sirupeux et justement trop délicieux adjectif mondain sil en est pour valoir autre chose quune certaine ironie et un non moins certain refus.
Ce minimalisme de bénitier ne saurait alors nous faire oublier une autre de ses réalités sensibles : à sapprocher du rien, il sen dégage une part non plus de magie béate mais bien deffroi glacé. Et quà chercher le minimal, lon se frotte à lidée même de la distance et du lointain. Traquer limage dune étoile, si petite soit elle au regard, nous ramène à la seule vérité de son incommensurable distance. Ainsi la physique des kilomètres se transforme-t-elle en regard sur nous mêmes, et la condescendance provinciale sur le presque-rien en métaphysique salutaire et corrosive. Leçon des plus modernes sil en est, et que le romancier américain Bret Easton Ellis développe quant à lui magistralement dans ses romans, ceux-là mêmes que Michel Braudeau cite comme " nouveaux minimalistes " dans la préface à American Psycho. Les étoiles, les microbes, les particules élémentaires de cet auteur sont généralement une bande de personnages jeunes et riches au point de nen pas même crever , étudiants ou travailleurs sans quil y ait dailleurs une distinction entre ces termes, et dont lunivers se résume à sortir dans les endroits branchés, à regarder des chaînes insipides à la télé, à se droguer et à ne rien faire, sinon à se préoccuper obscurément de ne pas déroger à un tel ordre des choses. Le tout sur fond dAmérique des années 80, entre MTV et républicanisme triomphant. Ce sont des histoires de riches qui ne font rien, avec une filiation discrète à F.S. Fitzgerald et W. Burroughs. De ces deux pères possibles, Ellis a ainsi pu retenir non pas le parfum dépoque et la poésie dune certaine douceur de vivre riche, mais plutôt ce que cette dernière recèle en suffisance danxiété et déphémère pour générer le morbide dune rêverie et le désespérant dune quelconque jalousie. Car nulle part plus quen Amérique largent et la richesse ne sont devenus autant un symbole et une réalité matérielle, qui permettent précisément de fournir le matériau narratif propre à décrire, à travers leur omniprésence et leur figure abstraite, la brutalité immédiate dun monde dapparence seule et de vanité contagieuse. Un monde où rien nexiste de sensible, hormis le constat froid et sans bornes de figures et dinstants vertigineusement plats. Le paradoxe de cette vacuité, de ces gens et instants " moins que zéro ", est bien leur caractère réel, infiniment réel, sans la moindre part dimaginaire et de fantasme. Ces personnages transmettent ironiquement labsurde des valeurs méritoires américaines et brocardent, lair de rien, la tendance inepte dune société du " Dis moi combien tu vaux, je te dirai qui tu es "... Ainsi, dans American Psycho, le narrateur est un yuppie comme les autres, riche et con, narcissique et vain comme tous ses collègues. Cest aussi un serial-killer. Le plus affreux qui a peut-être jamais été imaginé. Car sans psychologie, simple ou complexe. Sans motivations précises. Pour lui, la souffrance inimaginable quil inflige à des dizaines dinconnus ne lui importe pas tant dans son assouvissement que dans sa production, cest à dire dans le schéma de lecture-du-monde quelle implique, dans sa fonction qui consiste à arracher quelque chose à luniverselle vacuité. En apparaissant dans son seul geste et non comme un but en soi, la cruauté du personnage de Patrick Bateman fonctionne allégoriquement comme un dépeçage des valeurs et un curetage idéologique. Ce triomphe impuni du minimal en fait son scandale et son succès. Dans le parfum mondain et froid dune ambiance nihiliste qui signore et sétale impunément, les rencontres seffritent sans regrets ni remords particuliers, au rythme des bitures et des speed, dans le sourire goguenard et idiot à la fois de personnages qui nont jamais entendu parler de James Dean ou de Kerouac. Génération X, foutue, bof... et le rock n roll, réduit à une simple interjection, lui aussi ne veut plus rien dire. Ce qui permet enfin au mythe de séclipser, avec la nostalgie vaguement affirmée dune époque, sans quil soit même possible de reparler de Lattrappe-coeurs de Salinger sauf à vaguement se demander sil sagit dun groupe à la mode ou dune émission sur MTV...
Ainsi, de ce minimal-là, de cet univers où ce que lon désire, entre deux prises de conscience et quelques fixes, est " quelque chose à perdre " et " le besoin de voir le pire ", sextrait le sentiment maladroit et nauséeux dune lecture nous renvoyant à nos errances secrètes et nos petites vanités. Aucune édification, certes, à lire Bret Easton Ellis, mais une sorte de spleen moderne, un mal non pas du siècle, mais du temps : le nôtre, sans majuscule ni partage, minimal, dans le déroulement intime de notre vie au monde et des instants parfois aveuglants dabsurdité qui nous étouffent sans pour autant nous empêcher de respirer et de sourire, et davancer, et dêtre à la fois et le rouage et lengrenage.